À La Nouvelle-Orléans, que s'est-il passé dans les années qui suivirent l'ouragan Katrina, catastrophe qui détruisit une partie de l'agglomération ? Dans un premier temps, parce qu'il faut reconstruire et relancer l'économie locale, l'argent afflue et le crédit permet de croire en un avenir plus serein. Vivement décriée avant et pendant le sinistre pour son racisme et sa corruption, la police se réorganise. Fut-ce pour protéger des quartiers neufs comme les maisons Brad Pitt, situées en bordure du Marais aux Alligators. C'est dans cette brigade qu'a été affecté Luke Martin, flic issu du ghetto voisin. Plus jeune, il fut tenté par les bandes sévissant depuis le Marais aux Alligators. Bien vite, Luke Martin réalise que le plus puissant des gangs, c'est la police.
Même en disposant de moyens et en bénéficiant de l'impunité, “tenir” ce quartier sensible semble mission impossible. Luke et sa brigade parviennent à montrer leur détermination aux voyous d'en face. Bien que l'insécurité ait nettement baissé, les politiciens ne font guère écho à ce succès, préférant cultiver les craintes de la population. Luke obtient un poste au centre-ville de La Nouvelle-Orléans. Il se marie bientôt à Luella Johnson, institutrice mais fille d'une famille de flics, dont le père retraité a encore une petite influence. Au cœur de La Grosse Facile, surnom qu'il attribue à La Nouvelle-Orléans, Jean-Baptiste Lafitte est le patron de plusieurs bars et autres bordels dans le secteur de Bourbon Street. Lui aussi profite du regain d'activité des dernières années.
Les Lézards de la finance ont lancé une nouvelle arnaque, la Grande Déflation. Revaloriser le super-dollar peut sembler une excellente idée. Sauf pour tous ceux qui ont des crédits, dont les salaires ne peuvent suivre les remboursements. La police est chargée d'exécuter les avis d'expulsion contre les endettés, ruinés par cette opération monétaire. J.B.Lafitte s'inquiète, car il n'est pas plus à l'abri que les autres. Par un ordre de mission, Luke Martin est chargé de s'auto-expulser de sa maison. Il arrive à gagner du temps, en obtenant le soutien de Big Joe Roody, chef du Syndicat de la Police. Luke doit passer à la vitesse supérieure, militer activement contre les expropriations. Dans son premier discours public, il appelle les policiers de la ville à refuser de se charger des expulsions.
Bien qu'étant blanche de peau, MaryLou Boudreau a compris que le meilleur filon qu'elle puisse exploiter, c'est le Vaudou. Initiée au “loas”, esprits mystérieux de cette culture, elle devient une disciple d'Erzulie, se laissant habiter par cette démone bénéfique. C'est sous le nom de Mama Legba que MaryLou devient une célébrité du sud de la Louisiane. Avec sa Troupe surnaturelle, elle anime même une émission de télé à succès. En tant que leader du mouvement anti-expulsions, Luke sera invité dans ce talk-show. Ou plutôt imposé, par le Syndicat de Big Joe Roody et les politiciens démocrates. Alors que l'élection du futur gouverneur approche, il faut contrer la clique des Républicains de Bâton-Rouge, au service des financiers. “Rendre le pouvoir au peuple”, voilà ce dont Luke doit être le symbole.
Grâce aux pouvoirs de Mama Legba et d'Erzulie, la fête du Mardi-Gras de La Nouvelle-Orléans a été débridée cette année, sans aucun interdit, et les ouragans ont épargné la région. Un vrai miracle, après lequel ses amis incitent Mama Legba à se porter candidate au poste de gouverneur. Mais si elle gagne, la Garde Nationale risque d'être envoyée pour restaurer l'ordre à La Nouvelle-Orléans. Pas plus que MaryLou, le très chrétien colonel Hathaway n'est un politicien. Éviter l'insurrection et protéger la population, même si ce n'est pas sans danger pour Mama Legba, tel est leur objectif. Et peut-être viendra le temps de la prospérité dans un État de Louisiane libéré…
Né en 1940, l'écrivain Norman Spinrad est un grand nom de la Science-Fiction. Toutefois, c'est sous le signe de la “politique-fiction” que se place ce nouveau roman. Une genre qui laisse sceptique certains lecteurs, pensant qu'on va leur asséner un énième discours vide sur les bienfaits de tel ou tel dogme. Non, la politique n'est pas que propagande. “Et si, après une gigantesque catastrophe, on imaginait un nouveau départ, une remise à zéro des compteurs pour que le peuple vive mieux qu'avant ?” : tel est ici le propos de l'auteur. Écrire une thèse aurait moins d'impact que de l'illustrer par une histoire, qui met en scène les protagonistes de terrain, ceux qui peuvent initier ce changement.
Spinrad n'a pas choisi par hasard la police comme socle du renouveau. Il faut se souvenir de l'exécrable réputation, parfaitement justifiée, des flics de la Nouvelle-Orléans avant le passage de Katrina. Les actes racistes se multipliaient, la corruption était de mise. Autour de l'ouragan, les policiers ne vinrent quasiment pas en aide aux victimes. La rumeur les accusa même de piller les maisons désertées pour cause d'inondation. Elle a été capable du pire, elle serait donc capable du meilleur, estime l'auteur. Encore faut-il des leaders qui soient téméraires, qui n'aient pas peur du Pouvoir officiel, limitant les compromissions afin d'atteindre le but fixé. Dans le cas présent, passer d’un “État policier” (titre original) à une “Police du Peuple” (titre en français). Soulignons que la traduction de Sylvie Denis paraît effectivement dans l'esprit et la tonalité fluide de Norman Spinrad.
Résumer un roman aussi riche oblige à n'en retenir que la ligne principale, à occulter tant de détails qui en font la saveur. Le parcours de Luke (Martin Luther) Martin, les calculs de Big Joe Roody, ou l'apparente désinvolture de J.B.Lafitte sont décrits avec une précision qui les rend très crédibles. Sans doute dépassée par les évènements, sous l'emprise du Vaudou, MaryLou devenue Mama Legba se doit d'être l'icône de ces temps nouveaux. En fait, les intérêts des personnages présentés seraient assez divergents : l'indépendance face à la finance et à ses larbins les réunit. Pour que l'humain prime sur tout le reste, pour qu'un autre monde moins stressant soit possible, pas forcément idéal ou plus joyeux, mais sans pesant dirigisme.
La solidarité a disparu au profit d'un individualisme effréné, la politique n'est plus que gestion comptable. Grâce à Norman Spinrad, voilà un scénario inverse et optimiste – utopique ou pas – que l'on aimerait voir se réaliser. Un Mardi-Gras festif perpétuel, comme à La Nouvelle-Orléans, pourquoi pas ? Un roman très excitant.
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