Chaque jour des infos sur la Littérature Policière dans toute sa diversité : polar, suspense, thriller, romans noirs et d'enquête, auteurs français et étrangers. Abonnez-vous, c'est gratuit !
Romain Delorme est né en 1870. Il est le fils d'Anselme Delorme, qui fit carrière dans la police avant une retraite financièrement aisée. Il est donc légitime que Romain entre dès 1908 dans les Brigades mobiles crées par Georges Clemenceau, les Brigades du Tigre. Par patriotisme, contre l'avis paternel, il s'engage comme combattant en 1914. Il va côtoyer entre autres le lieutenant Louis Pergaud, prix Goncourt quatre ans plus tôt. Romain frôle la mort en 1915, sauvé par un caporal juif, avant d'être hospitalisé à Paris. Il y retrouve Caroline Rémy, dite Séverine (1855-1929), journaliste libertaire féministe. Cette activiste, cible d'adversaires acharnés qu'elle ne craint pas, a des révélations à lui faire sur ses vraies origines. Ce qui permettra à Delorme d'affronter sans complexe son "père".
Depuis un quart de siècle, Romain a suivi un parcours plus que singulier. Il n'avait guère qu'une vingtaine d'années quand il fit ses premiers pas dans la police secrète, grâce à son mentor, Louis Andrieux. Si celui-ci tient un rôle ambigu, c'est pour le bien de la démocratie en France : “Un deus ex machina que rien ne gratifiait autant que d'élaborer dans l'ombre plans et manœuvres pour réduire des ennemis dont il se persuadait, non sans quelque raison, qu'ils étaient avant tout ceux de la République...” L'époque fourmille d'opposants : nationalistes, royalistes, anarchistes, anciens Communards. En permanence, leurs ligues défient l’État. Leur point commun, c'est l'antisémitisme. Tous estiment que les Juifs ont un pouvoir exorbitant. Les nationalistes proches des catholiques s'avèrent les plus féroces.
Officiellement journaliste, mais bel et bien policier pour Andrieux, Romain ne tarde pas à fréquenter les sphères politiciennes. Sous prétexte de reportage, il devient bientôt un proche du marquis Antoine de Morès. Cet aristocrate fit fortune en Amérique, avant de se présenter comme un des plus fervents ennemis des Juifs en France. Ami de Jules Guérin, qui publie des journaux antisémites, Morès bénéficie de soutiens influents qui financent son action. Les bouchers de La Villette, la Cité du sang, lui servent d'hommes de mains. À chaque scandale dénoncé, telle cette livraison à Verdun de viande à soldats prétendument avariée, Morès et ses partisans crient "victoire" contre les Juifs. Leur impact est encore faible, mais Andrieux redoute la montée en puissance de Morès et de son mouvement.
Assisté d'Aurore, son amante et sa secrétaire, Romain observe les évènements qui agitent cette fin de siècle. Tout un ramassis de contestataires provoquent de graves incidents, comme au mariage de Juliette de Rothschild. Autour de Jules Guérin et de son journal "La libre parole", ils excusent le terroriste poseur de bombes Ravachol, accusant la République de tous les maux. Tel Morès, on se bat en duel pour ses idéaux, on commet des meurtres caractérisés, on est acquitté quand même. Romain en tirera cette conclusion : “Je me vautre dans un monde effrayant où la parole donnée n'a aucun sens, où des traîtres de mélodrames passent leur temps à ourdir des machinations sordides et des complots si alambiqués qu'on se demande comment ils peuvent se tirer eux-mêmes du labyrinthe issu de leurs cerveaux pervers.”
Entre-temps, Romain a été témoin des suites de l'affaire Dreyfus, en attente de révision d'un procès inéquitable ; il a contribué à la riposte d'Andrieux contre les nationalistes, et à la contre-attaque de Clemenceau qui va provoquer la chute de Morès ; il a participé à l'affaire de Fort Chabrol, chez les antisémites de Jules Guérin ; il a appris la vérité sur la mort plus que suspecte d’Émile Zola, et bien d'autres situations où la police secrète eut un rôle à jouer. En 1934, quand il raconte tout cela, ressurgissent les sulfureux nationalismes, autant basés sur le populisme que sur les traditions anti-républicaines, prétextes à de virulentes campagnes anti-juifs…
Le titre, “Il est des morts qu'il faut qu'on tue”, est emprunté au poète Fernand Desnoyers. Il exprime bien la violence politique régnant en France à la fin du 19e siècle, depuis "la Semaine Sanglante" qui acheva la Commune, jusqu'aux débuts du siècle suivant, avec ses résurgences précédant la 2e Guerre Mondiale. Dans une démocratie terriblement fragile, chaque manifestation se solde par des morts. "Se battre pour ses idées" signifie souvent risquer sa vie, dans un climat larvé de guerre civile. Beaucoup complotent pour renverser le système en place, mais d'autres aussi pour le protéger. Manipulés, les "gauchistes" d'alors vont plus tard réaliser que le combat antisémite n'est pas le leur, l'affaire Dreyfus n'y étant pas pour rien. En ce temps-là, les nationalistes (notion à ne jamais confondre avec le patriotisme) se croient des opposants capables d'arriver aux portes du pouvoir.
C'est une fresque historique s'appuyant sur une documentation pointue que nous dessine Roger Martin. Bien qu'il s'agisse d'une fiction, on y croise des personnalités réelles d'alors. Dont ce méprisable marquis de Morès, aventurier fantasque plus escroc que fin politique, charismatique meneur des xénophobes de son époque. L'auteur ne s'attarde pas sur le procès de Dreyfus, mais sur ses conséquences, avec la mort douteuse de Zola, et son houleux transfert au Panthéon. Sans oublier l'épisode répressif du 51 rue de Chabrol, qui calma un moment les mouvements précurseurs du fascisme. Quant au politicien Louis Andrieux, luttant avec fermeté contre le désordre ambiant, il n'est autre que le père d'un célèbre écrivain du 20e siècle.
La "toile de fond" est historique, au plus près des réalités. Toutefois, connaissant bien les littératures policières, Roger Martin revendique plutôt le roman noir qu'un cours d'histoire. Les péripéties priment tout, ce qui est l'apanage de la fiction. S'il y a effectivement une leçon à tirer, elle peut s'adresser à d'autres auteurs, grâce à deux éléments exemplaires : la structure sinueuse du récit, merveilleusement maîtrisée, navigue à travers les époques sans que le lecteur ne s'égare jamais ; et la narration est d'une souplesse remarquable, d'une fluidité hyper-agréable. Qu'on ne s'étonne pas que soit utilisé un vocabulaire anti-juifs tel que celui de ce temps-là. Si quelques révélations plus obscures sortent de l'ombre en cours de route, l'auteur a misé (à juste titre) sur la plus grande clarté d'écriture. Voilà un roman magistral, de qualité vraiment supérieure.
- Ce roman est disponible dès le 14 janvier 2016 -
Roger Martin : Une affaire pas très catholique + Quai des désespoirs - Le blog de Claude LE NOCHER
De 1999 à 2001, Roger Martin publia une trilogie (Une affaire pas très catholique, Un chien de sa chienne, Quai des désespoirs) intitulée "l'Agence du Dernier Recours". Basée à Avignon, c'est...