Quelques remarques sur le roman de mystère (écrites en 1949)
« Les personnages, le cadre et l’atmosphère doivent être réalistes. Il doit s’agir de gens réels dans un monde réel. Il y a bien sûr un élément d’imagination. La vraisemblance y est malmenée par le télescopage du temps et de l’espace. C’est la raison pour laquelle plus les prémisses sont exagérées, plus les conséquences qui en découlent doivent être littérales et exactes. Rares sont les auteurs à s’intéresser à la psychologie des personnages, sans que cela signifie que c’est superflu. Ceux qui affirment que le problème domine tout, essaient simplement de dissimuler leur propre incapacité à créer des personnages et une atmosphère.
Il existe différentes façons de créer des personnages: par la méthode subjective, on entre dans les pensées et les émotions du personnage; la méthode objective ou dramatique les montre comme sur la scène, c’est-à-dire par leur aspect, leur comportement, leurs paroles et leurs actes; enfin, ce que l’on appelle le style documentaire, retrace la chronologie de l’affaire. Cette dernière méthode s’applique en particulier aux histoires de détectives, dans lesquelles on s’efforce de retrouver le ton d’un rapport officiel, en rapportant les faits sans manifester d’émotions. Quelle que soit la méthode, cependant, il faut créer des personnages si l’on souhaite faire une œuvre de valeur […]
Le roman policier ne doit pas essayer de tout faire à la fois. Si c’est l’histoire d’une énigme fonctionnant à un niveau mental élevé, on ne peut pas en faire aussi une aventure violente et passionnée. Une atmosphère de terreur détruit toute pensée logique. Si l’histoire porte sur les pressions psychologiques compliquées qui poussent des gens au meurtre, on ne peut pas y trouver également l’analyse impartiale d’un investigateur entraîné. Le détective ne peut pas être à la fois le héros et la menace; le meurtrier ne peut pas être à la fois la victime des circonstances et un affreux salaud […]
Écrire le roman policier parfait est impossible. On doit toujours sacrifier quelque chose. On ne peut avoir qu’une seule valeur souveraine. C’est le reproche que je fais au roman de déduction […] Non pas que de telles histoires ne soient pas passionnantes, mais rien ne compense leurs points faibles […]
Le paradoxe du roman policier est que sa structure apparaît rarement lorsqu’un esprit analytique l’examine de près, alors que c’est justement ce type d’esprit qu’il attire le plus. Bien sûr, il existe un type de lecteur assoiffé de sang, de même qu’il existe des lecteurs soucieux de psychologie, et de sexe par personnes interposées. Tous ensemble ne formeraient qu’une petite minorité, comparés aux gens d’esprit alerte qui aiment les romans policiers justement à cause de ces imperfections.
C’est une forme qui n’a jamais été abattue, et ceux qui ont annoncé son déclin et sa chute, se sont trompés pour cette raison. Comme sa forme n’a jamais été améliorée, elle n’a jamais été codifiée. Les académiciens ne s’y sont jamais attaqués. Il est encore trop fluide, trop varié pour être facilement classé, encore en train de pousser des rameaux dans toutes les directions. Personne ne sait exactement ce qui le fait fonctionner, et souvent des romans policiers célèbres manquent d’une des qualités considérées comme essentielles. Le roman policier a donné plus de mauvaise littérature que n’importe quelle autre forme de fiction, et probablement plus de bonne littérature qu’une autre forme aussi généralement acceptée et appréciée.
Qu’on me montre quelqu’un qui ne peut pas souffrir le roman policier : ce sera un pauvre type, un pauvre type intelligent peut-être, mais un pauvre type tout de même.»
Extraits personnellement choisis (p.66 à p.76) de Raymond Chandler “Lettres" (Ed.10-18, 1973) - traduit par Michel Doury - Christian Bourgois éd., 1970.