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4 mars 2018 7 04 /03 /mars /2018 05:55

Pour construire des barrages hydrauliques, on a parfois évacué des hameaux, des villages dont les habitants ont été relogés ailleurs, avant d’inonder les terres disponibles. Quand, autour de 1970, a été décidée la création de l’aéroport de Roissy, il fallait libérer beaucoup d’espace. C’est ainsi qu’à Goussainville, vers l’extrémité des pistes, fut condamné le Vieux Pays, la partie ancienne de cette commune. Depuis l’arrivée du chemin de fer, le centre-ville s’était déjà déplacé. Les maisons furent murées, pour la plupart. Mais l’église Saint-Pierre-Saint-Paul étant classée Monument historique, il fut impossible de détruire les habitations. Quelques personnes restèrent y vivre. La demeure seigneuriale abandonnée ne fut bientôt plus qu’une ruine. Faute d’entretien, l’église se dégradait. Néanmoins, le Vieux Pays n’était pas totalement mort.

Pasdeloup Meunier s’est installé là, rue Brûlée, en 1995, voilà une vingtaine d’années. Il a maintenant soixante-sept ans, mais garde ses qualités athlétiques. Avec ses yeux vairons et sa carrure sportive, il ne manque pas de succès féminins. Il aurait dû porter un prénom allemand, mais c’est Pasdeloup qui s’est imposé. Fils d’un notaire proche de la diaspora israélite, il tomba amoureux d’une étudiante juive. Mais en juin 1973, Jeanne et sa famille moururent quand un Tupolev s’écrasa sur leur maison. Pasdeloup aurait pu tourner la page et mener une vie plutôt oisive. S’engageant dans l’armée, il suivit une formation militaire aux explosifs. Avec son ami Douze, ils devinrent démineurs, leurs missions les menant de Beyrouth au Rwanda, toujours au cœur du danger. Pasdeloup était alors surnommé Husky, autant pour ses yeux vairons que pour sa bravoure.

Dès son arrivée au Vieux Pays de Goussainville, il initia les réparations urgentes de l’église, sans l’autorisation de la mairie ni des curés locaux. Il engagea aussi Maria, employée de maison encore à son service, avec laquelle il pratique ce parler cash qui lui est propre. Il s’est approprié le périmètre autour de chez lui, de l’église à l’ancien château, incluant le cimetière et la bâtisse où il habite. Pas question que des voleurs gitans ou des dealers y pénètrent, y cachent leur butin ou leur drogue. Car c’est la crypte et les souterrains de la zone en question, dont Pasdeloup se veut le maître. Il garde à l’œil Abdel Zayed, un voyou traficoteur rôdant trop souvent sur son domaine. Concernant Nuri Duval, qui exploite un dojo, et sa mère Fatiha Hamza, il observe une sorte de statu-quo, ni proche, ni hostile. Il compte d’autres amis ici, dont un couple de libraires et un marginal réglo, le Russe.

Pasdeloup sympathise avec le métis Antoine, cascadeur dans un parc de loisirs ayant perdu confiance en lui-même depuis des problèmes de santé. Il sent une volonté chez le jeune homme, une capacité à recouvrer ses forces, aussi décide-t-il de le soutenir. Quant au cancer qui emporte Catherine, la libraire, il ne peut rien y faire. Par ailleurs, Pasdeloup est toujours resté en contact avec ses amis d’Israël, avec lesquels il a partagé certaines valeurs. S’il veille sur son territoire, les attentats terroristes qui frappent la France ne le laissent pas insensible. Les explosifs, ça le connaît, et certains engins peuvent s’avérer encore plus destructeurs que ceux utilisés par les kamikazes islamistes. Le policier Rafaron (dit Ronron) ferme amicalement les yeux sur les méthodes de Pasdeloup, jusqu’à là. Mais l’ex-baroudeur va peut-être devoir passer à la vitesse supérieure…

Jean-Pierre Rumeau : Le vieux pays (Albin Michel, 2018)

[Abdel] n’est pas près d’oublier la terreur qui l’a saisi à quinze mètres sous terre quand il a entendu un cri de guerre et que les détonations ont commencé à éclater. Un bruit d’enfer et des balles qui sifflaient dans tous les sens en ricochant sur les pierres. Ensuite un grand silence suivi de la grenade lacrymogène. Ils s’étaient tous retrouvés dehors en pleine nuit, à quatre pattes dans l’herbe, hoquetant et vomissant à cause du gaz et de la peur. Pasdeloup les attendait avec un pistolet qui pendait au bout de son bras ballant. Il avait ôté ses bouchons d’oreilles et les avaient fait s’allonger à plat ventre. Il les avait fouillés, leur avait demandé leurs noms d’une voix sourde, cassée. Après, il leur avait juste dit :
— Ne revenez plus.

Voilà un roman qui suscite des sentiments contrastés, une impression très positive pour l’essentiel, avec quelques éléments pouvant heurter. L’univers de Pasdeloup Meunier, c’est à la fois le calme et la tempête, la recherche d’une sérénité et le besoin de combattre. Le héros exprime globalement un cynisme dérangeant, confinant à la supériorité méprisante. Ça s’explique par son expérience de la vie, puisqu’il a vécu des drames et traversé des épisodes à hauts risques. Il s’est forgé un caractère dur, sévère envers les autres comme pour lui-même. Il exclut l’émotion et la tendresse, mais il est capable de bienveillance. Il jette un regard froid sur le monde, ce qui n’interdit pas une bonne dose d’humanité. Un personnage sûr de lui, de ses actes. Le temps de la vengeance est passé pour Pasdeloup, pas celui de la violence. D’autant que notre époque est hantée par un regain de haine.

La grande trouvaille de cette histoire, c’est son décor… un village fantôme. À Goussainville, aux abords des pistes de Roissy, ce Vieux Pays existe réellement. Avec sa bouquinerie, son église classée, ses ruines du château et ses quelques habitants. Un drôle de royaume dans lequel Pasdeloup Meunier agit à sa guise, quelque peu protégé par son statut d’ancien militaire ayant fait ses preuves. La fiction s’appuie sur un site singulier, quasi-déserté, qui n’attire sûrement que quelques curieux. Un lieu à la fois vide et bruyant, survolé par les avions de l’aéroport voisin. Le but du héros n’est nullement de lui redonner vie, mais d’en faire son quartier-général privatif. Et, au final, d’y mener sa guerre, s’il s’y présente des ennemis. Un roman percutant, à l’écriture précise, autour d’un personnage hors norme.

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2 mars 2018 5 02 /03 /mars /2018 05:55

Il fut un temps où, avant que s’impose la télévision, le média le plus populaire était la radio. Les auditeurs suivaient avec passion les programmes. C’était aussi vrai en Amérique centrale hispanophone. Cet acteur de feuilletons radiophoniques connut ainsi une certaine notoriété dans son pays, se spécialisant dans les rôles de méchants. Pendant dix-neuf ans, il a été le partenaire de la célèbre Guadalupe Frejas, à la voix merveilleuse et au physique monstrueux. La carrière de l’acteur s’arrête brutalement à l’âge de quarante-trois ans, pour deux raisons. D’abord, la radio a acheté des productions similaires du Venezuela, de mauvaise qualité mais beaucoup moins coûteuses. Et puis, il perd sa partenaire adorée, ce qui signifie presque certainement que la direction de la radio ne fera plus appel à lui.

Songeant à un éventuel retour au théâtre, l’acteur est bientôt mis en contact avec un service spécial de la police. On va lui proposer une mission qui lui rapporterait quinze mille dollars. Il ne s’est jamais intéressé de près à la politique. Il n’ignore pas qu’existent des mouvements révolutionnaires, des groupuscules contestataires. Leur poids est relatif, mais ce sont quand même des activistes usant souvent de violence. Parmi les politiciens en mesure d’apporter la stabilité, se trouve l’industriel Jiménez Fresedo, dont l’acteur a récemment entendu parler. C’est cet espoir du monde politique qui est au centre du dossier que l’on va lui confier. Il semble que Fresedo ait été enlevé et assassiné, ce dont les journaux – sous contrôle gouvernemental – n’ont pas du tout parlé.

Le chef du service de la police secrète est un drôle de bonhomme. La protection autour de lui est maximale, au point que l’acteur se demande si ce flic n’est pas paranoïaque. Il est parfaitement renseigné sur le parcours radiophonique de l’acteur, se disant admiratif de sa voix. Pris en filature par un agent du même service, avec lequel il sympathisera, c’est en professionnel que l’acteur étudie les éléments préparés par le chef de la police.

Afin qu’il accepte la mission, on lui présente la jeune veuve d’un policier tué par des guérilleros, les mêmes qui ont exécuté Fresedo. Bien que cette María soit convaincante, l’acteur n’est pas dupe. Par contre, au deuxième rendez-vous avec le chef des policiers, il s’avère que celui-ci est réellement visé par un adversaire qui voudrait sa place. Même s’il est longtemps conscient de ne pas cerner tous les enjeux de cette mascarade, l’acteur accepte d’aller au bout de cette mission "d’imitation"…

Rafael Menjívar Ochoa : Ma voix est un mensonge (Quidam Éd., 2018)

Je supposai qu’il s’agissait d’une alarme qui le reliait aux hommes de l’extérieur, à eux, qui le protégeaient du monde. Je parcourus la salle du regard et je ne vis rien d’autre que des murs vides, l’immense table qui sentait l’acajou et quinze ou vingt chaises ; un interrupteur pour la lumière, aucune fenêtre.
— Ne sortez de chez vous que pour venir me voir, dit-il enfin, en reprenant sa voix de tendre vieillard. Les téléphones de votre immeuble sont sur écoute. Je ne devrais pas vous le dire, mais j’aime jouer proprement – il trempa ses lèvres dans le cognac. Il va sans dire que vous ne devez pas mentionner cette conversation. Il y a des choses qui ne doivent pas être sues. C’en est une.

Il n’est pas indispensable de dater précisément cette histoire, le contexte étant l’agitation politique et ses dérives dans un pays latino-américain. Toutefois, l’auteur laisse entendre que nous sommes là au milieu des années 1960. Ce qui explique l’influence de la radio, et les actions d’inspiration communiste de guérilleros. Entre son métier et sa fascination pour sa partenaire, le héros-narrateur ne s’intéresse guère aux jeux de pouvoir ou aux combats révolutionnaires. Pour lui, la voix est un outil dont il se sert avec habileté. C’est aussi un atout pour essayer de situer ses interlocuteurs. Il discerne ainsi la patience du policier affecté à sa protection, la sincérité de sa logeuse, le rôle particulier de María, etc.

La tournure de ce roman court rappelle celle des contes, qui ne sont jamais dénués d’une part de cruauté. Si c’est un habitué des personnages de méchants, ceux que l’on châtie à la fin des feuilletons, l’acteur est bien plus subtil. Un sentimental qui regrette la rupture avec la famille de sa sœur, par exemple. Témoin lucide aussi, car on ne paie pas une forte somme juste pour mission d’importance moindre. Les apparences, les faux-semblants, les demies vérités, ça ne le déroute pas puisqu’il possède une solide formation théâtrale. Il y a même de la drôlerie dans les péripéties qu’il traverse, l’auteur ayant évité de forcer sur la noirceur. Initialement publié sous le titre Les années flétries”, voilà un roman singulier, se démarquant grâce à un sujet original autant que par sa narration.

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28 février 2018 3 28 /02 /février /2018 05:55

La région de Virelay ressemble à n’importe quelle ville anonyme en France, au milieu de paysages pas plus remarquables qu’ailleurs. Encore traumatisé par un attentat sanglant, qui lui cause ponctuellement des vertiges, le policier Franck Kamensky espère retrouver un équilibre dans ce décor. Si les cas de disparitions supposées volontaires l’intéressent, c’est lié à sa propre vie. Douze ans plus tôt, à l’issue d’une relation tumultueuse, sa compagne Élodie a brutalement tourné la page, laissant pour lui bien des questions en suspens. Un habitant de Virelay, Antoine Rouvier, semble confronté à la disparition d’une jeune femme qu’il hébergeait depuis peu. Mais le cas de cette Josy Gellert ne retient guère l’attention de la police. D’autant que se produit une énigmatique affaire criminelle.

Le cadavre d’un jeune homme inconnu a été découvert dans un sous-bois à truffes aux abords de la ville. On l’a sévèrement maltraité avant de l’égorger. Aucune disparition n’ayant été signalée dans les environs, ça complique son identification. Un seul indice nébuleux : la victime tenait dans sa main un os d’oiseau. Franck Kamensky contacte un ornithologue local, qui le renseigne, sans que cela offre une piste déterminante. Il faudra attendre que soit retrouvé par hasard un véhicule abandonné pour qu’apparaisse un début de réponse. De son côté, Antoine Rouvier persévère afin de retrouver Josy. Il a établi un portrait-robot aussi proche que possible. Sa petite enquête est perturbée par quelqu’un qui, par téléphone, prétend l’aider mais qui risque de se montrer bientôt menaçant.

Vincent Appert est de retour à Virelay. Autrefois, il voulait devenir écrivain, avant d’avoir l’opportunité d’être scénariste. Il vient d’hériter de la maison des Sauvard, où il fut élevé durant une partie de son enfance. Voilà belle lurette que cette habitation ne respire plus le bonheur. Il s’est jadis produit là un drame, jamais vraiment expliqué. Si Vincent garde en tête d’autres images confuses, peut-être un peu plus heureuses, quel plaisir trouverait-il à revoir cette maison vide – tout récemment cambriolée ? On y a volé un secrétaire, meuble d’une valeur certaine, qu’un receleur de la région ne tarde pas à proposer à Rouvier. C’est un expert dans ce genre d’objets rares, qui a un client qui sera intéressé. Dans un tiroir secret, il déniche un couteau-crucifix et une enveloppe jaunie.

Il est plus que probable que Vincent soit en danger dans cette maison morte, mais il ne le sait pas encore. Antoine Rouvier espère encore et toujours qu’un indice lui permettra de retrouver Josy. Quant au policier Kamensky, une fois identifié le jeune mort du sous-bois, son enquête pourrait être dans l’impasse. Pourtant, n’y a-t-il pas dans l’ombre quelqu’un qui mène une implacable vengeance ?…

Gilles Vidal : Ciel de traîne (Éditions Zinedi, 2018)

Il était trois heures et demie du matin quand il abandonna : il ne pouvait faire mieux. Le portrait commençait à lui sortir par les yeux. Il ne voyait pas ce qu’il aurait pu apporter de plus. Passablement épuisé, dans un dernier sursaut, il sélectionna une dizaine de photos d’Audrey Hepburn parmi une multitude trouvée sur le Net, sur lesquelles il estima que les expressions se rapprochaient un tant soit peu de celles de Josy […]
Une fois couché, il resta longtemps l’esprit tétanisé, une avalanche d’images déferlant sur l’écran de ses paupières closes. Quand ces flashes stroboscopiques se stabilisèrent puis cessèrent, ne resta plus que le visage de Josy qui avait fusionné avec une une sorte de tronc d’arbre, et ses yeux d’écorce qui le regardaient intensément, semblant vouloir lui transmettre un message. Ses lèvres aussi remuaient. Mais que disaient-elles, ces lèvres ?

C’est bien dans la catégorie des polars qu’il convient de classer ce livre. Mais, bien qu’un policier fasse partie des protagonistes, on ne peut l’aborder telle une enquête balisée où il s’agit de déterminer le nom du coupable. Cultivant le mystère, les ambiances incertaines, les détails qui interrogent, l’auteur ne cache pas l’ambition de ce “Ciel de traîne”: que ce roman soit de “ceux qui suscitent des questions plutôt que [de] ceux qui apportent toutes les réponses.” Il finit par nous donner les clés de cette troublante intrigue, comme il se doit. Pourtant, c’est le chassé-croisé des personnages tout au long du récit qui offre une force à cette histoire. Aucun n’a de point commun avec les autres, si ce n’est cette ville. Néanmoins, tous sont impliqués, certains étant sûrement en danger.

Quand un auteur ne laisse filtrer qu’avec parcimonie de rares éléments destinés à éclairer le lecteur, il arrive qu’on s’en agace. Ce n’est pas le cas concernant Gilles Vidal. On a vite compris qu’il maîtrise le dosage entre noirceur criminelle et étrangeté, créant ainsi une tonalité qui lui est personnelle. Qui est d’autant plus agréable que cela ne nuit absolument pas à la fluidité narrative, à la progression de l’affaire. Un roman plutôt singulier, laissant une impression très favorable. Il est vrai que Gilles Vidal est un romancier chevronné.

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26 février 2018 1 26 /02 /février /2018 05:55

On ne peut pas dire que Rafa soit né sous les meilleurs auspices. Caroline Severini, sa mère, n’avait que seize ans quand elle accoucha. Elle avait choisi une bonne clinique, mais semblait mal préparée, comme en témoignait son état de faiblesse après la naissance du bébé. Ce n’était que de la simulation. Dès la nuit suivante, Caroline sortit clandestinement de la clinique, pour commettre un meurtre. Elle estimait avoir de bonnes raisons d’abattre Anthony Grondin, quarante-six ans, une ordure à ses yeux. Il était père de deux enfants, Warren et Marisa, des ados dont il ne s’était jamais occupé. Les flics suivirent d’abord la piste d’un voisin dealer de Grondin, pas concerné. Puis ils interrogèrent Caroline Severini, bien placée parmi les suspects. Aucune preuve ne fut retenue contre la jeune mère.

Rafa a désormais vingt-six ans. Il reste proche de Caro, passionnée de boxe. Être diplômé ne suffit pas forcément à obtenir un bon métier. Rafa est devenu employé d’une station-service. En parallèle, il donne des cours privés au fils d’Helena, une violoniste menant une carrière internationale. S’il comptait la revoir quand il vient donner des leçons au fils, c’est raté car Helena consacre beaucoup de temps en répétitions. Quand la station-service est braquée par un trio de petits voyous, Rafa n’a guère de possibilités de réagir. Même s’il n’a rien à se reprocher, il perd bientôt son job. Du côté d’Helena, la situation se gâte aussi. Elle est en proie à une crise, un burn-out la rendant paranoïaque. Pas grand-chose à faire pour elle, si ce n’est confier la violoniste à ses proches et oublier les cours.

Les minables braqueurs de la station-service, c’étaient Tiago, Lester et Warren Grondin. À plus de quarante ans, ce dernier continue à mener une vie instable. Depuis son enfance, Warren est un dur qui n’a jamais renié sa marginalité. Il plaît aux femmes, attirées par sa liberté de comportement. Warren n’hésite pas à piquer la copine d’un ami, si l’occasion se présente. Disposant d’une petite part du butin, Warren s’est mis en tête de retrouver sa sœur Marisa. À vrai dire, il ne la connaît pas, et ne possède que de vagues indices. Warren espère la convaincre de se venger ensemble de celle qui a tué leur père, Caroline. Avec ses cheveux jaune soufre, Marisa est repérable. Cyclothymique sujette à des crises de violence, la jeune femme n’en a rien à faire de ces retrouvailles avec ce frère inconnu.

Rafa a dégoté un poste d’agent de sécurité, avec son chien, à la surveillance d’un parking. Un boulot qui pourrait être assez tranquille, ce qui ne sera pas le cas. Tandis qu’il cherche des solutions pour exister, et qu’il hérite d’un objet précieux, Warren et Marisa sont sur la piste de sa mère. Ni Rafa, ni Caro n’ont conscience de la menace…

Jacques Bablon : Jaune soufre (Éd.Jigal, 2018)

— On a un peu du même sang, ça joue forcément.
— Alors, comment t’expliques que j’en ai rien à foutre de toi ? C’est des conneries, ton histoire de globules. Quand je te regarde, je vois pas autre chose qu’un mec qui se remet de biture, qui m’a coûté mes pourboires parce qu’il a gerbé dans le taxi. Très peu pour moi de te remettre sur pied quand t’es bourré… Faut lui lâcher la grappe à la petite sœur. On a qu’à se dire qu’on est contents de s’être connus. T’as une sœur maintenant, t’y crois, tu l’as vue. T’as pas tout perdu. On va conclure : tu peux pieuter sur le canapé en attendant qu’il fasse jour, compte pas sur moi pour te lire une histoire, si tu vas pisser, dégueulasse pas la lunette des chiottes. Après, tu débarrasses le plancher… Demain, je veux que tu sois plus là quand j’irai me faire un café.

Bien que différent par son sujet, “Jaune soufre” n’est pas sans rappeler le premier titre de Jacques Bablon, “Trait bleu”. Cet auteur excelle quand il adopte un tempo vif, ne laissant place à aucun temps mort, déroulant inexorablement le récit au rythme de péripéties très agitées. C’est en souplesse que l’on passe de la naissance de Rafa, entourée d’éléments criminels, à son âge adulte. Sa mère Caroline n’a rien perdu de son énergie, boxeuse qui n’entend pas perdre un combat. De même, les deux enfants Grondin – élevés de façon chaotique, séparément – étaient des têtes brûlées à l’adolescence, et le sont encore. C’est le parcours de cette poignée de personnages que l’on nous invite à observer.

Certes, il s’agit de "déclassés", marginalisés par la société ou par leurs choix. On peut ne retenir que l’aspect le plus sombre de leur destin, fait principalement de ratages, marqué par un manque de chance. Quand on a un flingue entre les mains et que l’on appartient à la catégorie des perdants, on ne tarde jamais à s’en servir. “Être témoin de ce que fit la balle dans le crâne du mec l’horrifia… Elle n’aurait pas dû viser la tête, pas dû tirer de si près.” Noirceur, mais également une certaine dérision chez les protagonistes. Warren, qui cherche sa sœur en se fiant uniquement au hasard, ça peut prêter à sourire. Les excès délirants de l’incontrôlable Marisa, un peu aussi. La tonalité s’avère nuancée, contraste qui offre une étrange harmonie avec les mésaventures mouvementées des héros. Un roman diablement réussi, captivant à souhaits.

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24 février 2018 6 24 /02 /février /2018 05:55

Hans, neuf ans, et sa mère Teresa sont originaires du Finistère. Pendant quelques années, ils ont vécu dans une région rurale, au cœur du terroir français. Ils habitaient une vieille maison en colocation avec un couple et leur enfant, un lieu où la nature était présente. Le compagnon de Teresa, Stan, n’était pas le père de Hans. Le gamin lui préférait, en guise de père de substitution, l’autre homme de la maison, Jean-Loïc. Bien qu’elle ait reçu de temps à autres des nouvelles d’Alex, le vrai géniteur de Hans, Teresa refusait de reprendre contact avec lui. Impliqué dans la défense de l’environnement, militant pour un mode de vie plus humain, Alex était un passionné mais aussi quelqu’un d’instable. Il avait même des tendances suicidaires, heureusement compensées par son amour de la nature.

La vraie-fausse famille de Hans a explosé. Avec sa mère, ils ont décidé de passer voir où vit Alex. Il s’agit d’un terrain isolé en forêt, à proximité d’un étang, un endroit qui séduit immédiatement le petit Hans. Il ne ressemble pas seulement physiquement à son père ; il a les mêmes goûts. La yourte où s’est installé Alex, c’est une idée insolite pour Hans. Alex est absent quand ils arrivent sur les lieux. Teresa avait retenu une place en camping mais, Hans faisant un caprice pour rester là, ils posent leur tente non loin de la yourte. Teresa se demande si Alex ne se serait pas choisi ce lieu idéal pour mourir. Ce qui correspondrait à un exalté comme lui. Au bar-tabac-épicerie du village voisin, Teresa n’obtient guère de renseignements au sujet d’Alex. Elle devrait percevoir une certaine hostilité.

Hans est convaincu d’avoir trouvé son univers. Vivre en forêt, il s’en sent capable. Avec Jean-Loïc, il avait appris à pécher. Explorer l’étang et ses abords en canoë, ça comporte une part d’aventure. Il espère que son père est là, telle une silhouette qui l’observerait en secret. Étonnant, ce cimetière d’épaves automobiles que Hans découvre dans les environs. Pendant ce temps, Teresa lit les carnets où Alex a décrit son quotidien, par de courts textes, dont elle essaie de traduire l’esprit. Jacques Alonso est un voisin quinquagénaire. Voilà à peu près deux mois qu’il n’a plus vu Alex. Ce qui ne lui paraît pas anormal, Alex partant d’ici par périodes. Teresa n’a aucunement l’intention de sympathiser avec Jacques, mais il semble le seul qui puisse offrir quelques éléments sur lui.

Dans la proche forêt, Hans se sait entouré d’animaux, qu’il ne redoute pas. S’il croise des personnes agressives, il peut finir par réagir en défendant le territoire qu’il a conquis. Par Jacques, Teresa apprend qu’Alex a eu des démêlés avec une famille locale omnipotente. Il était en règle, ce fut admis par l’ancien maire. À force d’être harcelé, il est possible qu’Alex ait finit par renoncer à son petit paradis…

Cyril Herry : Scalp (Éd.Seuil, 2018)

Il se sentait décidément bien dans cette endroit. La yourte au bord de l’étang, la forêt tout autour. Les occupations de son père, ses méthodes, ses habitudes, tout lui convenait. Lui aussi voulait mener cette vie. Il suffisait que son père accepte qu’il s’installe ici avec lui. Plusieurs enfants de sa classe vivaient bien tantôt chez leur mère, tantôt chez leur père. Stan était parti et Jean-Loïc s’était donné la mort.
Il y avait de quoi faire ici. De quoi inventer et apprendre. Mais sa mère gâchait tout en répétant sans cesse qu’il fallait s’en aller. Il pouvait très bien se passer de sa mère. Il y avait tout ce qu’il fallait dans cet endroit pour subsister. Il suffisait d’être imaginatif, débrouillard.
La seule idée de passer une nuit tout seul dans les bois lui procurait des frissons. De puissants frissons chauds qui dévalaient sa nuque, puis son dos à mesure que l’idée faisait son chemin. Il avait tout ce qu’il fallait dans sa besace…

Même dans nos régions, dans nos petites villes, l’urbanisation galopante a changé depuis plusieurs décennies les décors environnants. Les jardins et les prés ont été bétonnés, on a rasé les arbres, on a détruit des étangs sous prétexte d’insalubrité. Là où nos parents et grands-parents pouvaient s’ébattre et baguenauder, il ne subsiste guère de verdure, d’espace libre. Pourtant, tout cela contribuait à développer l’imaginaire des enfants, à leur donner des terrains de jeu enthousiasmants. Flâner dans une forêt en se rêvant trappeur, cow-boy, guerrier ou explorateur, c’était grisant pour de nombreux enfants. Bâtir une cabane dans les arbres ou dissimulée dans les fourrés, pour quelques heures ou pendant la durée des vacances, c’était excitant. Et ça ne gênait personne. De nos jours, c’est l’exception. Si un enfant agit ainsi, on va soupçonner chez lui une tare, une anormalité.

Peut-être Hans est-il un des derniers à ressentir le besoin de nature et de liberté, hérité de son vrai père. Si celui-ci s’était marginalisé, il avait trouvé un équilibre et sans doute une forme de bonheur. C’est à cela qu’aspire ardemment son fils. Sans reproche pour sa mère, qui n’est pas allée aussi loin dans le décalage social. Par crainte que ça finisse mal ?… On n’adhère à ce genre d’histoire que lorsque l’auteur évoque avec clarté les ambiances, les paysages, les sentiments et les éventuels conflits. Aux lecteurs d’analyser la psychologie des protagonistes, de comprendre leur démarche, leurs réactions. Cyril Herry n’impose rien, il illustre par une narration souple une situation – moins simple qu’il n’y paraît au départ, évidemment. Car il faut s’attendre à une part de violence. Pas d’aventure sans ennemis, même à neuf ans. Un roman plein de qualités, très attachant.

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22 février 2018 4 22 /02 /février /2018 05:55

À Libreville, capitale du Gabon, certaines enquêtes sont menées par la gendarmerie, et d’autres par la Police Judiciaire. Quand un vol important se produit dans un camp militaire, c’est le service du capitaine Pierre Koumba et de son collègue Owoula, de la PJ, qui s’en occupe. Vingt détonateurs, dix pains d’explosifs, vingt grenades, dix fusils Famas et bon nombre de pistolets semi-automatiques ont été dérobés, un sacré arsenal. C’est l’œuvre d’un gang organisé qui, quelques jours plus tard, va braquer en pleine ville un fourgon blindé. Koumba espère que ses indics lui fourniront des infos utiles. Ayant retrouvé la voiture des braqueurs, la PJ dispose d’une piste sérieuse. Le Gabon étant en campagne présidentielle, dans un contexte électoral tendu, les autorités peuvent craindre que les armes volées servent à un coup de force, à un attentat.

Côté gendarmerie, le lieutenant Louis Boukinda et son collègue Hervé Envame font face à une affaire criminelle énigmatique. Circulant de nuit avec sa compagne Jacqueline, Louis Boukinda a heurté une jeune femme égarée sur sa route. Vite hospitalisée, l’inconnue n’a pas survécu, mais sa mort n’est pas due au choc. Elle avait été ligotée, brûlée, battue et même violée par le ravisseur qui la séquestrait. Son décès a été causé par de multiples morsures de serpent, la dose de venin dans son sang s’avérant inhabituellement haute. Ce n’est pas autour du lieu de l’accident que Boukinda et Envame trouveront des indices. Ils font appel à un ami journaliste pour publier la photo de la victime à identifier. La résultat ne tarde pas : une de ses jeunes voisines reconnaît Gabrielle Ndombi. Toutefois, on ignore les circonstances exactes de sa disparition.

Les deux gendarmes entrent en contact avec le Dr Gassita, herpétologiste. Cet expert en reptiles estime que les morsures proviennent de "vipères du Gabon", une espèce au venin puissant. Dans ce cas précis, vu le taux d’empoisonnement, il confirme que le ravisseur doit posséder un élevage de ces vipères. Massoulé, vendeur de serpents, admet avoir une bonne clientèle, notamment des restaurants cuisinant ces reptiles. L’enquête de proximité continue pour Envame et Boukinda. La réaction d’un voisin apparaît suspecte à Envame, qui réagit illico en le prenant pour cible. Celui-là était impliqué dans l’enlèvement de Gabrielle Ndombi, comme le montrent certaines traces. Si ce n’est pas "l'homme-serpent" qu’ils recherchent, il existe un lien entre lui et le gang des voleurs d’armes. Le duo de gendarmes et la PJ de Pierre Koumba vont collaborer pour éclaircir cette double affaire…

Janis Otsiemi : Le festin de l’aube (Éd.Jigal, 2018)

— Essaie de te renseigner auprès de tes anciens copains. Quelqu’un a peut-être eu vent de quelque chose… Appelle-moi sur mon numéro habituel si tu as du nouveau.
Koumba se leva. Papy le raccompagna jusqu’à sa voiture. Avant de regagner le siège de la PJ sur l’avenue Félix Éboué dans le centre ville, Pierre Koumba rendit visite à trois autres de ses indics. Mais personne n’avait entendu parler du vol des explosifs et des armes au camp Julien Ngari. Il devait prendre son mal en patience. Il en était convaincu, quelqu’un savait forcément quelque chose.
Les nervis librevillois n’étaient pas vraiment connus pour leur discrétion. L’un des types ayant pris part au casse jacterait sûrement à une greluche après une partie de jambes en l’air, ou bien s’en vanterait au quartier pour en mettre plein la vue à ses copains… Il suffisait d’attendre.

Avec une population estimée à plus d’un million d’habitants, au-delà de la moitié des Gabonais, Libreville n’est pas seulement la capitale du pays. C’est surtout sa métropole la plus peuplée, entre ses quartiers modernes et ses bidonvilles. Malgré les sourdes querelles entre ethnies, le Gabon est un pays structuré, dont l’Économie est plutôt stable. Ce qui semble d’ailleurs attirer des exilés d’autres états africains. Outre la traditionnelle corruption, un des maux endémiques de ce continent, une population nombreuse entraîne fatalement quantité de délits et de crimes. Évitons quand même d’assombrir le tableau, la situation n’étant sans doute pas dramatiquement chaotique. Et puis, à l’exemple des enquêteurs mis en scène ici, beaucoup d’éléments de la police et de la gendarmerie font certainement leur travail aussi correctement que possible.

À travers ses romans, depuis une dizaine d’années, Janis Otsiemi apporte un témoignage sur la vie de son pays, en particulier à Libreville. C’est ce que l’on retient en priorité dans ces fictions teintées d’une large part de réalisme. Le quotidien qu’il décrit illustre le climat social, sans négliger le contexte politique. Les portraits des enquêteurs et des autres protagonistes sont toujours parfaitement crédibles. Y compris quand des flics appliquent une justice quelque peu radicale, s’agissant d’un pédophile non sanctionné, par exemple.

On retrouve avec un égal plaisir des formulations typiques, telles “Il avait son sentiment à côté” (une opinion différente), “compter les lattes” (avoir des insomnies), ou “boutiquer son cul” — qui est facile à traduire. Chaque tête de chapitre nous offre une expression inspirée du parler local, comme “Si la chouette crie sur ton toit, c’est que tu as quelque chose qui lui appartient”. Cela contribue également à évoquer l’ambiance gabonaise. Les polars de Janis Otsiemi sont plein de saveur, on ne s’en lasse jamais.

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20 février 2018 2 20 /02 /février /2018 05:55

À l’issue de la Première Guerre Mondiale, l’Albanie profite de la chute de l’Empire ottoman pour s’unifier afin de former une véritable entité nationale. Peu reconnue par les autres pays, l’Albanie manque encore de stabilité, ses frontières restent relatives, et le pouvoir qui s’installe compte imposer avec fermeté la modernisation. Dans ce pays archaïque, ces changements ne seraient pas inutiles. Certes, le port de Durrës est plutôt actif, et le choix de Tirana pour capitale apparaît pertinent. Mais les montagnards du nord de l’Albanie ne sont pas prêts à modifier leur rugueux mode de vie. Ils vivent toujours selon le Kanun, le code ancestral de ces régions reculées. S’ils se montrent accueillants avec les visiteurs, ils s’affichent rebelles contre l’autorité. Qu’ils aient été contraints de construire une grande route vers chez eux durant la guerre ne plaît pas du tout à ces populations.

En avril 1924, la voiture louée par deux Américains – Dan Marvin et Gregory DeBurgh – avec leur chauffeur albanais tombe dans une embuscade au pont de la Droja, sur cette route du nord. Les jeunes étrangers sont tués, le chauffeur est dans le coma. Leurs corps sont bientôt rapatriés à Tirana, ce qui met la capitale en émoi. Des reporters, nombreux pour une si petite ville, cherchent vainement des témoignages. Au Café Bristol, chacun des habitués y va de son commentaire, entre pessimisme et incompréhension. Ce genre de crime est une première, c’est contraire au Kanun pour lequel l’hospitalité est une vertu majeure. Dans les rues, le peuple manifeste sa compassion pour les victimes. Les chefs du pays ne tardent pas à réduire encore les libertés de tous, à organiser la répression dans le nord. Partout, on s’interroge sur cette malédiction qui frappe un si pauvre pays.

Julius Grant est un diplomate des États-Unis, en poste ici depuis quelque temps. Il n’est que l’émissaire de son pays, sans titre d’ambassadeur. Bien qu’expérimenté, Julius Grant a eu quelques difficultés à comprendre l’Albanie. Entre Fuad Herri, qui fait office de premier ministre, et le religieux Dorotheus, lui aussi héros national, à quel dirigeant peut-il se fier ? L’enjeu de sa mission était enthousiasmant : développer les richesses pétrolières de l’Albanie au profit de l’Amérique. Il a déchanté, à cause du comportement rétrograde des Albanais, mais aussi parce que les Britanniques négocient déjà avec le gouvernement local. Toutefois, le Parlement ne veut se fâcher avec aucune nation protectrice, ce qui peut aider Julius Grant à obtenir davantage de poids. Adnan Bey, un des hommes forts du pays, soutenu par Mussolini, est également un atout à ne pas négliger.

Quoi qu’il en soit, ce double meurtre d’Américains complique la situation. Crime crapuleux ou obscure vendetta de la part des montagnards, erreur de cible ou manipulation politique visant à exciter les rebelles afin de mieux les réprimer, tout est imaginable. L’ordre public est en péril dans ce pays en ébullition. À travers ses rapports à sa hiérarchie, Julius Grant finira quand même par démêler les circonstances de la mort de ses compatriotes…

Anila Wilms : Les assassins de la route du nord (Actes Noirs, 2018)

Tout le monde était parti, mais lui n’en avait pas la possibilité. Il était retenu prisonnier dans sa maison où les pas et les voix résonnaient encore ; où la terre piétinée et le gravier du jardin reflétaient encore la présence de cette foule qui avait patienté là toute la journée.
Grant se secoua. Il monta l’escalier et sortit sur la terrasse. L’air était frais. Tirana s’étalait devant lui, sombre, déserte. Qui aurait cru que, quelques heures plut tôt, une agitation indescriptible s’était emparée de la ville ? Il voyait encore les gens debout devant lui, qui attendaient sagement.
Cette foule, ce climat de tristesse qui imprégnait tout, cette accumulation infernale d’émotions, cela lui était totalement étranger. Étranger et étrange. Comme tout ce qu’il y avait dans cette ville où il vivait et travaillait depuis un an.
Il était arrivé ici gonflé d’énergie et de confiance, et pourtant cette année avait été de loin la plus difficile de sa carrière.

Que savons-nous de l’Albanie, sinon que ce petit pays connut un isolement complet durant de longues décennies, sous la dictature communiste d’Enver Hoxha ? Elle est si complexe, l’histoire des Balkans. C’est pour mieux approcher le passé albanais qu’Anila Wilms (née à Tirana en 1971) nous relate un épisode authentique, sous forme romancée. Afin de nous faire comprendre ce que traversa le pays dans les premières années de son indépendance. Instabilité ? Ce n’est peut-être pas le meilleur qualificatif, même si les luttes pour détenir le pouvoir – habilement décrites ici – ne simplifiaient rien. Avant tout, les traditions ont pesé sur l’évolution de l’Albanie. Le peuple aimait son pays, mais chacun possédait son regard personnel sur la question. En témoignent certaines conversations au Café Bristol, où régnait une liberté d’expression peu commune chez les Albanais.

L’intrigue policière est prétexte à illustrer la vie de cette population à l’époque, en 1924. On saura ce qui causa la mort des victimes, bien sûr, car tout crime mérite explication. Mais ce qui retient l’attention, c’est la tonalité du récit. L’auteure évite soigneusement de dramatiser les faits, de noircir la narration. À l’inverse, c’est avec une bonne dose de légèreté et une part de drôlerie qu’elle nous présente les péripéties de l’affaire. Il est vrai qu’une révolte fut matée avec violence, mais c’était sans doute dans l’ordre des choses. L’obstruction systématique des montagnards du nord, au nom de leur Kanun, ne risquait pas de faire progresser l’Albanie, c’est évident. Il y a une certaine ironie chez Anila Wilms, quand elle suggère que c’est à cause de ses habitants, et de ses dirigeants, que ce pays est demeuré en retrait du monde.

Une large facette sociétale et historique, complétée par une intrigue polar, ça donne ici un roman très réussi. Ayons un peu de curiosité envers ce pays oublié qu’est l’Albanie.

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18 février 2018 7 18 /02 /février /2018 05:55

La famille Gomez habite dans la région de Cavaillon, dans le Vaucluse. Manuel, le père, va sur ses trente-huit ans. Il est ouvrier du bâtiment, gagnant modestement sa vie. Son propre père termine actuellement sa vie en soins palliatifs. Manuel refuse de se souvenir du passé espagnol de ses ascendants. D’ailleurs, il n’aime pas les étrangers quelles que soient leurs origines. Son ami depuis une vingtaine d’années, c’est Patrick, collègue de chantiers. Ils boivent souvent l’apéro ensemble, chez Manuel, parfois en compagnie de Valérie, la femme de Patrick. Le couple n’a pas d’enfants et s’en trouve très bien, à ce qu’il semble. Manuel est marié à Séverine, qui est employée de service à l’école du village.

Séverine a vécu une prime jeunesse très festive, avec ses copines Sabrina et Charlotte. Le temps passant, elles ont suivi chacune des trajectoires différentes. Séverine et Manuel ont eu tôt leur premier enfant, Céline, aujourd’hui âgée de seize ans. Ils se sont donc mariés, bien que n’appartenant pas aux mêmes milieux. À trois kilomètres du lotissement où vit la famille, les parents de Séverine sont des fermiers aisés, producteurs de fruits. Le grand-père ne cache pas sa supériorité envers son gendre Manuel, simple ouvrier. Pourtant, le père de Séverine n’est pas exempt de reproches, lui qui exploite les cueilleurs de fruits. Son épouse n’a pas un caractère plus facile, un peu moins dure envers les Gomez.

À quinze ans, Johanna apparaît bien plus introvertie que sa sœur aînée, Céline. Elle a des yeux vairons, singularité qui refroidit un peu autour d’elle. Elle se moque de ses tenues, peu raffinées. Il existe une certaine complicité entre Céline et Jo, surtout quand elles vont clandestinement nager dans les piscines des riches propriétés du secteur, inoccupées en cours d’année. Depuis toujours, les sœurs sont amies avec leur jeune voisin Saïd, sa mère Kadija étant très sympa. Saïd est maintenant presque adulte. Assez mûr pour pratiquer la revente d’antiquités, à l’origine peut-être douteuse. Pour améliorer son salaire, Manuel fait partie de ceux qui "récupèrent", à l’insu de son copain Patrick, les objets achetés par Saïd.

Ça fait déjà deux ans que Céline a une allure de jeune femme, ce dont elle sait jouer face aux adolescents des alentours. Lors de la fête foraine marquant le début de l’été, Céline ne peut bientôt plus masquer son état : elle est enceinte. Bien qu’ayant connu naguère la même situation, Manuel et Séverine sont furieux. Surtout Manuel, qui va se montrer plus agressif que jamais sur les chantiers. S’il soupçonne fortement Saïd d’avoir engrossé sa fille, Céline ne dévoilera pas le nom du père de son bébé. Elle va devoir passer l’été chez ses grands-parents, tandis que Jo se trouve une nouvelle amie, Garance, faisant partie de l’élite bourgeoise des environs. Grosse tension durant tout l’été pour toute la famille.

Marion Brunet : L’été circulaire (Albin Michel, 2018)

Et elle reprend sa montée pour aller s’enfermer dans sa chambre. Casque sur les oreilles, musique à fond, elle serre les pans de sa couette comme on enlace un corps ou un doudou. Céline se balance un peu, les yeux dans la lumière. Une chaleur à crever, encore. Il aurait fallu croiser les volets pendant la journée pour garder un peu de fraîcheur, mais ce matin elle a oublié. Le paulownia tend ses branches jusqu’à hauteur de fenêtre. Elle observe les panicules violines, déjà pourries, collées au bois. Ça l’écœure un peu. Elle imagine qu’ils parlent d’elle, en bas. La traitent de pute, peut-être. Et puis elle monte le son, se lève pour danser devant le miroir. Lentement, elle se déhanche : de face, ça va, mais de profil, c’est déjà foutu, le renflement habité transforme sa silhouette. Elle ne chialera pas.

La complexité des adolescents, filles ou garçons, c’est un sempiternel sujet de société à explorer, présentant de multiples facettes. S’il y a des traits communs chez les ados, on trouve aussi beaucoup d’individualités, de réactions différentes voire contraires. Même pour des sœurs qui s’entendent bien, comme on nous le montre ici. La cadette ne partage pas la part d’exhibitionnisme de son aînée. Elle prend grand plaisir à jouer les allumeuses, la belle Céline. Néanmoins, affronter l’opprobre et garder secrète l’identité du père de son futur bébé, ce sont des défis qu’elle se sent prête à assumer. Par fierté, sûrement un peu, mais parce qu’elle imagine d’avance l’impact désastreux qu’aurait cette révélation.

Le contexte familial est essentiel, l’auteure en est consciente. Pour noircir le tableau, il serait facile de présenter un milieu défavorisé, déchiré par d’habituels rapports agressifs. Non, il s’agit d’une famille française ordinaire, menant une vie plutôt banale avant que ne se produise l’événement. Jusqu’à là, les parents en avaient quasiment oublié leur jeunesse insouciante, qui ne remonte pas à si longtemps. Un couple qui, dans son quotidien, élude les questions contrariantes, tel le cas du père de Manuel en fin de vie. Il est possible que, habitant dans une région souvent ensoleillée et propice au farniente, le climat contribue à une telle approche de l’existence. Le décor n’est pas sans importance, sans doute.

Ce roman de Marion Brunet, par ailleurs auteure-jeunesse confirmée, n’est ni un polar, ni un suspense. Malgré tout, c’est une intrigue sociétale qu’elle a concoctée. L’ambiance est effectivement celle d’une petite ville, où se répandent rapidement les commérages, où l’on juge facilement l’autre, où il vaut mieux ne pas prendre à cœur la réputation que l’on vous colle. Jo, la jeune sœur, l’a déjà compris. Telle est la réalité humaine, avec ses côtés sombres, malsains ou même cruels, que réussit à évoquer Marion Brunet. Elle dessine une Céline qui n’est pas "malheureuse" dans cette situation, bien que cernée par une tension diffuse. Un portrait convaincant de notre époque.

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