Thierry Marignac est un type que je respecte. Y a intérêt, on dit qu’il a le coup de poing vigoureux, entraîné. Un mot de travers, il me claquerait la gueule et me mettrait KO illico. Faut pas rigoler avec les brutes de son espèce. Ou plutôt si, justement. Cette image de cogneur qu’il cultive n’est probablement pas fausse. Mais Marignac ne frappe pas pour gagner un quelconque combat. Il ne vise aucun titre de champion. Tout est trop éphémère pour espérer une gloire éternelle.
Par contre, pourquoi ne pas laisser une trace qui ne disparaîtra pas trop vite ? Traduire de l’américain ou du russe. Écrire des nouvelles, pour des publications disparates. Être l’auteur de plusieurs romans noirs persos (polars faisant réagir peut-être négativement ceux qui ne peuvent le “situer”, il en éprouvera d’autant plus de satisfaction). Tenter des anthologies d’artistes underground, alors que même celles consacrées à des auteurs reconnus restent dans l’obscurité. Des chemins escarpés et sinueux, éloignés des boulevards de l’édition. C’est là qu’il faut posséder un esprit de cogneur pour avancer, pour défendre ses choix.
La nouvelle initiative de Thierry Marignac correspond à ce caractère hors norme. Dans la collection L’Écarlate (Éd.L’Harmattan), il publie “Des chansons pour les sirènes”. Il s’agit d’une anthologie dédiée à trois poètes russes majeurs, auteurs qui représentent chacun une époque différente du 20e siècle.
Né en 1895, Sergueï Essenine s’est suicidé le 26 décembre 1925. Si ses textes étaient douloureux, ce ne fut pourtant pas un poète maudit, au sens strict. Il bénéficiait même de la protection de Trotsky et du régime. D’ailleurs, de nos jours, il semble réhabilité en Russie, peut-être au nom d’un nationalisme discutable… Sergueï Tchoudakov fut un personnage plus insaisissable. Il semble exister peu de photos de ce poète né en 1935, disparu dans les années 1990. Fit-il partie de ces ombres au service des soviets, ou fut-il un dissident masqué jouant avec sa marginalité ? Ses textes évoquent son temps, dans cette URSS si complexe, peut-être avec une ironie qui nous échappe quelque peu… Enfin, il y eut la flamboyante Natalia Medvedeva. Née en 1958, elle figure parmi les voix musicales rock de la Russie, à partir des années 1980. Commençant tôt une vie aventureuse, on lui prêta mille expériences. Ce qui est certain, c’est qu’elle fut une des compagnes de Limonov, qu’elle anima à une époque les nuits parisiennes. Elle est décédée en 2003, probablement d’une overdose. Pour autant, sa poésie n’est pas hallucinée, mais plutôt vibrante, déclamant des instants fébriles.
Ces trois artistes sont présentés, à sa manière toute personnelle, par Marignac. Qui nous traduit une sélection de leurs textes, en version bilingue russe et français. C’est la journaliste russe Kira Sapguir qui livre ses impressions, en guise de conclusion, sur chacun de ces poètes. Les lecteurs sont de moins en moins enclins à savourer la poésie, on le sait. Trop d’hermétisme, et d’efforts à produire pour pénétrer l’univers d’un poète, banalité si souvent entendue. Les beaux textes sont balayés par notre égocentrisme, notre manque de curiosité. Rares sont les Français qui connaissent les œuvres d’Essenine, de Tchoudakov et de Medvedeva, c’est évident. Eh bien, il faut l’avouer, nous avons grandement tort. Car c’est à une découverte d’autres tonalités que nous invite Thierry Marignac. Comme quoi un cogneur peut apprécier la sensibilité écorchée des poètes. Et leur rendre un bel hommage, en les mettant en lumière. Non, on ne parle pas ici de polar. Encore que ces trois-là pourraient être des héros de furieux romans noirs.
Lire aussi l'Interview Express de Thierry Marignac, et mes chroniques sur "Renegade Boxing Club" (Série Noire), "Le pays où la mort est moins chère", "Maudit soit l'Eternel".