Philippe Nicholson nous avait convaincu en 2009 avec “Krach Party”, où l’univers des spéculateurs internationaux servait de contexte. Cette fois, il va encore plus loin grâce à “Serenitas”, copieux polar futuriste publié chez Carnets Nord Éditions.
Dans quelques proches décennies, la France est devenue un état sans moyens. La privatisation générale a entraîné la misère pour les plus fragiles, la déscolarisation massive d’enfants, la fin des services publics, la maladie pour les populations qui n’ont pas accès aux soins. La mégalopole parisienne est largement sous la coupe des narco-gangs, qui diffusent une drogue, la D23 et sa version idéale The Perfect One. C’est ainsi que se sont enrichis Flying Bus et sa bande, les Piranhas. Ils imposent une sorte d’ordre social qui ne fait que rendre plus dépendants les junkies. Dans Paris, il reste toutefois des secteurs sécurisés, zones d’affaires ou îlots d’immeubles protégés. Ces lieux sont uniquement destinés aux dirigeants ou aux employés exemplaires, qui dépendent pour l’essentiel de la société Ijing Ltd.
Si le financier Li Wang en est le grand patron, c’est Ted Muller-Smith qui se charge d’administrer les intérêts du groupe en France. Sa grande idée, c’est de créer des villes entièrement sécurisées. Ça s’adresse aux plus riches, cooptés par leurs milieux. À quelques dizaines de minutes de Paris, la ville de Serenitas en est le plus bel exemple. Le narcotrafiquant Flying Bus a les moyens d’y habiter. La Ijing Ltd laisse les autorités françaises se débrouiller avec une insécurité impossible à juguler. Argument imparable pour continuer à bâtir ce genre de villes artificielles. Les projets de Ted Muller-Smith vont nettement plus loin, en réalité. Puisque le problème de la dette de la France n’est toujours pas réglé, il fait pression sur le gouvernement pour parvenir à son but secret.
Le National est le principal journal français, appartenant à la Ijing Ltd. Âgé de 39 ans, père du petit Max, Fjord Keeling y est journaliste. Comme son ex-épouse, Nina Bronce. Si celle-ci est très obéissante envers les directives, Fjord est rebelle à tous les ordres. Soutenu par son supérieur Kessler, il reste un reporter efficace. Témoin d’un attentat nocturne à Pigalle, Fjord filme le désastre. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un règlement de comptes entre trafiquants. Version accréditée par l’État, qui envoie l’armée faire de la répression dans les quartiers sensibles. Ce qui favorise aussi les intérêts sécuritaires de la Ijing et de Ted Muller-Smith.
Ayant rencontré Flying Bus, qui nie être concerné par l’attentat, Fjord soupçonne plutôt des groupuscules d’opposants. Ceux qui se sont baptisés Clovis95 ont un discours radical. Peut-être sont-ils capables de se procurer du Semtex, explosif utilisé pour l’attentat. Le vieux flic Dalbert, ami de la famille de Fjord, le prévient que des inconnus ont consulté son dossier personnel. Sans doute le journaliste a-t-il la réputation d’être instable, mais c’est un danger plus grand qui le guette. À trop chercher qui manipule la situation, il risque de devenir un parfait bouc-émissaire concernant les troubles en cours. Ayant désigné un nouveau n°2, Dovis, aussi perfide que lui, Ted Muller-Smith fait progresser à grand pas ses projets…
Polar d’anticipation ? À vrai dire, le “futur” évoqué semble déjà en action, puisque l’État s’est désengagé au profits des Délégations de Service Public, DSP souvent confiées à des sociétés ne visant que le profit. Si des groupes financiers aussi puissants que la Ijing Ltd mettaient la main sur la France, que resterait-il de nous ? Droit à la santé, à la Justice et autres vieux acquis sociaux, définitivement enterrés ainsi que le souhaitent certains. Aujourd’hui relatives, les libertés individuelles ne seraient plus qu’une illusion. Et les mômes analphabètes rejoindraient les maraudeurs qui survivraient dans nos villes, n’ayant d’autre choix que de se faire dealers. Qu’on se rassure, car les "bons petits soldats de l’ultralibéralisme" auront accès aux villes privées et sécurisées. Si elles existent déjà, encore discrètes sous forme de simples quartiers, on les imagine bientôt hors des lois françaises. L’avenir n’est pas si loin, il est inquiétant.
Pourquoi tant souligner ce contexte ? Parce que ce monde invivable qu’on nous prépare, c’est celui où évolue Fjord Keeling. Se rebeller, se battre tel David contre Goliath, c’est voué à l’échec pour lui et les siens. Pourtant, essayer de comprendre est la mission qu’il s’impose, dans ce roman d’aventure. Agitée ou mouvementée seraient de faibles mots pour qualifier cette intrigue fort tumultueuse. Précisons que nous, lecteurs, avons un peu plus de détails que Fjord sur les fameux projets. Il faut noter que l’auteur maîtrise admirablement cette histoire aux développements sinueux. Et la psychologie des personnages (en particulier Ted Muller-Smih et son camp) est véritablement crédible. Un suspense de belle qualité, qui fait frémir si on le considère comme prémonitoire.