En juin 1942, Léon Sadorski est un quadragénaire se présentant comme employé à la Préfecture de police de Paris. Époux d’Yvette, trente-sept ans, sans enfant, ce policier est moins ordinaire qu’il le laisse croire. L’inspecteur Sadorski est chef de brigade de la voie publique à la 3e section de la direction générale des Renseignements Généraux et des Jeux. Son poste n’apparaît pas haut-placé, mais il a toute la confiance de sa hiérarchie. On connaît le zèle patriotique de ce partisan du pétainisme. Quitte à utiliser des stratagèmes, Sadorski pourchasse les ennemis de l’intérieur, les opposants au Maréchal et au nazisme. En premier lieu, il déteste les bolcheviques. Depuis la fin du pacte germano-soviétique, la racaille communiste sème le trouble à Paris et en France. Les Rouges viennent encore de commettre un attentat contre le café Chez Moreau, souvent fréquenté par des policiers.
Heureusement, dans les cinémas, les Actualités informent correctement le public, même si les sources officielles sont pro-nazies ou pétainistes. Une nouvelle étape indispensable a été mise en place : le port obligatoire de l’étoile jaune pour les Juifs. Les contrôler, les empêcher de travailler était nettement insuffisant, pense lui aussi Sadorski. Ainsi, il est plus facile de procéder à des arrestations. Y compris contre les sympathisants arborant de fausses étoiles jaunes, de fantaisie, par solidarité. Direction le camp de Drancy, pour toute cette population hostile à la France amie de l’Allemagne hitlérienne. Les femmes, elles, sont emprisonnées aux Tourelles, où le régime est à peine moins dur. Par des voies détournées, l’inspecteur Sadorski y a fait enfermer sa voisine Mme Odwak. C’est la mère de la jeune Julie, quinze ans, que Léon trouve particulièrement excitante.
Aux yeux de la lycéenne et de sa mère, Sadorski semble un brave homme, plus ou moins en contact avec la Résistance. D’ailleurs, n’a-t-il pas été blessé lors d’une attaque le visant en personne ? Il profite de sa convalescence pour rendre visite avec Julie à Mme Odwak. Celle-ci lui demande de loger sa fille et d’en prendre soin. Ce qu’il accepte volontiers. Le policier en profite pour glaner des renseignements sur des amies de cette dame. À juste titre, il pense qu’il existe un réseau de Juifs originaires des pays de l’Est, menaçant pour la fragile situation actuelle. S’offrant un peu de détente avec Yvette du côté de Sucy-en-Brie, sur les bords de Marne, Sadorski dénonce anonymement un gaulliste par courrier. Peu après, il découvre le cadavre en putréfaction d’une femme, dans une forêt voisine. C’est une des affaires dont il va avoir à s’occuper dès son retour au service des RG.
Tandis que le port de l’étoile jaune accentue la pression sur les Juifs parisiens, et que les transferts vers Drancy augmentent sans cesse, Sadorski étudie les deux dossiers. Le même calibre 6.35 a servi pour le meurtre d’un communiste et pour l’inconnue dont il a trouvé le corps. Les exécuteurs appartiendrait à un "Détachement Valmy", groupe secret d’obédience communiste. Ils ont au moins cinq attentats à leur actif. On peut supposer que celui qui ciblait le café Chez Moreau est à leur attribuer. Les supérieurs de Sadorski y voient d’ailleurs un complot des Juifs alliés aux Staliniens. L’inspecteur contacte un témoin de cet attentat, Mlle Bonnet. Cette employée de Radio-Paris est une authentique patriote, une collabo exemplaire. Sur les lieux, se trouvait aussi Gisèle Rollin, une infirmière issue d’un milieu communiste. Une piste exploitable qui fait progresser l’enquête de Sadorski…
Sadorski ne discute pas. Il choisit de laisser la malheureuse à ses chimères – suspectes politiquement, qui plus est. Lui-même ayant visité la capitale allemande à deux occasions, peut témoigner de la puissance des nazis (…) Guidé par ses collègues gestapistes, il a admiré les grands ministères sur la Wilhelmstrasse, les autoroutes, les banlieues modernes, les usines Siemens. Ce Reich-là est installé pour longtemps ! L’Europe a pris sous sa direction des formes nouvelles, bâties sur des fondations d’acier et encadrées par la SS. La France est conviée à cette grande œuvre… Les Allemands sont là, on n’est pas obligé de les aimer mais de toutes façons il faudra bien s’arranger avec eux ! Ce n’est pas l’existence de toute la racaille judéo-bolchevique à l’Est qui pourra changer quelque chose à la situation. D’ailleurs l’Armée Rouge est en train de se faire ratatiner autour de Kharkov. Ce sont les jours de la dictature staliniste qui sont comptés !
C’est dans “L’affaire Léon Sadorski” que le lecteur a fait la connaissance de ce détestable policier du Rayon Juif, inspecteur des Renseignements Généraux traquant impitoyablement ceux qui refusent la domination nazie, l’Occupation du pays par les troupes d’Hitler. En raison de la paranoïa ambiante, il a coutume de feinter en minimisant son rôle. Mais, nous qui le suivons au quotidien en cette noire période de notre Histoire, nous constatons toute la bassesse de ses actions. Sadorski se déguise pour débusquer des suspects, il brusque les témoins, il transmet à ses collègues des infos faussées pour mieux accabler des "ennemis", etc. C’est plutôt une obsession pour ce pétainiste, s’estimant "vrai Français", qu’un respect des règlements en vigueur. Toutes les ruses sont admissibles, selon lui.
Certes, l’idéologie des collabos au pouvoir autorise les excès dans la répression. “…Staline est aux ordres des Juifs, le bolchevisme n’est pas autre chose qu’un essai de dictature juive. Croyez-moi, sans le soldat allemand, Staline serait à Paris ! Et donc, il ne faut pas que nous laissions ce brave soldat allemand assurer seul la défense de l’Europe. Collaborer, voyez-vous messieurs, ce n’est pas simplement prendre une position de principe, c’est donner une adhésion totale, organique, à l’acte constitutif de notre nouvelle Europe.” Ce qui justifie, selon les fidèles de Pétain, qu’on aille beaucoup plus loin que les demandes des nazis. C’est la police française qui emprisonna femmes et enfants juifs, qui remplit le camp de Drancy bien au-delà des exigences allemandes. Ne l’oublions jamais.
Loin des "versions" revisitées par certains historiens, Romain Slocombe s’appuie sur les témoignages, sur les faits historiques. Il restitue avec une très belle justesse la vie des Parisiens sous l’Occupation. Autant par de menus détails (il vaut mieux monter son vélo chez soi, à cause des vols) que par des situations plus générales (le sort des femmes aux Tourelles). Sans oublier la propagande d’alors, très présente. Quant aux réseaux secrets de résistance, ils sont déjà bien organisés en juin-juillet 1942. Ils montent en puissance, manquant encore de coordination ce qui les fragilise, sans doute. Pour l’essentiel, les Français restent passifs, ce qu’on ne peut leur reprocher : il s’agit pour eux de ne pas sombrer. D’autres, s’abritant derrière leur "patriotisme", ont choisi leur camp, s’engageant parfois dans la LVF ou militant politiquement. Ou dénonçant anonymement.
Des personnages tels que Léon Sadorski ont contribué à rendre plus pénibles, pour ne pas dire infernales, ces années d’Occupation. Par leurs comportements pernicieux, ou pervers quand on observe l’attirance sexuelle du policier envers une mineure juive, ils furent les responsables du climat extrêmement malsain, voire mortifère, qui sévissait. C’est cette troublante collaboration de base, que dessine une nouvelle fois Romain Slocombe. Il ne stigmatise pas, il montre les choses avec simplicité, et une précision indéniable. Une vérité qui dérange toujours, si longtemps après ? Probablement. L’Histoire a besoin de mémoire, afin de ne pas se répéter. Les sombres tribulations de l’inspecteur Sadorski y contribuent, la fiction étant au plus près de la réalité de ce temps-là. Excellent roman.
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