Les sorties en format poche permettent de revenir sur des livres qui, peut-être, ont moins attiré l’attention des lecteurs à l’origine. Après d’excellents échos médiatiques, “Low Down” d’Amy Jo Albany mérite de conquérir un large public par une édition en poche. Quant à “La nuit derrière moi” de Giampaolo Simi, le Coup de Coeur attribué par Action-Suspense ne devait rien à la complaisance : c’est un grand polar.
Amy Jo Albany : Low Down (Éd.10-18)
Le pianiste Joe Albany a sûrement disparu depuis longtemps de la mémoire des amateurs de jazz. Car s'il était accro au clavier d'un piano, il le fut encore bien davantage à toutes sortes de stupéfiants. Né en 1924 dans une famille d'émigrés italiens installés sur la côte Est des États-Unis, Joe Albany est mort en 1988 après avoir réussi à enregistrer quelques disques en Europe dans les années 1970. Il joua avec des grands noms du jazz, dont le mythique Charlie Parker. Pour l'essentiel, il dut se contenter de prestations peu prestigieuses dans des clubs ou des bars. Sinon, il ne fut que l'accompagnateur occasionnel de stars comme Charlie Mingus, pas un très bon souvenir pour lui. Même s'il chercha tant soit peu à décrocher, la spirale infernale de la drogue le minait toujours plus.
De l'héroïne aux amphètes, ni les cures de désintoxication, ni les programmes méthadone de substitution aux drogues dures ne l'aidèrent. L'ambiance dans laquelle il vivait ne risquait pas de le sauver, non plus. À Los Angeles, le minable St Francis Hotel sur Hollywood Boulevard où il habita, ainsi que les autres lieux qu'il fréquenta, n'étaient que des repaires de losers, de personnages infréquentables aussi chtarbés que lui à cause des stupéfiants. Quant aux femmes (et autres travelos) qui furent les compagnes de Joe Albany, c'étaient de junkies hurlantes et violentes, à virer à la première occasion : “Les femmes nous compliquaient toujours la vie, mais elles ne faisaient jamais long feu” écrit sa fille Amy Jo.
Celle qui resta le plus longtemps fidèle à Joe Albany, qui décela le vrai talent de l'artiste derrière sa terrible addiction, ce fut Amy Jo. Née en 1962 de la brève et relative union de Joe Albany avec une certaine Sheila, la gamine ne peut raconter aucun souvenir positif concernant sa mère fantôme. Irresponsable, shootée la plupart du temps, hospitalisée après des crises, Sheila se prit un temps pour l'égérie d’Allen Ginsberg, pape de la "beat generation". Elle fut son ultime maîtresse, avant qu'il s'intéresse plutôt comme elle aux beaux mâles. Amy Jo bannit littéralement de sa vie cette mère dont elle n'avait nul besoin. Maladive, asthmatique, la fillette s'éleva toute seule auprès de ce père pianiste qu'elle vénérait. Joe adorait sa gamine, se montrant aussi paternel que le permettait son état, lui faisant entre autres rencontrer l'immense Louis Armstrong.
Ce n'est pas l'école qui aurait pu mettre Amy Jo dans le droit chemin. Un autre élève se moquait d'elle ? “Un jeudi je filai une raclée au déplaisant garçon. Je lui fit saigner le nez et lui fendis la lèvre. Quand on parvint à m'arracher à lui, je traitai la maîtresse, Mrs Stern, de hideuse vieille connasse et, à l'âge tendre de huit ans, je fus expulsée de l'école primaire Grant.” Amy Jo n'adhéra pas davantage aux religions. Un jour de messe, un prêtre s'exclame à son sujet : “Satan s'empare de la fille” et je songeai : Mon pote, si Satan devait se pointer maintenant, je serais heureuse de sauter dans ses bras brûlants pour échapper à ce cirque de piété.”
La vie d'Amy Jo ressemble plutôt à la magnifique chanson de Peggy Lee “Is that all there is ?” qu'au parcours rectiligne d'une enfant de son âge. En grande partie élevée chez sa grand-mère, également un sacré personnage en son genre, elle reste marquée par toutes les expériences vécues auprès de Joe Albany. Consciente de n'avoir que les atouts qu'elle a réussi à se forger, mais pas assez de talent artistique, Amy Jo se dirige fatalement vers une adolescence perturbée, suicidaire. Le dérapage vers les mêmes univers que connut son père, alors parti en Europe où il était plus apprécié, la guette mais elle saura en grande partie éviter le désastre personnel.
C'est une suite de courtes scènes que raconte avec émotion et humour Amy Jo dans ce livre. Elle ne cache ni sa légitime rancœur envers sa mère, ni tous ces excès qui firent le quotidien des décennies 1960-70 pour son père et ses proches. On imagine cette enfant au milieu de ces marginaux, pas antipathiques mais quand même glauques. Bon nombre disparurent un jour définitivement, d'ailleurs. "Petite princesse" évoluant dans un monde insolite, pas absolument insupportable, c'est la manière dont elle se voyait. Avec plus de "bas" que de "hauts", et une certaine noirceur, il faut l'avouer. Un témoignage fort sur toute une époque.
Giampaolo Simi : La nuit derrière moi (Éd.Le Livre de Poche)
Furio Guerri est marié à Elisa Domini. Le couple a une fillette de six ans, Caterina. Ils habitent une charmante maison en Toscane, à Torre del Poggio, entre Florence et Pise. Furio est commercial pour un gros imprimeur de la région. Son Alfa Roméo de collection, c'est l'un des bonheurs de sa vie. Même si son métier empiète sur la famille, Furio essaie de consacrer du temps à sa fille. Caterina est une passionnée des Chevaliers du zodiaque, c'est de son âge. Plus que jolie, Elisa était la fille la plus convoitée lorsque Furio et elle étaient ensemble au lycée. Il manigança un peu pour entrer dans la famille Domini, faisant partie de la bonne société. Mariano, le frère d'Elisa, n'était-il pas destiné à devenir un prestigieux médecin ? L'objectif de Furio fut bientôt atteint, quand il épousa la belle Elisa.
Dans sa profession, il est efficace. Pas le meilleur, son collègue quinquagénaire Magnani ayant plus d'expérience que lui, et un secteur d'activité facile. Entre les impayés d'éditeurs homos, et la concurrence des impressions à bas pris de Hong Kong, le métier a ses aléas. Il peut arriver aussi à Furio de commettre des erreurs : ses patrons accentuent la pression sur lui. Néanmoins, il réagit en s'appuyant sur un gros client, qui rêve de publier son nébuleux polar n'intéressant personne. Il découvre une faille dans l'image de son collègue Magnani, ce qu'il ne tarde pas à exploiter afin de lui piquer son poste de chef de ventes. Furio est quelqu'un qui réussit toujours à dominer les problèmes professionnels. C'est quand même moins vrai dans son couple.
Avec Elisa, l'équilibre familial commence à mal fonctionner. Parce que son travail trop prenant ne leur permet pas un voyage à Paris, tant souhaité par la petite Caterina ? Furio soupçonne Elisa d'infidélité conjugale. En réalité, elle passe pas mal de temps en compagnie de son amie Romina Bianchi qui entreprend une campagne politique. Initiative qui déplaît fortement à Furio, car elle offre à sa femme une indépendance trop grande à ses yeux. Certes, sa complicité avec sa fille Caterina s'avère renforcée, mais les scènes de ménage se répètent, toujours plus nerveuses. Cette période de sa vie laissera des séquelles profondes dans l'esprit de Furio. Il est sujet à des cauchemars, où il est question d'une île. Il suit irrégulièrement le traitement médical qui lui est prescrit. Son Alfa Roméo de collection reste un des repères de son existence. Il poursuit seul un but qu'il s'est fixé...
Quoi qu'il en dise, Furio Guerri n'est pas un monstre. Grâce à son caractère déterminé, il est arrivé à une certaine réussite sociale. L’ambition se teinte d’une grosse part d’arrivisme, chez lui. Entre ce qu'il advient sur le moment et ce qu'il ressent a posteriori, son récit se veut honnête. Il a toujours aimé dominer les situations. Même quand elles se dégradaient au sein de son couple, au point de basculer. Bien que perturbé (“Ne pensez pas à la nuit qui va arriver, pensez à la nuit que vous avez laissé derrière vous” lui conseille son médecin traitant), il a une sorte de mission à accomplir.
Tous les éléments résumés ci-dessus sont exacts. Pourtant, ce roman ne se présente pas ainsi. Sa construction est bien moins linéaire, sans être tarabiscotée. Après une centaine de pages, l'histoire devient même limpide pour les lecteurs, tout en gardant sa forme particulière. Et sa vivacité narrative, car le rythme ne faiblit jamais. Faisant monter la tension, tandis que progressivement on s'attache aux personnages, l'auteur préserve le suspense avec une sacrée maîtrise. Une histoire intense par son sujet, remarquable par sa structure, intégralement captivante.