Aurélien Molas a publié il y a deux ans son premier roman "La onzième plaie" (Albin Michel). Après ce beau
succès, allait-il confirmer avec un deuxième titre de qualité ? "Les fantômes du Delta" (toujours chez Albin Michel) nous prouve que c'est le cas.
Au Nigeria, début des années 2000, le Delta du fleuve Niger est l’endroit le moins accueillant du monde. C’est un vaste champ pétrolifère surexploité, dévasté par
les marées noires causées par des plateformes et des pipelines mal entretenus. La manne financière du pétrole ne profite pas aux populations installées là. Elles ne peuvent ni pêcher, ni cultiver
dans ces terres polluées. Mouvement de résistance local, le MEND est dirigé par Yaru Aduasanbi et Henry Okah. Le premier s’appuie sur les efficaces guérilleros du second. Bien qu’il s’agisse à
l’origine de s’opposer à l’état nigérian qui les traque, le MEND a aussi des objectifs moins avouables. Ils vont bientôt kidnapper une petite fille, Naïs. L’enfant en bas âge fut confiée à
l’orphelinat du père David. Ce missionnaire marxiste est un homme qui dérange. Les autorités trouvèrent un prétexte pour faire fermer l’établissement. Pourtant, les années suivantes, il
poursuivra ses activités sous d’autres formes.
Benjamin Dufrais et Jacques Rougée appartiennent à Médecins Sans Frontières. Parmi leurs missions, ils interviennent
dans l’ex-orphelinat du père David. Sous le contrôle de l’état, on y garde aujourd’hui des enfants fragiles. C’est ainsi qu’ils découvrent le cas de Naïs, mieux suivie médicalement que les
autres. Différence génétique, ou mythe de l’enfant-sorcier, en font une sorte d’objet rare. C’est sans doute pour sa grande valeur qu’elle est enlevée, avec les deux médecins de MSF, par le
commando d’Henry Okah. Ils sont retenus comme otages au QG du MEND, avant d’effectuer un échange contre une forte somme. En réalité, les médecins doivent être supprimés. L’opération est un échec,
quand les forces armées nigérianes affrontent les hommes de Okah. Le duo de MSF est libéré, sauvant en même temps Forman Stona, un faux rebelle infiltré chez les guérilleros. Yaru Aduasanbi est
en fuite avec la petite Naïs. Henry Okah est finalement arrêté.
Après quelques mois, Dufrais et Rougée sont de retour au Nigeria, dans le secteur de Damasak. Megan, infirmière
divorcée de 32 ans venant de Chicago, a rejoint la mission MSF. Ayant perdu prématurément sa fille, elle va se consacrer à la pédiatrie. Parmi des réfugiés admis au dispensaire, Benjamin Dufrais
reconnaît la petite Naïs. Yaru Aduasanbi et elle sont désormais recherchés par plusieurs chasseurs. Représentant la police officielle, Forman Stona n’est pas le pire. Ancien du MEND, l’albinos
Umaru Atocha s’est mué en mercenaire pour les retrouver. Il ne craint pas de faire des victimes, telle la prostituée Kéziah qui sera soignée au dispensaire. Ayant négocié sa libération, Henry
Okah est également sur la piste de Naïs et Yaru Aduasanbi. Le nouveau poste de Megan la conduit à l’hôpital de Baganako, du côté du lac Tchad. Chacun des poursuivants espère être le premier à
repérer Aduasanbi et l’étrange petite fille…
Ce pourrait être un roman d’action, un thriller d’aventure. Il apparaît rapidement qu’Aurélien Molas a souhaité
construire une histoire plus ambitieuse. Un portrait de cette région africaine, avec ses terribles contradictions. Les personnages sont tous nuancés, exprimant à la fois force et faiblesse. Quant
aux ambiances, elles sont restituées avec une belle densité. On se passionne bientôt pour ce récit, dont les péripéties et les points de vue sont multiples. Avec ce deuxième roman, très
convaincant, l’auteur confirme ses évidentes qualités.
Aurélien Molas a accepté de répondre à quelques-unes de mes questions, afin d’expliquer
mieux encore le contexte de “Les fantômes du Delta”, d’approcher le réalisme de cette histoire.
Pourquoi choisir d’évoquer l’Afrique, et surtout le Delta du fleuve Niger, dont on n’entend guère parler
dans nos infos ?
Aurélien Molas : Les éléments de réponse sont nombreux, je vais donc essayer de les synthétiser au mieux. Je voulais traiter de la médecine humanitaire,
et tout particulièrement de Médecins Sans Frontières. Leurs zones d’actions sont aux quatre coins de la planète, mais elles sont tout de même concentrées en Afrique.
C’est un continent que j’apprends à connaître, ma sœur et sa famille y vivent depuis sept ans déjà. C’est mon
beau-frère qui travaille beaucoup au Nigeria qui a éveillé ma curiosité. Ce pays semblait contenir à lui seul une diversité thématique extraordinaire : guerre économique, disparité sociale,
heurts ethniques et religieux, désastres écolos etc. Comme l’écrivait Caryl Ferey à propos de l’Afrique du Sud : c’était le cadre idéal pour un roman noir !
J’ai commencé mes recherches à tâtons, inquiet à l’idée de m’emparer d’un sujet qui à bien des niveaux m’était
étranger. Je me suis penché sur l’histoire du Nigeria, de la colonisation anglaise jusqu’à nos jours. Puis peu à peu, au fur et à mesure des rencontres, des recherches, j’ai entrevu la nécessité
d’inscrire mon récit dans ce pays.
Tu évoques les médias à juste titre. La presse française évoque trop rarement la véritable catastrophe écologique
que vivent les habitants du delta du Niger. L’Erika en comparaison c’est une goutte de fuel dans une piscine olympique !
Ce qui se passe au Nigeria aujourd’hui est, à mes yeux, une sorte de condensé de tous les maux qui gangrènent le
monde actuel. Je ne dénonce pas, j’énonce, avec le souhait que le lecteur fasse lui-même la comparaison avec ce qu’il voit au JT de 20 heures.
Le dernier point, sans lequel ma réponse serait incomplète, est strictement littéraire. J’avais le désir profond de
dépeindre des paysages, d’inscrire une intrigue dans un cadre spectaculaire et beau. Sans me comparer à eux, je souhaitais approcher à ma manière le pouvoir d’évocation de Steinbeck ou encore de
Conrad dans “Au cœur des ténèbres”. Je voulais retranscrire un sentiment d’immensité et la notion d’immuable qui nous saisit à la gorge face à une nature sauvage, encore
vierge. Il y a dans “Les fantômes du Delta” une forme de panthéisme étrange que l’on peut retrouver dans les écrits de Melville (magnifié chez lui à un
point si intimidant que je cache “Moby Dick” avant d’écrire une ligne et que je l’ouvre et le relis à nouveau dès que j’ai bouclé le manuscrit),et c’est précisément ce
qui me manque dans la littérature contemporaine.
Grâce à son pétrole, le Nigeria devrait pourtant être un pays puissant, riche, ce qui bénéficierait à
tous, non ?
Le Nigeria est un pays extrêmement puissant ! Mais la corruption et la surpopulation (160 millions
d’habitants tout de même ; un sixième de la population du continent sur à peine un trentième de sa surface) en font un pays pauvre, avec une disparité sociale et économique effrayante. Des
buildings de Lagos dignes de l’île de Manhattan aux plaines désertiques du Nord où il n’y a rien, l’écart est hallucinant. Mais à bien y regarder, ce pays est comme une loupe géante : si
l’échelle est moins graduée, la France, l’Europe, ne sont-elles pas confrontées au même problème ? C’est certes exagéré et caricatural, mais dans l’idée, il y a une vraie confiscation des
biens et du pouvoir.
Tu t’inspires des guérilleros du MEND, mouvement existant. Tu montres quelque peu qu’ils ne défendent
pas seulement les intérêts des populations locales ?
J’ai une certaine fascination pour les mouvements révolutionnaires, peut-être parce que ma génération n’a
jamais eu à se battre (j’entends prendre les armes) pour défendre des idéaux ou des libertés bafouées. Peut-être parce que je suis un peu lâche et que je sais qu’avec un AK 47 dans les mains je
serai aussi démuni qu’une poule avec un cure-dent.
J’ai longtemps eu une vision romantique du guérillero, du révolutionnaire perdu dans le grand nulle part de ses
convictions, traqué, affamé, mais vaillant et intègre dans son combat. Che Guevara a contribué à inscrire cette vision du guérillero martyr dans l’inconscient collectif.
Mais lorsqu’on se plonge dans les biographies des grands meneurs révolutionnaires, on se rend compte qu’ils ont fini
par être pervertis, corrompus ou lobotomisés par le pouvoir. Pol Pot était un grand penseur, certains de ces aphorismes sont brillants, mais il est devenu le monstre sanguinaire que nous
connaissons. Fidel Castro a abandonné une carrière bourgeoise d’avocat pour s’enterrer et crever la dalle dans la Sierra Maestra aux côtés des paysans, mais ensuite ? Qu’est devenu Cuba
après son arrivée au pouvoir ? Même Kadhafi auto-proclamé guide révolutionnaire a voulu défendre une idée du socialisme en Libye !
Dans "Les Fantômes du delta", mes personnages sont tiraillés entre les idéaux derrière lesquels ils brandissent
leurs kalachnikovs et la réalité égotique de leurs intérêts personnels (parfois les deux se rejoignent). C’est ce point d’hésitation et de tentation qui m’intéresse, d’autant que ces hommes ont
tout sacrifié pour un combat qui leur semble juste. Ils se disent : «Si j’abandonne maintenant, que vais-je devenir et que deviendront ceux que j’ai entraînés avec moi ? Mais si je
continue et que j’échoue, quel aura été le sens de ma vie ? Les sacrifices que j’ai faits ont-ils un sens ?». En quelque sorte, ils ont franchi un point de non-retour. De fait, ils
doivent lutter intérieurement et spirituellement entre une pensée collective, moteur de leur combat, et une pensée individualiste propre à chacun de nous.
Tu survoles les rivalités ethniques et religieuses du pays. Est-ce une des plaies de l’Afrique, selon
toi ?
Je pense que la vraie plaie de l’Afrique est que ce continent est sous la coupe de puissances occidentales qui
n’ont aucun intérêt à le voir prospérer. L’Afrique est un gisement, une ressource incroyable pour le monde de demain. Cela étant dit, mon regard est faussé, puisque je suis un français, blanc,
vivant à Paris, qui écrit ces mots. Même si j’ai mené des recherches poussées, ma vision est déformée. Ce que je crois en revanche, c’est qu’elle fait écho, dans une certaine mesure, à un
certains nombres d’ouvrages rédigés par des essayistes Africains.
Les rivalités ethniques et religieuses sont un véritable fléau, il est vrai. De notre point de vue occidental, elles
rappellent les tristes heures de la Saint-Barthélemy et d’autres évènements dans un passé plus proche.
Au Nigeria l’opposition entre musulmans et chrétiens est un combat qui dure depuis des années et qui ressurgit,
comme récemment, sous la forme de massacres. Mais lorsqu’on creuse un peu, on se rend compte qu’il existe des raisons plus cachées, bassement économiques (en l’occurrence, au Nigeria, la
possession de terres pour les paysans), et je ne trancherai pas sur la question, mais j’ai l’impression que la religion sert tout de même de prétexte. Peut-être que je me trompe profondément,
mais lorsqu’on établit un parallélisme avec les guerres de religion conduites par les monarques européens, on se rend vite compte que, certes la foi les galvanisait, mais le pognon, le pillage et
la bénédiction papale aidaient à les faire sortir des donjons pour chevaucher jusqu’à Jérusalem !
Les humanitaires peuvent-il vraiment jouer un rôle actif au Nigeria, alors que comme le disent certains de tes personnages, ce pays est totalement pourri
?
L’important pour les médecins humanitaires que j’ai rencontrés ce n’est pas le résultat, c’est le fait de ne
pas abandonner. C’est ce qui m’a intéressé, ce sont des personnages tragiques qui ont eux-mêmes choisi leur «supplice». Mais il y a tout de même une différence notable : il ne s’agit pas de
remplir un vase percé pour l’éternité, il y a des résultats concrets, une progression lente, très éloignée du sensationnalisme qui peut plaire aux médias. Sauver une personne sur mille, bien
évidemment ça peut sembler dérisoire, mais sauver une personne plutôt qu’aucune, pour moi, ça fait toute la différence.
C’est ce qui m’a plu en bossant avec eux, en les interrogeant, ils sont lucides, presque cyniques, et pourtant ils
croient dans la nécessité de ce combat, conjointement au développement des infrastructures et de l’industrie. L’équation gagnante, à mon avis, consiste à pallier à l’urgence humanitaire tout en
dynamisant l’économie d’un pays, mais ce point précis est de la responsabilité des états et de leurs dirigeants. A en croire certains détracteurs de l’humanitaire, il faut privilégier le
redressement de l’économie et encourager la croissance plutôt que de gaspiller de l’argent et de l’énergie en répondant à une nécessité médicale. C’est absurde, l’un n’empêche pas l’autre, la
seule question que cela pose est : quelle est la priorité immédiate et financière ? On en revient toujours au pognon.
En ce sens, ma crainte lorsque j’ai réfléchi à ce roman était d’avoir à composer avec l’image du Saint-Juste, celui
qui renvoie aux autres leurs défaillances et leurs égoïsmes, un homme qui ne se nourrit que de bons sentiments. La réalité est tout autre.
Le portrait de l’humanitaire véhiculé par les médias n’est que pure foutaise marketing. Ce ne sont pas des individus
dotés d’une conscience supérieure, ni prêt à se sacrifier pour l’avenir de la planète. Ce sont des hommes qui ont choisi de s’engager sur cette voie et qui font leur job, leur labeur quotidien,
patient après patient.
Entre maladies infectieuses et malnutrition, les enfants semblent les victimes perpétuelles de
l’Afrique, ce qui apparaît aussi dans ce récit ?
Les enfants sont les plus fragiles, les plus exposés. Jusqu’à huit ou dix ans, ils sont à un moment
charnière : vont-ils survivre ? Lesquels d’entre eux vont gagner le droit de devenir adolescent, puis, avec encore de la chance, adulte ? C’est cette réalité que je voulais laisser
transpirer en arrière-plan du récit. Je crois, naïvement sans doute, que chacun d’entre nous a une minuscule part de responsabilité dans ce qu’il lègue aux générations futures. Cet héritage, bien
entendu, nous ne le voyons que sous sa forme collective et à l’échelle d’une société, mais c’est pourtant à l’échelle individuelle que se joue beaucoup de choses.
Un personnage comme le père David, prêtre marxiste, ça existe encore ?
J’en ai rencontré un. D’origine basque espagnole, ce prêtre marxiste, âgé à présent, portait un regard d’une
extrême lucidité, à la fois sévère et bienveillant, sur le monde d’aujourd’hui. C’est lui qui m’a conseillé de lire les écrits de Jean Cardonnel, mort en 2009, qui fut un représentant célèbre du
mouvement dominicain d’extrême gauche. Jean Cardonnel a rédigé des textes intéressants sur le thème «Evangiles et Révolution».
Bien sûr, de tels « personnages » se font rares et leur engagement date d’une époque où il avait encore un
sens. Mais je souhaitais traiter cette question de la foi et du combat politique, je trouvais que le père David avait tout pour devenir une figure héroïque. En le creusant et en l’apprivoisant,
je me suis rendu compte que c’était un homme de conviction mais que le doute le tenaillait et lui faisait entrevoir à la fois l’étendue du combat qu’il reste à mener et la beauté sauvage du monde
qui l’entoure.
En un sens, j’ai essayé de bâtir et de faire vivre un personnage à l’opposé des héros de Georges Bernanos, il n’est
pas autocentré sur son parcours mystique, il ne lutte pas avec lui-même pour réaffirmer sa foi et la croix qu’il porte n’est pas mortifère, bien au contraire, puisque cette croix est une fillette
qui s’éveille au monde.
A mesure que j’écrivais, je me suis rendu compte que ce personnage
n’était pas un illuminé, un béat, mais juste un homme qui saisit avec effroi qu’à l’automne de sa vie il a peut-être fait les mauvais choix.
Laquelle choisirais-tu si tu devais coller une étiquette à cette histoire : thriller, roman d’aventure,
ou autres ?
Ah les étiquettes… Difficile de répondre tant je suis hostile à cette idée, d’autant plus ces derniers temps
où l’étiquette sur un livre fait naître des batailles d’Hernani aussi stériles qu’illégitimes. Mon éditeur te dira : c’est un thriller, et si l’on parle de la structure narrative,
effectivement ça s’en approche. Roman d’aventures et roman noir, peut-être, si l’on s’attarde sur les péripéties et la psychologie des personnages.
Mais le terme qui me semble le plus exact, puisque c’était mon ambition de départ, est «fresque». Je ne saurais
affirmer si j’y suis parvenu, mais mon intention et mon envie se situaient là, dans ce courant littéraire qui conjugue la notion de durée dans le temps, la structure chorale et une multiplicité
des points de vue, le va-et-vient permanent entre le micro et le macro et l’ampleur des thèmes abordés.
Merci de tes réponses.
Merci à toi !