Paris, mai 1947. En cet après-guerre, c'est Saint-Germain-des-Prés qui est au centre de la vie culturelle de la capitale. S'inspirant de Jean-Paul Sartre, depuis un an et demi, tout est ici “existentialiste”. Sans doute est-ce plus simplement un vent de liberté qui souffle sur la jeunesse de l'époque. Paul Baulay est journaliste quasi-débutant à Paris-Matin. Il a choisi la même voie que sa défunte mère, Camille. Il reste proche de la concierge Malou, qui l'a elevé, et surtout du commissaire Gardel. Aujourd'hui septuagénaire, le policier est à la retraite, mais il garde un œil sur l'actualité criminelle, et sur son petit-fils, Paul. Celui-ci vit avec Charlotte, comédienne et chanteuse. Ami d'un artiste complet, le musicien et écrivain Boris Vian, le jeune reporter fréquente la cave du Tabou.
Installé sous le bistrot du couple Guyonnet, ce club de jazz attire une bande de joyeux drilles, mais des clients plus select commence à venir. Toutefois, la bruyante fréquentation du Tabou déplaît à une partie du voisinage, qui pourrait pétitionner pour sa fermeture. Le club des concierges initié par Malou (Mme Jean, M.Albert, et M.Ferdinand, trop souvent absent) est partagé sur cet “existentialisme” qui envahit leur quartier. Par Paul, Malou sait que le Tabou n'est pas ce lieu orgiaque dénigré par les médias. Quand Jean-Paul Sartre est agressé dans la rue, il s'en sort bien. S'il souhaite qu'on garde le silence sur l'incident, il serait bon que la police alpague l'agresseur. Les autorités ne seraient pas fâchées qu'il s'agisse d'un communiste. Possible, puisque Sartre connaît quelques démêlés avec eux.
Peu après, un meurtre sanglant est commis dans une rue voisine. C'est le concierge Albert Latour qui trouve le corps du comédien Olivier d'Harcourt. Il a été massacré à coups de marteau, même objet avec lequel on a attaqué Sartre. La victime a laissé un message posthume : “J'ai toujours prévu que j'aurais une mort comme celle-ci”. En l'absence de son rédacteur en chef, Paul Baulay suit l'affaire, espérant que ce sera bon pour sa carrière. Il peut compter sur le commissaire Bartholet, ami et ex-adjoint du policier Gardel, pour de bonnes infos. Dans son premier article sur le meurtre, Paul en profite pour faire un peu de publicité pour le Tabou. Le reporter est bientôt convoqué chez lui par Sartre, devenant un de ses proches. Simone de Beauvoir sera prochainement de retour de voyage.
La police a établi un dossier précis concernant Olivier d'Harcourt. On peut se demander si ses mœurs ont un lien avec le crime. Un habitué du Tabou, le Major, peut être suspecté. Ce Loustalot, qui se dit dessinateur sur cravates, est plutôt un olibrius amateur de fêtes qu'un assassin. Le commissaire Bartholet se rend au Tabou, afin d'en renifler l'ambiance, interrogeant Anne-Marie Cazalis et Juliette Gréco, tenancières du club. De son côté, Paul Baulay cherche ses propres pistes dans ce milieu où il est plus à l'aise que Bartholet. Ce qui n'est certainement pas sans danger. D'autant que le tueur frappera encore...
C'est une remarquable reconstitution du climat d'après-guerre à Saint-Germain-des-Prés, que nous propose Gilles Schlesser. Pour lui, “l'existentialisme” étant le mot d'ordre de ces temps-là, il ne s'agit pas de juste citer quelques noms, mais bien de faire “exister” ces personnalités. Le Boris Vian du Tabou, bien sûr, mais aussi ses ennuis avec la justice en tant que traducteur de Vernon Sullivan. Même face à son ami Paul, il n'avoue toujours pas la paternité de “J'irai cracher sur vos tombes”. La rue Dauphine appartient à l'Histoire. On sait que, grâce à l'intendant de police M.de Sartine, elle fut la première rue parisienne à bénéficier de l'éclairage public. Bien que l'épopée du Tabou ait peu duré, c'est aussi un de ses repères historiques.
On retrouve la complexité de l’intelligentsia de ces années, en particulier autour de Sartre. Ce dernier résume en quelques mots les raisons pour lesquelles il est détesté par les communistes : “C'est très simple, Baulay, j'ai une clientèle, la jeunesse, des types comme vous. Et cette clientèle, ils veulent me la piquer. Le Parti a peur qu'elle se détourne du marxisme au profit de ma philosophie de la liberté. Alors, on me discrédite, on me calomnie...” On apprécie également le petit monde des concierges, si présent alors, qui fréquentent la loge de la sympathique Malou. Ce suspense s'inscrit dans la lignée du précédent titre de l'auteur, “La mort n'a pas d'amis” (2013), avec le fils de Camille Baulay et l'ombre protectrice de Gardel. Délicieusement rétro, et très vivant.
Les deux autres romans ayant pour héros les journalistes de la famille Baulay.