Il existe une vraie tradition littéraire des journaux d’écrivains où, généralement en marge de leur œuvre, ils se racontent à travers des propos personnels. C'est ce qu'a fait Hervé Jaouen depuis 1977, transmettant sa passion pour l'Irlande à travers plusieurs ouvrages : Journal d'Irlande (de 1977 à 1989), Chroniques irlandaises (de 1990 à 1995), La cocaïne des tourbières (2002), Suite irlandaise (2008). L'intégrale de ces quatre livres est réunie maintenant en un seul volume, publié aux Éditions Ouest-France.
Quand Hervé Jaouen débarque pour la première fois en Irlande, il n'a encore guère de repères. Mais c'est un pays où se nouent vite les contacts, pour peu qu'on aime causer, que l'on ne refuse pas de boire, et qu'on soit attentif à leur parler anglais avec l'accent local. À cette époque, les Irlandais ne peuvent être insensibles à la situation en Ulster. Sur ce point, il faut qu'un continental soit clair à leur égard. D'ailleurs, la franchise est toujours la plus payante avec ces farouches îliens. Observer, aussi bien les châteaux que chacun des paysages traversés, et surtout la population qui reste souvent typique, c'est ainsi que le voyageur s'acclimate lors de ses premières virées dans ce pays.
Mille anecdotes, comme celle-ci dans un pub de Galway : “Aux murs en pierres apparentes sont accrochés des cadres de tailles variées… Il y a une grande huile d'un jeune homme qui tient sa canne à mouche comme un sauvage sa sagaie. En cinq heures, un jour de juin 1947, il a pris onze saumons. Ses bottes sont au centre de l'éventail arrangé par le peintre… À gauche du comptoir est épinglée une carte : l'Europe vue par les Irlandais. Rayée de la carte, l'Angleterre. J'ai pensé à ce bistrot de Quimper autrefois : "Interdit aux chiens et aux Français".” C'est en sillonnant de manière aléatoire l'Irlande, non sans profiter du plaisir de la pêche dès que l'occasion s'en présentera, qu'Hervé Jaouen s'initie (le mot n'est pas trop fort) à l'esprit irlandais.
Ces périples sont aussi source d'inspiration pour le romancier : “Comment ne pas terminer cette glorification de la fishing widow par l'évocation de son contraire, je veux parler de la pécheresse, la veuve de pêche, infidèle, qui mouche son chagrin dans l'adultère. Sauf à mon insu, je n'en ai fréquenté que de littéraires […] J'ai moi-même, dans "Histoires d'ombres", créé un personnage de fishing widow, adultère et maléfique, inspirée d'une certaine réalité. Par la toute-puissance du narrateur, elle sera précipitée du haut d'un rocher, dans une rivière.” Tant de rencontres inopinées ou devenant plus courantes, de situations parfois insolites, dont Jaouen pourra se servir dans ses romans irlandais, tel "Le testament des McGovern" (pour n'en citer qu'un).
Passent les années, le couple Jaouen continue à découvrir les multiples facettes d'un pays, que l'écrivain retrace dans les trois premiers tomes. Dans "Suite irlandaise", l'Irlande change en ces années 2000, et la population accepte cette évolution. Craignant un peu de ne plus trouver autant de personnages attachants ou particuliers, et de lieux de pêche satisfaisants, Jaouen constate la modernisation. Avec sa coutumière lucidité, sans porter de jugement. Joséphine, qui les accueillait depuis dix-huit ans à Cushlough House va prendre une retraite méritée. D’autres farmhouses n’intéresse le couple que s’il y sent une ambiance amicale, sincèrement chaleureuse. Peut-être chez Mary Lydon ? À Ballrinrobe, le pub de J.J.Gannon où ils avaient leurs habitudes a été refait à neuf. Pas si mal. L’important est d’éviter le tourisme friqué, de traquer l’authenticité.
La pêche est toujours le prétexte de leur voyage. Même si certaines sorties sur les lacs, en baie de Ballynalty ou sur la Cong River, sont parfois risquées. Même si truites et saumons se font rares. Même si les tarifs des droits de pêche frisent l’escroquerie (l’Irlande change). L’essentiel, c’est la population : “Je ne sais pas si c’est une question de chance. Plutôt une question de résonance magnétique entre l’Irlande et le voyageur. Mais bon, pour ne pas assassiner les rêves de ceux qui poursuivent les cerfs-volants avec des semelles de plombs, disons, oui, que la chance me sourit”. Hommages aux écrivains, aussi, y compris ceux du roman noir : “Le Galway que décrit Ken Bruen dans ses polars serait-il une réalité ? Un Galway hanté par une population de marginaux, alcooliques, junkies, trafiquants en tous genres, au milieu desquels son personnage Jack Taylor ex-flic viré de la Garda, consommateur lui-même d’un tas de substances vénéneuses, mène des enquêtes déjantées… Le roman noir est un roman de légère anticipation.”
On connaît les romans d'Hervé Jaouen. Son œuvre littéraire comporte également cet aspect-là, ces souvenirs qu'on ne saurait qualifier de "touristiques". Du vécu, des récits où l'on retrouve la tonalité fluide, amusée, lucide, tendre, de l'auteur. Grâce à cette intégrale des quatre titres, c'est un regard ethnologique (et vivant) sur l'Irlande depuis près de quarante ans qui nous est proposé.
Hervé Jaouen : Dans l'œil du schizo (2012) - Le blog de Claude LE NOCHER
http://www.action-suspense.com/article-herve-jaouen-dans-l-oeil-du-schizo-2012-110776034.html
Quelques-unes de mes chroniques sur les livres d'Hervé Jaouen.