Gus accepte de raconter à un écrivain qui l’a retrouvé dans son refuge un épisode de sa vie, soixante ans plus tôt, début 1958. En ce temps-là, dans le Jura, Gus est associé avec André. Dans leur camion Citroën fatigué, ils transportent du fret à travers le département. Pas de quoi s’enrichir avec cette activité-là, faute de chargements réguliers. Ils font des pauses chez Simone, l’amie intime d’André, ou couchent ailleurs. Les troubles en Algérie ont certaines conséquences, même ici. La gendarmerie multiplie les contrôles routiers. Pas bon quand on circule comme eux dans un vieux camion. Par ailleurs, les ouvriers arabes des usines de la région se mettent en grève. Les réactions de la population sont hostiles : “Là-bas, ils égorgent nos soldats. Ici, ils foutent le souk.”
Ces derniers jours, André et Gus croisent un personnage fantomatique, pas inquiétant, un de ces vagabonds qui trouvent à s’engager comme journaliers pour gagner leur pitance. Encore que celui-là soit certainement d’un caractère différent, et qu’il ne rôde pas par hasard dans le coin. D’ailleurs, il vérifie auprès de Simone l’identité d’André. Cet homme, qui dit se prénommer Pierre, a participé à la guerre en Algérie où il a connu Paul, le défunt frère d’André. Inspiré par le mythe du légionnaire, l’idée d’héroïsme, Paul avait quitté les monts jurassiens pour les djebels. Sauf qu’une guerre est toujours beaucoup plus sale et sanglante qu’on ne la décrit, Pierre en sait quelque chose. S’il traîne alors dans la région, évitant les gendarmes, c’est parce qu’il a des révélations à faire sur la mort de Paul.
La tension entre Français et Arabes entraîne parfois des bastons dans certains quartiers, y compris à Dole. Pas de véritable raison d’en découdre, plutôt de la provocation, un trop-plein d’adrénaline pour Gus qui se frotte à des Algériens. Et qui, blessé, se trouve à l’hosto avec un arrêt de travail, une incapacité à conduire et à s’occuper du fret. André n’a d’autre choix que de recruter Pierre, laissant bientôt Gus provisoirement désœuvré. Gus rumine une envie de s’attaquer au premier Arabe venu. Un Algérien de moins dans le Jura, ça passerait presque inaperçu. Quant à Pierre, il ne peut rester plus longtemps dans la région. La frontière toute proche n’est pas infranchissable pour quelqu’un comme André. Sauf s’il se produit des complications causées par Gus et par une tierce personne, risquant de faire plusieurs morts…
Le barrage passé, on a roulé sans parler. Un tel cirque pour une grève nous turlupinait. Une grève d’Arabes, c’est particulier, j’en disconviens pas, mais les gendarmes auraient été plus utiles devant l’usine. En pleine cambrousse, ça rime à quoi ?
On est entrés dans les faubourgs de Morez. Ils semblaient bien tranquilles. Bien calfeutrés sous la froidure. Les usines alignaient leurs toits en dents de scie. C’était de la belle industrie, alors. Tout en pendules, en lunettes et en clous. La ville tournait rond dans sa vallée. Avec le soleil qui traînait pour se lever, des soirs tombant tôt, et l’ombre des forêts à flanc de coteau. C’est des lieux à demi-jour, par ici. Du sombre jusque dans le vert qui coule des bois comme une rivière.
On a rangé le bahut dans la cour de la fabrique. On devait y pendre du fret à monter sur Dole. À l’entrée, le planton a examiné son registre. "J’ai rien pour aujourd’hui". Il avait l’air embêté. Il tournait les pages, baladait son index sur les lignes.
La fin des années 1950, une toute autre époque. On pourrait l’évoquer telle une France en noir et blanc, mais ce sont plus sûrement ses facettes grises qui apparaissent ici. Depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, encore récente dans les esprits, on cultive la joie de vivre et une certaine légèreté. On s’informe via la radio et les journaux. La jeune Brigitte Bardot est une star. Les suites de l’affaire Dominici passionnent toujours le public. On se distrait en écoutant à la radio “Sur le banc”, avec les chansonniers Raymond Souplex et Jane Sourza. La guerre d’Algérie, on en discute un peu partout. Généralement, sans vraiment comprendre ce qui se passe là-bas. Elle a quelques répercussions en métropole, du moins dans les régions industrialisées où travaillent des ouvriers arabes.
Une France grise, comme les murs d’usines, les blouses des maîtres d’école, les costumes des employés, les salopettes des salariés manuels. Pas si riante que ça, quand on gagne péniblement sa vie tels André et Gus, dans les décors vallonnés du Jura. On est loin de l’image triomphante de ce que l’on baptisera plus tard “les trente glorieuses”. Peut-être plus près du mot hébreu “hével”, signifiant une réalité éphémère, absurde, illusoire. Mais les souvenirs de Gus ne sont-ils pas biaisés par son impulsivité d’alors, un regard sur le monde qui s’est apaisé depuis ? C’était un nerveux, Gus. Patrick Pécherot ne se contente pas de retracer l’époque, de nous raconter l’histoire d’une poignée de personnages. Le récit bénéficie d’une vraie écriture, d’une tonalité stylée, tant dans le contexte esquissé que pour le côté humain de ses héros.
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