Évoquer romans et collections d’autrefois, c’est un plaisir teinté de nostalgie qu’il m’arrive de partager ici avec d’autres lecteurs. Parmi ces grandes collections s’étalant des années 1950 aux années 1980, Spécial-Police du Fleuve Noir fut ma préférée. Car il n’y eut pas que la mythique Série Noire ou l’inusable collection Le Masque qui attiraient les lecteurs, loin s’en faut. On publiait tous azimuts, des éditions Ferenczi à celles de l’Arabesque, en passant par Un Mystère aux Presses de la Cité, La Chouette créée par Frédéric Ditis (les prémices de J’ai Lu), Crime-Club chez Denoël, et tant d’autres collections oubliées. Leur format de poche limitait les tarifs de ces livres, qui s’adressaient donc à un large public. Il s’agissait d’inédits en poche, très peu de rééditions.
L’ami blogueur Mic m’a toutefois fait remarquer qu’il manquait quelque chose dans ces évocations des romans de l’époque : le contexte éditorial et social. En effet, le système de diffusion actuel n’a guère de rapport avec ce qui existait alors. “Pourrais-tu nous éclairer sur cette période particulière où la lecture était à chaque coin de rue : kiosque à journaux, gare ferroviaire, épicerie du coin...?” demande Mic.
Habitant d’un “quartier de la gare”, il est vrai que ces romans ont toujours fait partie de mon univers, les ayant vus dans les boutiques et kiosques de gare. On doit se souvenir que la vie s’organisait autour des petits commerces de quartier, de l’épicerie au boucher, du coiffeur au marchand de chaussures. Les grandes galeries marchandes ne sont apparues que plus tard. Le livre était à portée de main, pas forcément dans un lieu dévolu. La preuve, je me souviens d’une anecdote étant ado, au début des années 1970. En vacances avec mes parents, nous passions dans un hameau vraiment isolé au cœur du terroir, loin des routes principales. Deux commerces un brin vieillots, un bistrot et une boulangerie. Cette boulangerie vendait le quotidien du coin et… avait un présentoir (tourniquet) garni de romans du Fleuve Noir. Autrement dit, à cinq kilomètres à la ronde — peut-être dix kilomètres, on ne pouvait se procurer en guise de lecture que le journal et des Fleuve Noir.
Voilà ce qui faisait la force, l’impact même de ces collections : leur implantation dans la moindre bourgade et dans des commerces non destinés à vendre des livres. Le réseau des commerciaux du Fleuve Noir fut particulièrement efficace sur ce point. Frédéric Ditis négocia pour que J’ai Lu Policier, après sa collection La Chouette, se vende dans les Monoprix. Superettes de proximité avant la création des hypermarchés, c’était un excellent vecteur de ventes populaires. La Série Noire visait davantage les librairies, prestige Gallimard oblige. Des petites librairies, il y en avait bien plus que de nos jours. D’autres collections ont périclité assez vite, c’est évidement à cause d’un manque de visibilité. Ce qui reste peut-être vrai encore aujourd’hui pour des petits éditeurs, il faut l’avouer.
—“On trouvait ce genre de livres un peu partout dans les maisons (notamment les greniers et les caves) et c'est comme cela qu'à l'âge de 7 ou 8 ans j'ai découvert chez mes grands-parents ou chez mes oncles et tantes, ces fameux petits bouquins” précise Mic. Oui, ce formats poche aux tirages conséquents expliquent qu’on en trouvait dans toutes les familles, sans qu’importe le niveau social. Je me souviens encore que c’est mon copain de 6e, Didier N., qui m’a parlé de ces San-Antonio que lisaient son grand frère. Ils étaient d’une famille d’agriculteurs. Plus tard, une fille de milieu BCBG, étudiante en filière littéraire, me raconta qu’elle adorait “ces petits romans-là” bien davantage que ceux qui étaient au programme de ses études.
Des années 1950 au début des années 1980, ces livres bénéficiaient donc de très gros tirage. Restons prudents sur les chiffres. Je me souviens de ce que m’en a dit Brice Pelman, auteur du Fleuve Noir. Cela concerne globalement la période 1965-1980. Un débutant pouvait compter sur un tirage de 30.000 à 40.000 exemplaires; un auteur confirmé c’était le double, parfois le triple si sa notoriété grandissait. San-Antonio se vendait, au minimum, entre 100.000 et 120.000 pour des romans courants, souvent bien plus. Ses grands formats rivalisaient en tirage avec les Prix Goncourt. (pour plus de détails, lire l’article Le Fleuve Noir en chiffres, de l’Oncle Paul).
Un exemple : le premier roman de Brice Pelman au Fleuve Noir sorti en mai 1968 ne s’est pas très bien vendu, à cause des évènements, les grèves entraînant des blocages. Il a dû s’en vendre quand même dans les 10.000 exemplaires minimum. Plus tôt, fin des années 1950, les enquêtes des sœurs Bodin écrites par Jean-Pierre Ferrière se vendirent à 50.000 exemplaires par volume. Dans cette collection La Chouette, le tirage moyen était estimé autour de 25.000 exemplaires.
Ne nous hasardons pas à chercher des comparaisons avec les tirages actuels, d’autant que les ventes annoncées incluent souvent grands formats et rééditions en poche. À part pour une poignée d’auteurs, on est loin des chiffres d’antan.
Un mot sur les romans d’espionnage, très prisés à l’époque. Deux principales raisons à leur succès. D’abord, en ces temps de Guerre Froide et de manque d’informations, le lecteur avait l’impression (bien relative) d’en savoir un peu plus sur la situation mondiale. Ensuite, il s’agissait pour l’essentiel de trépidants romans d’aventure, avec scènes sexy soft et rebondissements explosifs. De quoi satisfaire un lectorat alors généralement masculin. En majorité, les intrigues étaient plus linéaires que celles des romans policiers, se contentant de suivre les tribulations du héros intrépide.
—“Mais je suppose (mais peut-être que je me trompe), que les lecteurs en lisant ces bouquins ne retenaient pratiquement jamais le nom de l'auteur” s’interroge encore Mic, qui n’a pas connu cette époque.
Question notoriété, il faut distinguer plusieurs temps assez différents. Au risque de schématiser, nous avons d’abord l’époque 1950-1965. Les collections et leurs auteurs doivent s’imposer auprès du public. Georges Simenon et Agatha Christie sont maîtres du roman policier. Les auteurs américains tels Dashiell Hammett et Raymond Chandler gagnent un public français. Peter Cheney, James Hadley Chase, Mickey Spillane, Ed McBain, William Irish et quelques autres en profitent. Côté auteurs français, San-Antonio ou Charles Exbrayat sont parmi les premiers à imposer leur style. Beaucoup d’auteurs, qui passent pour des besogneux, vont s’avérer de bons artisans. Ils intègrent les collections se vendant bien, mais on retient encore peu leurs noms. De 1965 à presque 1980, les lecteurs ont adopté quelques-uns de ces auteurs (notamment du Fleuve Noir) qu’ils suivent régulièrement.
Pourquoi ? Il savent que ceux-là ne les décevront pas, tout simplement. Et puis, ces livres de 220 à 250 pages se lisaient aisément. Dans les années 1970, quelques romanciers s’imposent un peu plus solidement, tels G.J.Arnaud ou Brice Pelman. Leur vocation d’auteur et leur expérience font d’eux des valeurs sûres, attirant les lecteurs. D’autres ont progressé grâce à leur productivité. Il n’est pas rare qu’ils aient écrit un roman tous les deux mois. Six romans par an (ou plus) d’un Peter Randa, d’une Mario Ropp ou d’un Roger Faller, ça finit par marquer le public. Ceux qui ne publiaient qu’un roman par an, voire moins, avaient moins la cote auprès des lecteurs.
Être présents, proposer sans cesse de nouveaux romans, tel était le secret de leur notoriété. Ce qui explique aussi que certains auteurs ayant été publié chez Série Noire, pour deux ou trois titres (Pierre Latour, Pierre Vial-Lesou, Serge Laforest, etc.) aient acquis leur véritable réputation chez Fleuve Noir. En outre, ceux qui furent présents dans plusieurs collections Fleuve Noir (Spécial-Police, Espionnage, Angoisse, Anticipation, l’Aventurier) multipliaient les chances d’imposer leur nom. Alain Page, plus tard auteur de “Tchao Pantin”, en fit partie.
Le public retenait les auteurs qui lui plaisaient. À part San-Antonio, aucun n’a jamais été destiné à devenir une star dans l’esprit des lecteurs. On récompensait le bon boulot de ces auteurs en achetant leurs livres. Mais, pour la célébrité, André Lay ne serait jamais Alain Delon, M.G.Braun n’égalerait pas Belmondo. Même Léo Malet, Jean Amila ou Michel Lebrun n’eurent le droit à une logique reconnaissance que sur le tard, parfois après avoir cessé d’écrire. Toutefois, on parle là d’une époque où Louis De Funès, Bourvil, Fernandel, Darry Cowl, ou d’autres amuseurs était plus apprécié du public populaire que les tragédiens de théâtre ou de cinéma. Cette génération préférait ceux qui leurs ressemblaient. Or, les romans policiers de ces auteurs leurs ressemblaient. Sans prétention à un quelconque élitisme.
Les couvertures illustrées de ces romans participèrent à leur succès. Le talent de Michel Gourdon au Fleuve Noir, de Giovanni Benvenutti chez La Chouette, donnaient une identité aux collections, créant une incitation à la lecture. Une sale tête de truand buriné, une jolie pin-up déshabillée, un portrait de mamie détective, une cave insalubre baignée de sang, un cadavre dans un paysage mystérieux, tout cela suggérait déjà le contenu. Quand, fin des années 1970, les photos remplacèrent les illustrations, le public ne s’y retrouva que rarement.
Foisonnement d’éditions et de lecteurs, en ces temps où la télévision était encore rare, jusqu’à la décennie 1970. Ce média entrant dans tous les foyers n’explique pas tout. Les habitudes des Français changeaient, que ce soit pour la lecture ou pour divers autres loisirs. Pour la consommation, en général. L’édition populaire perdit le statut légal de “publication mensuelle” qui était très favorable à la diffusion massive. Elle connut donc un net fléchissement dans les années 1980 et 1990. Puis, outre le prix unique du livre, avec la mise en place effective des actuels systèmes de diffusion, on est enfin revenu à une visibilité incitative pour les lecteurs dès les années 2000.
Toutefois, ne confondons pas les best-sellers actuels avec les romans populaires d’antan. Pour cela, la fréquentation des Festivals et Salons du livre apporte quelques éléments de réflexion. Certes, on a vu la queue sur quinze mètres pour une dédicace de Fred Vargas ou de Maxime Chattam. Mais aussi ces lecteurs ou lectrices approchant de la caisse avec une pile d’une dizaine de livres, dont aucun auteur très connu. C’est la curiosité qui guide le choix de ces lecteurs-là. Dans leurs livres en stock, qu’ils liront réellement, on ne trouverait guère que 10% d’auteurs stars, de best-sellers. La majorité de leurs lectures, ce sont des découvertes qui ne doivent rien au marketing publicitaire. Peut-être vaut-il mieux acheter chaque année vingt livres qu’on lira réellement, plutôt que trois ou quatre best-sellers qu’on survolera à peine, non ? Libre choix, qui s’apparente au lectorat traditionnel des romans populaires dont nous parlons ici. Plaisir et goût de la lecture guident encore une large partie du public. Heureusement !
Quelle est votre approche du polar ? Je serais heureux d’avoir votre témoignage sur vos motivations et autres anecdotes. Merci de laisser un commentaire (ci-dessous) sur votre propre démarche de lecteur.