Trois titres de Ron Rash sont traduits en France. Deux ont été publiés chez Le Masque, disponibles au Livre de Poche, “Un pied au paradis” et “Serena” (dès le 5 septembre pour “Serena”). Le troisième parait chez Seuil en août 2012, “Le monde à l’endroit”. Il n’est donc pas trop tard pour découvrir ce romancier, d’une qualité exceptionnelle. Retour sur “Un pied au paradis”…
En Caroline du Sud, le comté rural d’Oconee, autour de la petite ville de Seneca, au début des années 1950. Le shérif Alexander et son adjoint Bobby Murphree représentent la loi dans la région. D’ici quelques temps, la compagnie d’électricité Carolina Power a prévu d’inonder la vallée de Jocassee, pour en faire un réservoir. Les modestes fermiers, tel Billy Holcombe, poursuivent leur labeur jusqu’à là, en cet été caniculaire. Héros de la guerre de Corée, Holland Winchester est revenu vivre chez sa mère, voisine du couple Holcombe. Le shérif Alexander tient à l’œil ce bagarreur qu’est Holland. Un jour, Mme Winchester contacte la police, certaine que son fils a été tué. Ayant entendu un coup de feu chez ses voisins, elle est sûre que Billy Holcombe a abattu Holland. Une relation amoureuse entre son fils et Amy Holcombe, l’épouse du fermier, pourrait expliquer le meurtre, selon elle.
Le shérif Alexander n’ignore pas que la malchance a souvent poursuivi la famille Holcombe. Enfant, Billy eut de graves problèmes de santé. Le fermier sera bientôt exproprié par Carolina Power. Celui-ci explique aisément le coup de feu : il a été obligé de supprimer son vieux cheval, qui s’était blessé. Peu convaincu, le shérif s’étonne autant de la réaction passive d’Amy Holcombe. Pourtant, les hommes engagés pour explorer la rivière et les alentours ne trouvent pas trace d’Holland. Une perquisition dans la ferme ne donne rien. Peu heureux dans son couple avec Janice, Alexander s’entend mal avec son frère Travis. Ce dernier s’occupe de leur vieux père. Sans le formuler, il reproche à son frère d’avoir quitté leur ferme. Le shérif interroge même la veuve Glendower, effrayante sorcière vivant à l’écart de la vallée. Elle affirme n’être au courrant de rien, ce dont on peut douter.
Le shérif Alexander pense avoir compris le scénario du crime, mais le cadavre de Holland n’est pas caché là où il croyait. Faute de preuves, quel que soit sont destin futur, Billy s’en tire à bon compte, estime Alexander. Le couple Holcombe va prochainement avoir un bébé, bien que la stérilité de Billy ait été avérée. C’est la veuve Glendower qui suggéra à la belle Amy de trouver un autre homme pour lui faire ce bébé. La jeune femme ne voyait pas d’autre solution, et puis Holland était vigoureux. Sûre d’être enceinte, elle rompit avec son voisin. Il eut grand tort d’insister. Si Billy a admis le géniteur, il ne veut pas d’un rival.
Abattre Holland est une chose, cacher le cadavre et faire face au shérif en est une autre. Une épreuve bien lourde pour un homme chétif tel que Billy. Après la naissance du bébé Isaac, il souffrira d’une longue pneumonie, peut-être le prix à payer pour son crime. Puis, les années vont passer. En grandissant, le jeune Isaac se sent attiré par la vieille Mme Winchester, comme s’il existait un lien entre eux. Elle est la seule à ne pas oublier la mort obscure de son fils Holland. On évacue la population avant d’inonder définitivement la vallée de Jocassee. Dernière chance pour que la vérité soit rétablie, même partiellement…
Les romans remarquables comme celui-ci n’ont aucun besoin d’étiquettes. Roman noir, polar, ou œuvre classique, ça n’a franchement pas d’importance. Ici, pas de cascade de meurtres commis par un tueur en série. Il n’y a qu’un seul décès, acte criminel qui justifie l’enquête du shérif local. Ce sont les circonstances qui créent le véritable suspense, autour des lieux où fut dissimulé le cadavre. Pourtant, ce qui prime, c’est la vie dans cette vallée promise à la destruction par les eaux. Ce sont les personnages, taiseux tel Billy Holcombe, inquiétants comme la grinçante veuve Glendower, ou un peu fataliste tel le tourmenté shérif Alexander. Ce sont ces paysages authentiques, ces familles habitant la région depuis toujours. En ces années d’après-guerre où la modernité arrive, on y est attaché aux traditions.
Mode de vie incluant une forme de complicité entre villageois, comme le montre Tom Watson à Billy : “J’t’en garderai pas rancune si tu l’as tué pour de bon cet enfant de cochon, a dit Tom du coin de la bouche. J’aurais bien pu faire pareil si j’avais rien eu que la moitié d’une chance.” Un mot sur la narration à cinq voix. Le shérif, Amy Holcombe, Billy Holcombe, leur fils Isaac, et l’adjoint Bobby Murphree se succèdent pour raconter l’histoire, sans que le récit apparaisse jamais répétitif. Une belle construction, permettant d’encore mieux approcher la psychologie de chacun et le détail des faits. Empreint d’humanisme, un roman supérieur.