Né en 1921 dans le Nebraska, Thomas Sterling n’aurait écrit que quatre romans policiers, dont deux traduits en français. Le premier “Défense de sortir” fut publié dans la collection Un Mystère en 1950. Le second “Le tricheur de Venise” est paru en 1960 dans la collection Le Cachet, Éditions de Trévise. Il a été récompensé par le Grand prix de Littérature policière cette année-là. Ouvertement, c’est un roman qui s’inspire de la pièce de théâtre “Volpone” de Ben Jonson, datant de 1606. Le riche et cynique usurier vénitien Volpone fait semblant, avec son serviteur Mosca, d’être mourrant afin de jouer un mauvais tour à ceux qui visent son héritage. Une histoire d’argent qui se prêtait parfaitement à une version criminelle actualisée. La pièce de Ben Jonson étant sous-titrée “Le Renard”, on ne s’étonnera pas que le personnage central se nomme Fox, encore que ce soit une identité d’emprunt.
William Fieramosca est un comédien américain fauché, redoutable joueur de cartes, qui vient d’être engagé par le vieux Cecil Fox. Celui-ci vit depuis plusieurs années dans une belle demeure vénitienne, qu’il a fait moderniser. La richesse de cette ville a toujours fasciné cet américain fortuné : “Ils ont bâti cette cité avec de l’argent, y ont vécu pendant des siècles. Ils y ont dépensé, dépensé, dépensé. Personne n’a jamais osé en faire autant.” Néanmoins, Fox est bien conscient des hypocrisies qu’entraîne l’argent, et il va le démontrer. Ce célibataire n’a jamais eu de véritables amis, ni de famille. Pourtant, il va inviter trois supposés “amis”, leur faisant croire qu’il est mourant et qu’ils pourraient hériter de ses millions. William Fieramosca sera son complice pour duper ces personnes avides de s’enrichir.
Le quinquagénaire new-yorkais Anson Sims fait partie d’un milieu aisé, marqué par la religion. Le londonien Henry Voltor se dit avocat, mais c’est un oisif plutôt désargenté. Mrs Sheridan fut autrefois la maîtresse de Fox, durant quelques mois. Elle rejoint les autres “amis” avec sa demoiselle de compagnie, Celia Johns, âgée de vingt ans. Celia a beaucoup côtoyé la mort, car cette orpheline s’est un temps occupé de sa grand-mère. La motivation de Cecil Fox, il l’explique à William : “Y gagner ? Que gagne-t-on en tirant sur d’innocents oiseaux, en courant un après-midi entier après un renard malodorant ? C’est le sport, mon garçon. Pour se divertir, les pauvres gens ont le travail; les riches n’ont que le sport.” Simulant un état désespéré, il accepte les cadeaux de chacun de ses trois invités.
Anson Sims et Henry Voltor ne tardent pas à comploter contre Mrs Sheridan, imaginant qu’elle a un plan machiavélique pour toucher l’héritage. Elle leur révèle être l’épouse légitime de Cecil Fox, même s’ils ne sont pas mariés légalement. Après un dîner sous tension sans leur hôte, Celia donne un habituel somnifère à Mrs Sheridan qui tient à “son sommeil”. Puis, William et la jeune femme passent le reste de la soirée ensemble, en ville. Dans la nuit, Celia constate la mort de Mrs Sheridan, mais elle attend le matin pour donner l’alerte. Bien que marié, le policier italien Rizzi n’est pas insensible au charme de Celia. Il interroge Fox sur son lien marital avec la victime, ainsi que Voltor et Sims. Mort accidentelle ou meurtre, il ne semble pas pressé d’en décider trop vite.
Celia finit par rencontrer Fox. Elle n’est pas une de ses cibles, aussi se montre-t-il généreux avec elle. Non content de gagner de l’argent aux cartes contre Fox, Williams escroque Voltor en lui promettant de plaider sa cause pour l’héritage : “Le grand désavantage de briguer une richesse excessive, dit-il, est que les compétitions sont diablement nombreuses”. On suppose que Cecil Fox va dicter la version définitive de son testament à son notaire. Tandis que chacun espère tirer son épingle du jeu, il risque d’y avoir un autre cadavre avant la fin du jeu…
Ce roman, qui fut plus tard réédité chez Le Masque, a vraiment mérité son Grand prix de Littérature policière. Il ne se contente pas de parodier “Volpone”, mais il est à la fois bien construit et d’une belle écriture, sans abuser du côté théâtral. Selon la formule disant que l’argent pourrit tout, aucun des héros n’est vraiment attachant. Même la jeune Celia n’est pas si candide, et William est un fieffé filou. Une histoire ironique, évidemment, mais aussi riche en nuances qu’en suspense.
Un excellent polar de cette sorte ne vieillissant pas, c’est donc un roman à redécouvrir.
commenter cet article …