C’est en 1895 dans le Pays Bigouden que débute l’épopée de la comtesse Hortense de Penarbily et de son fils Gonzague. Âgée de quarante-neuf ans, Hortense est veuve. En son manoir, elle maintient un certain standing en accueillant des hôtes payants. Gonzague et sa sœur Bérénice furent éduqués par une préceptrice galloise. À vingt-huit ans, bilingue, Gonzague s’affiche étudiant en droit. C’est surtout un fêtard, séducteur et dépensier. Sa mère est endettée, il l’est encore bien davantage. Va-t-il s’assagir en épousant une fille de la bonne société nantaise ? Non, il s’agit d’une filouterie au détriment de sa belle-famille. Qui ne tarde pas à porter plainte. Ce qui oblige Gonzague à quitter la France au plus tôt.
Sur le paquebot à destination de l’Amérique, le jeune homme découvre une invention qui paraît promise à un bel avenir : le cinématographe. Gonzague s’installe quelques temps à New York. Si la métropole le fascine, il n’a pas les moyens d’investir dans la projection de films. Retour en Bretagne, pour solliciter la comtesse Hortense. Celle-ci n’est pas opposée à vivre l’expérience avec son fils. L’argent du futur mari de Bérénice permettra au duo de se lancer dans l’aventure. Les frères Lumière fournissent des films éducatifs, et ceux de Georges Méliès sont spectaculaires. L’incorrigible Gonzague y ajoute un film grivois. Et les voilà partis pour le Canada. Car c’est à Montréal qu’ils comptent s’établir.
Grâce à un cousin consul de France, et avec la bénédiction d’un archevêque, une salle est aménagée pour la projection. La première séance est encensée par le journal "La Presse", et le succès est vite au rendez-vous. Certes, ils ont un concurrent français agressif, qui se fait appeler Harry Foxfield. Malgré lui, les séances en salle et la tournée des écoles à des fins pédagogiques rapportent gros. Partout, ils sont bien accueillis. En particulier par le curé, Breton d’origine, de Saint-Jérôme, dans les Laurentides. Un nouvel archevêque va contrarier le programme. Qu’importe ! Hortense et Gonzague continuent à Ottawa, évitant tout contact avec les religieux cette fois, avant de se diriger vers New York.
Le cinématographe est déjà omniprésent dans la grande ville américaine de leurs espoirs. Ils vivotent, ne pouvant rien développer à leur idée. Pour Hortense, un rapide détour par la Bretagne est nécessaire, afin de rebondir et d’améliorer leur sort. Quand elle retourne en Amérique, Gonzague leur a trouvé un riche mécène, propriétaire à Atlantic City. Cet Irlandais ne tardera pas à devenir très intime avec Hortense. La comtesse et son fils ne s’interrogent guère sur la source financière de ses investissements, même si ce Dermot a beaucoup de partenaires et de "cousins". C’est en Floride puis à Saint-Louis, Missouri, que l’Irlandais place sa fortune. Pour Hortense et Gonzague, c’est l’heure de l’opulence.
Peut-être leur faudra-t-il un jour plier bagage. Pourtant, le périple du duo se poursuivra de Saint-Pierre-et-Miquelon jusqu’à Saint-Malo. Si la comtesse Hortense regagne son manoir en Bigoudénie, Gonzague tente avec sa compagne Suzanne de nouveaux exploits dans le Paris artistique du début du 20e siècle. À cœur vaillant, rien d’impossible. Gonzague serait même capable de produire, outre des coquineries, un vrai film de cinéma !…
D’abord rembrunis par son culot, au fil de la journée ils se montrèrent de plus en plus prolixes, surpris et flattés de la curiosité de ce passager. Ses questions pertinentes tranchaient sur les conversations mondaines qui les avaient bassinés la veille au soir. En vérité, si ce n’est qu’il fut interrompu par les siestes et les soirées festives, le dialogue dura jusqu’à la fin de la traversée. Au passage du paquebot sous la Statue de la Liberté, Gonzague aurait pu prétendre au brevet de technicien du cinématographe.
Qu’avait-il réclamé qu’on lui apprenne ? Comment saisir les images et comment les projeter. Qu’avait-il mémorisé ? Les tâtonnements qui avaient précédé la mise au point du procédé des vues animées à partir d’images fixes […] Edison met au point son kinétographe qui permet d’enregistrer le mouvement sur une pellicule de 35mm de largeur qu’une manivelle fait avancer grâce à des perforations et à un système de griffes ; suit l’invention, par le même Edison, du kinétoscope qui restitue, par l’avancement du ruban selon le même système, le mouvement capté par le kinétographe…
Certains Bretons d’autrefois s’éloignèrent de leur région en devenant marin. Par goût d'exotisme, quelques-uns s’expatrièrent pour ne plus revenir. D’autres choisirent de fuir la misère des campagnes et des familles trop nombreuses, s’installant à Paris ou ailleurs en France. Les plus téméraires franchirent l’Atlantique pour vivre sur le continent américain. Des passionnés d’Histoire se souviennent du cas de Marie de Kerstrat qui, avec son fils Henry, crut en l’avenir de cette invention qui attirait les foules, le cinématographe. Il n’est pas question pour Hervé Jaouen de présenter une biographie de ce duo, à propos duquel d’autres ont déjà écrit. Il s’inspire de l’originalité et du volontarisme de ces personnages, afin de concocter un roman fertile en rebondissements, dans un contexte attirant pour les plus hardis des Bretons.
Quand on réfléchit à ces débuts de l’industrie du cinéma, on prend conscience que son essor fut fulgurant. En moins de vingt ans, ça devient le spectacle par excellence, avec les gains faramineux qu’il engendre. Époque héroïque, s’il en fut ! Nous voici entraînés à l’Est des États-Unis. Non sans être passés par le Québec, tout aussi dynamique que son voisin, encore que le poids religieux y soit toujours lourd en ce temps-là. Ne nous étonnons pas d’y croiser un bienveillant curé breton, ils étaient partout. Toujours un certain humour dans les histoires de cet auteur, ne l’oublions pas. Écrivant depuis environ quarante ans, Hervé Jaouen a été légitimement récompensé par de nombreux prix littéraires prestigieux. Il n’est donc pas indispensable de souligner sa maestria. Ce foisonnant roman d’aventure séduira autant ceux qui connaissent son talent que, sûrement, de nouveaux lecteurs.
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