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16 janvier 2017 1 16 /01 /janvier /2017 05:55

La Finlande, pays scandinave si souvent présenté comme exemplaire ! Gérer 5,5 millions d’habitants n’est pourtant pas comparable à des nations au moins dix fois plus peuplées. Entre forêts et lacs omniprésents, la vie des Finlandais apparaît harmonieuse. Pourtant, il faut croire qu’ils s’ennuient quelque peu. Au point d’égayer leur vie en organisant chaque année un Championnat du Monde du Sauna. C’est dans la petite ville d’Heinola, vingt mille habitants, que ça se passe. Par assonance, ce nom fait penser à Enola Gay, l’avion qui largua la première bombe atomique. Même si la population s’éclate lors de ces festivités, rien d’aussi dramatique lors de la compétition. Encore que des services de secours soient prêts à intervenir lorsque les concurrents subissent des malaises.

Depuis trois années, le champion incontesté, c’est Niko Tanner. Ce Finlandais de quarante-neuf ans est aussi très connu pour ses prestations dans des films pornographique. C’est un "hardeur" qui fait fantasmer les femmes, y compris les jeunes filles. La seule qui soit parvenue à s’accrocher à lui, c’est sa compagne Loviisa Foxx, pro débutante du X. Ce qui ne signifie pas qu’il lui soit fidèle sexuellement. Continuant à s’alcooliser et à forniquer, Niko ne semble pas se préparer au championnat de sauna. Néanmoins ce costaud possède un bon mental et des réserves physiques qu’il sait entretenir.

Âgé de soixante ans, Igor Azarov est depuis trois ans le finaliste perdant du championnat de sauna d’Heinola. D’un petit gabarit, cet ancien militaire russe fit carrière dans les sous-marins puis dans le Renseignement. Veuf, Igor est le père d’Alexandra Azarov, trente-sept ans, juriste auprès du Conseil Européen à Bruxelles. Depuis longtemps, elle a rompu tout lien avec son père. Sa propre vie manquant d’équilibre, d’ailleurs. Igor et Niko éprouvent une estime mutuelle, mais sans concession. Pour le Russe, ce sera la dernière tentative de remporter le titre de champion de sauna. Des raisons personnelles l’amèneront à utiliser certains produits illicites, avec la bénédiction d’un ami médecin compatriote.

Les qualifications et le premier tour du championnat sont quasiment une formalité pour les plus sérieux concurrents. Toutefois, Niko et Igor ne prennent pas les choses à la légère. Quelques adversaires, tels le Révérend, le Turc ou l’Outsider, ont aussi leurs chances. Il ne reste plus que cinquante-trois candidats à la veille du deuxième tour, ce qui explique une sacrée tension chez certains d’entre eux. Cela échappe probablement au public comme aux médias, la bonne humeur étant toujours de mise. Tandis qu’Igor est miné par un doute grandissant, Niko assume son statut de favori alors qu’arrive la demie-finale. Les deux rivaux ont bien l’intention de rester seuls à s’opposer…

Joseph Incardona : Chaleur (Éd.Finitude, 2017)

Le "Révérend" est un adversaire sérieux, un candidat pour la finale. L’année précédant le premier sacre de Niko, il avait manqué le titre de peu, et ce trou du cul de pasteur suédois est de retour. Mais au fond, c’est cela qu’il respecte : savoir durer dans un monde où tout vous pousse vers l’éphémère. Il a pris maintes fois le temps de l’expliquer à Loviisa, comment monter en puissance par paliers, et d’une certaine façon, il veut bien admettre que Dieu est une constante. Travail et pugnacité, il n’y a pas de secret. Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte à son sujet : ses talents naturels, Niko les a toujours soumis à une discipline qui compense ses excès.
Quoi qu’il en soit, ce fils de pute est là. Le problème avec ce genre d’adversaire, c’est que Dieu est son pote, et que sa résistance dépend beaucoup de combien Dieu désire s’inviter dans la boîte avec eux.

Récompensé par le Grand Prix de Littérature Policière 2015, Joseph Incardona figure parmi les stylistes inspirés, les créatifs perfectionnistes. Qu’il prenne pour base un accident qui s’est réellement produit en août 2010 en Finlande ne signifie nullement qu’il se contente de relater ce fait divers, ni même qu’il extrapole l’histoire. Il "personnalise" entièrement l’intrigue, concoctant un scénario à suspense maîtrisé à souhaits. D’une situation que l’on pourrait trouver grotesque ou absurde, il glisse vers un récit humanisant les protagonistes et "situant" le contexte.

En complément, on se doit de préciser que la tonalité d’écriture de Joseph Incardona est percutante, ravageuse, frontale. Ici, Niko est un étalon du porno finlandais. Logiquement, il faut s’attendre à une approche directe du sexe. Idem pour les particularités d’Igor, son adversaire. Normal aussi, puisque tout ça se passe sur fond de compétition. Pour autant, si le ton peut heurter les plus prudes, cela n’exclut pas une véritable finesse narrative. Une fois encore, Joseph Incardona nous propose un roman diablement palpitant.

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15 janvier 2017 7 15 /01 /janvier /2017 05:55

À Tokyo, en 1925. Minoura est un employé âgé de vingt-cinq ans, d'un caractère réservé. Il est amoureux de Hatsuyo Kizaki. Partageant ses sentiments, cette jeune fille de dix-huit ans lui raconte ce qu'elle sait de sa propre vie. Elle a été adoptée, mais garde des bribes de souvenirs d'avant ses trois ans, des images d'une île. Hatsuyo confie à Minoura le registre généalogique de la famille Higuchi, qui pourraient être ses vrais ancêtres à elle. Plus âgé que Minoura, son ancien colocataire Michio Moroto prétend alors se marier avec Hatsuyo. Certes, par sa profession de chercheur en médecine, il a du prestige. Pourtant, il serait étonnant que cet homosexuel qu'est Moroto soit attiré par une jeune fille. Hatsuyo a remarqué un inquiétant octogénaire, vieillard ridé et voûté rôdant autour de chez elle.

Peu après, la jeune fille est assassinée dans sa chambre, alors que la maison de sa mère adoptive était verrouillée. On a volé sa paye, et une boîte de chocolat. Ni empreintes, ni traces du coupable ne sont décelables. La police soupçonne vaguement la mère. Minoura s'adresse à son ami Miyamagi, détective amateur déjà chevronné. Il ne croit pas non plus au cambriolage. C'est comme un tour de prestidigitation, ce crime en chambre close. Il va enquêter de son côté, tandis que Minoura exploite un indice, un grand vase émaillé. Un second vase identique a été acquis par Michio Moroto, auprès du brocanteur voisin de chez Hatsuyo. Pensant avoir situé le repaire du criminel, le détective Miyamagi a reçu une lettre de menaces. Il ne dévoile pas encore ses trouvailles à Minoura.

Miyamagi est poignardé sur la plage en présence de témoins qui n'ont rien vu et d'enfants. Minoura n'a rien pu faire non plus. Alors qu'il se rend chez Moroto, il croit apercevoir l'inquiétant vieillard ridé. Moroto s'est improvisé à son tour détective. Pour le meurtre de la jeune fille, il pense qu'il y a un "effet d'angle mort" faussant le raisonnement. Moroto émet une hypothèse très plausible. La mort de Miyamagi, il l'explique assez simplement. Toutefois, le tueur n'est pas l'instigateur de ces crimes. Moroto a réussi à amener chez lui le double assassin, mais il est abattu d'un coup de feu avant qu'il ne révèle le peu qu'il sait sur le commanditaire. Minoura et Moroto étudient le registre généalogique d'Hatsuyo et des Higuchi. Ils lisent aussi les confessions d'une jeune fille confinée toute sa vie sur une île. C’est ainsi qu’ils vont poursuivre leurs investigations à l'extrémité du Kishû, jusqu’aux entrailles d’une île isolée, un "gouffre du Diable"…

Edogawa Ranpo : Le démon de l'île solitaire (Éd.10-18, 2017)

Kôkichi Miyamagi était un habile interlocuteur. Je n’avais pas besoin de mettre mon histoire en bon ordre pour la lui raconter. Il me suffisait de répondre à ses questions l’une après l’autre. Finalement, je lui racontai tout, depuis la première fois où j’avais adressé la parole à Hatsuyo Kizaki jusqu’à sa mort suspecte. Miyamagi voulut examiner le croquis de la plage apparue à Hatsuyo en rêve, ainsi que le registre généalogique qu’elle m’avait confié ; comme ceux-ci se trouvaient justement dans la poche intérieure de ma veste, je les lui montrai. Il sembla les étudier pendant un long moment, mais je regardais ailleurs pour cacher mes larmes et ne prêtai pas attention à ses expressions…

Ce roman d'Edogawa Ranpo (1894-1965), initiateur de la littérature policière au Japon, est fascinant pour diverses raisons. Si la plupart des ouvrages de cet écrivain ont été publiés aux Éd.Philippe Picquier, celui-ci restait indisponible en français, semble-t-il. Il s'agit donc d'un inédit, traduit dans un langage très vivant par Miyako Slocombe.

Voilà, en effet, une deuxième particularité de ce suspense. À l'origine, c'est sous forme que roman-feuilleton que fut publiée cette histoire, vers 1929-1930. Admirateur d'Edgar Poe et des classiques du roman policier occidental, l'auteur en utilise les codes, adaptés à la culture japonaise. Surtout, on remarque une tonalité narrative très fluide, moins lourde que dans beaucoup de "feuilletons" d'alors. D'ailleurs, le héros Minoura s'adresse aux lecteurs, témoignant sur le mode "Vous n'allez pas y croire, bien que tout soit vrai".

L'ambiance est chargée de mystère, dans cette enquête avec une touche de fantastique. Çà et là, on trouve des allusions aux œuvres des maîtres du genre policier (et à un roman de H.G.Wells). Si l'érotisme est évité, Edogawa Ranpo paraît indiquer que l'homosexualité n'est pas si taboue dans la société japonaise de l'époque. Il entraîne ses personnages dans des tribulations riches en énigmes et en péripéties, des aventures mouvementées et dangereuses. Une intrigue impeccablement construite, pour un roman d'une indéniable qualité supérieure.

- Ce roman est disponible en version 10-18 dès le 19 janvier 2017 -

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14 janvier 2017 6 14 /01 /janvier /2017 05:55

En mars 1760, le chevalier de Volnay, commissaire au Châtelet, arrive à Venise en compagnie de son père, le moine. Ce dernier est d’une humeur très sombre, d’une apathie quasi-morbide. Ce voyage pourrait améliorer sa santé. D’autant que le moine connaît bien Venise, la défunte mère de son fils en étant native. Volnay répond à la demande de son amie Chiara d’Ancilla, rencontrée à Paris au temps où y vivait Casanova. Ce n’est pas tant l’affaire des quatre hommes trouvés pendus à des ponts vénitiens qui préoccupe Chiara. Encore que cette série de crimes soit mystérieuse. Le comte de Trissano, un cousin de sa famille, est menacé de mort depuis quelques temps. L’ultime délai avant qu’il ne soit tué approche à grands pas, ainsi que l’indique un inquiétant message.

Volnay se renseigne auprès de Cordolina, puissant conseiller de la République de Venise, procurateur de Saint-Marc. Sa fille Flavia est fiancée au fils du comte de Trissano, Orazio. Une union sans la moindre sentimentalité, Flavia se montrant hautaine et glaciale. Tout l’opposé d’Amarilli, fille du comte, romantique et désenchantée. Celle-ci a depuis peu à son service le jeune Lelio. Volnay et le Moine sont dans le secret, mais ne dévoileront rien : il s’agit en réalité d’une jeune fille, Violetta, tenant le rôle d’un garçon. La nuit fatidique, en présence de Volnay censé le protéger, la chambre du comte est sous la garde du policier Vitali et du personnel du palais. Néanmoins, on parvient a assassiner le comte. Peut-être en passant par une étroite lucarne, d’accès difficile. Est-ce qu’un animal ou qu’une contorsionniste aurait pu s’introduire dans cette chambre close ?

Tout est si théâtral à Venise ! Et ce n’est pas Carlo Goldoni qu démentira cette assertion. Quant au moine, son humeur noire vire plutôt au bleu, sans qu’il soit vraiment remis de sa dépression. Chiara, Amarilli, et Violetta se confient volontiers à lui, même si sa robe de bure ne fait pas du moine un authentique prélat. Il mène une discrète enquête parallèle, qui le mènera jusqu’à un orphelinat. Son fils Volnay cherche des indices, dans une maison de plaisir où l’on joue gros, auprès du conseiller Cordolina et de sa fille Flavia, chez des usuriers, à l’Arsenal de Venise et chez un notable de la ville dont le fils est décédé. Il est même invité par le chef des brigands locaux, qui ne tient nullement à être associé à cette série de pendaisons.

L’opinion de Baldassarre, vieux Juif du Ghetto, peut éclairer Volnay sur la géographie économique de la Sérénissime. Certains détails supplémentaires sur Violetta ne sont pas superflus, non plus. Après la rupture des fiançailles entre sa fille Flavia et Orazio, héritier du comte de Trissano, Cordolina veut-il véritablement évincer Volnay ? L’affaire des pendus et la mort du comte méritent mieux que des hypothèses incertaines…

Olivier Barde-Cabuçon : Humeur noire à Venise (Éd.Babel Noir, 2017)

Il s’interrompit pour dévisager songeusement le jeune homme, s’appliquant à déchiffrer un infime sentiment dans ce masque sévère, ce regard tranquille et froid.
— Mais vous ne partirez pas, n’est-ce pas ? reprit-il gravement. Je sais juger les hommes. Vous ne quitterez pas Venise sans avoir démasqué l’assassin du comte de Trissano parce que vous n’avez pas su le protéger.
— Vous ne me culpabiliserez pas, répondit tranquillement Volnay. Arrivé du matin, je n’en savais pas assez pour sauver le comte. Vous, en revanche, vous auriez pu soit le sauver, soit l’épargner.
Cordolina prit un air suave.
— Rentrez chez votre amie et profitez de la soirée. L’air est doux. Pendant ce temps, je vais méditer quelques épouvantables méfaits.
Et sur ces mots, il lui tourna le dos.

C’est la quatrième aventure du “commissaire aux morts étranges” et de son père, le sympathique moine. Ces premiers titres sont disponibles en format poche. L’ambiance vénitienne est propice aux intrigues criminelles, bien des romans l’ont démontré, quelle que soit l’époque choisie. Si en 1760, cette ville rayonne un peu moins, si ses fastes ont faibli, elle reste la cité des masques et de la comédie, se muant parfois en tragédie. Les fondations de ses palais sont fragiles, mais ses institutions spécifiques sont toujours aussi fortes. Si son destin commercial décline, d’autres atouts peuvent être développés. Dans certains cas, les décisions occultes s’avèrent aussi honorables que celles trop publiques.

La fausse légèreté vénitienne, parfaitement bien comprise par l’auteur de théâtre Carlo Goldoni, convient fort bien à Volnay et au moine. Elle excite leur envie de comprendre les "caractères", de situer les faits bien au-delà des apparences. En appelant Shakespeare à la rescousse – à travers des citations de son œuvre – le duo discerne progressivement le vrai du faux, la part de comédie. Père et fils étant chacun à sa manière des séducteurs, les femmes obtiennent une place majeure dans cette histoire. Cet opus d’Olivier Barde-Cabuçon est, une fois encore, très convaincant.

Olivier Barde-Cabuçon : Humeur noire à Venise (Éd.Babel Noir, 2017)
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12 janvier 2017 4 12 /01 /janvier /2017 09:24

La vocation de faussaire de ce New-yorkais naquit dès sa prime enfance. Sa mère l’initia à la calligraphie, à la beauté du geste d’écriture manuscrite. Son père était un collectionneur d’œuvres rares, un bibliophile avisé respectueux de l’objet-livre autant que des écrivains et de leurs textes. Pour lui, c’était un "acte de foi", un désir de préserver la culture, et non de simples transactions onéreuses. Cette famille vénérait les auteurs prestigieux, avec une nette préférence pour Conan Doyle. Le père acquit même un stylo-plume ayant appartenu au créateur de Sherlock Holmes. Ce fut l’occasion pour le faussaire, encore adolescent, de fabriquer son tout premier document falsifié. Pour éviter des bévues, il fallait connaître les moindres détails au sujet de Conan Doyle, c’était son cas.

Par la suite, c’est avec le plus grand soin qu’il exerça son art. Certes, ces fausses lettres et autres dédicaces apocryphes sur des ouvrages d’origine lui rapportèrent de coquettes rétributions. Pourtant, ce fut toujours une démarche artistique qui le guida. Jusqu’au jour où il fut dénoncé de façon assez insolite. Ce qui n’entraîna que peu de conséquences sur le plan judiciaire ou pénal, mais sa réputation de bibliophile en fut sérieusement entachée. Il perdit pendant un temps la confiance de son ami Atticus Moore, bouquiniste spécialisé en ce domaine, mais ils se réconcilièrent. Devoir renoncer à sa passion, ne plus produire de "faux", il finit par s’y résoudre. Ses amours avec Meghan Diehl, libraire new-yorkaise, l’aidèrent quelque peu à entamer une existence honnête.

Originaire d’Irlande, Meghan cultivait une relation quasi-fusionnelle avec son frère Adam. Ce dernier vivait tel un ermite en bord de mer, dans la maison héritée de leurs parents, à Montauk, sur la côte Est des États-Unis. Adam Diehl était également bibliophile, achetant ou vendant ponctuellement des pièces rarissimes. Le faussaire, alors son futur beau-frère, ne fut jamais proche d’Adam. Par contre, il comprit qu’un lot de documents signés Conan Doyle fut vendu par le frère de Meghan, ou du moins transita par lui. Aux yeux d’un expert comme lui, ces lettres étaient manifestement des faux. Que penser d’autographes du poète irlandais W.B.Yeats, dont Meghan était une vraie admiratrice, qu’il possédait aussi ? Il n’avait pas le talent viscéral du fiancé de sa sœur, c’était juste un bon imitateur.

Adam Diehl fut victime d’une agression meurtrière à Montauk. Il fut mutilé, tandis qu’une partie de ses collections étaient vandalisées. Circonstances qui rapprochèrent Meghan et le faussaire. L’enquête stagna durant de longs mois, même si le policier Pollock ne manquait pas de persévérance. Le principal suspect se nommait Henry Slader. Collectionneur, il avait été en contact avec Adam, pour une coûteuse transaction. Sans doute s’agissait-il d’un faussaire, lui aussi, possédant un bon savoir-faire, mais aucun génie. Qu’il ait jalousé le frère de Meghan, autant que le fiancé de celle-ci, n’aurait rien d’étonnant. Au point de tuer, peut-être ? Après leur mariage, Meghan et son époux ex-faussaire s’installèrent en Irlande. Un nouveau départ, mais l’ombre menaçante d’Henry Slader planait sur eux…

Bradford Morrow : Duel de faussaires (Éd.Seuil, 2017)

Comme les fois précédentes, ni signature à part celle de Conan Doyle, ni adresse d’expédition. Je ne disposais d’aucun moyen de répondre à ses affirmations comme à ses exigences. Par ailleurs, je me trouvais dans l’impossibilité de savoir si l’assertion que Adam était mort en lui devant plus d’un million et demi de dollars relevait ou non d’une invention insensée, délirante et atrabilaire. C’était bien beau de menacer de me faire porter le chapeau de la mort d’Adam – la police n’était jamais allée jusqu’à là – mais je remarquai que lui-même disposait du mobile sinon des moyens et s’il avait attiré l’attention des enquêteurs, ce ne devait pas être sans raison. Néanmoins, la perspective d’être accusé du meurtre de mon beau-frère, de me retrouver assis devant les lampes à arc dégradantes, humiliantes pour ne pas dire viles du système de justice criminelle qui, comme chacun sait, envoie bien plus d’innocents en prison, dépassait mon entendement […] Je n’allais pas laisser de l’argent, extorqué ou pas, ainsi que de fausses lettres de Conan Doyle se dresser entre moi et mon avenir avec Meghan.

C’est un thème fort peu exploité, donc très original, que Bradford Morrow utilise dans ce roman. Il semble initié de longue date au petit univers des bibliophiles fortunés. On parle ici de ces collectionneurs d’ouvrages et de documents exceptionnels, cercle relativement restreint, riches passionnés ayant les moyens d’acquérir la pièce unique, l’introuvable. Le livre ancien et ses à-côtés génère un "marché" très particulier, ciblé. Il est probable que des faussaires sévissent effectivement dans ce microcosme, mais l’auteur précise qu’ils sont très rares. Car les collectionneurs concernés sont des intellectuels, que l’on aveugle pas si aisément avec des falsifications. Le héros-narrateur décrit cette passion du livre qui animait son père, et sans laquelle lui-même n’aurait jamais atteint l’excellence.

Ce roman se place sous le signe de Conan Doyle, l’illustre créateur de Sherlock Holmes. S’il est question d’autres écrivains (Yeats, Henry James), le succès populaire de Doyle fait qu’il reste une référence littéraire majeure. Dans cette histoire, on croise une sorte de Chien des Baskerville, mais également d’autres allusions à son œuvre holmésienne. On peut imaginer que les documents de la main de Conan Doyle restent extrêmement rares et, pour la plupart, répertoriés et protégés. Toutefois, croire au miracle n’est pas interdit : des bibliophiles se laisseraient fatalement tenter par des pièces encore inconnues, malgré leur vigilance habituelle. Ensuite, intervient une question de "réseaux", de crédibilité du possesseur de ces pièces ainsi que du vendeur.

La tonalité du récit n’est évidemment pas celle d’un brutal roman d’action, même si l’on y trouve quelques scènes violentes. On évolue dans un petit monde feutré, raffiné. Le héros raconte a posteriori un épisode marquant de sa vie, non sans se souvenir de ses origines culturelles. Intrigue criminelle, bien sûr, puisqu’il y a eu meurtre. Suspense, en effet, car l’affaire n’est que lentement résolue. L’essentiel réside néanmoins dans la finesse narrative et l’ambiance autour des protagonistes. Il faut se montrer prudent sur les comparaisons, mais l’écriture stylée de Bradford Morrow se rapproche de celle de Thomas H.Cook. C’est dire qu’il s’agit là d’un roman absolument séduisant.

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10 janvier 2017 2 10 /01 /janvier /2017 06:15

Aujourd’hui âgée de trente-cinq ans, Grace Harrington a eu bien de la chance le jour où elle rencontra Jack Angel. Négociatrice pour une grande entreprise, elle restait très proche de sa sœur Millie. Celle-ci étant trisomique, bientôt âgée de dix-huit ans, elle est toujours suivie dans un établissement adéquat. Leur parents indifférents sont partis vivre depuis peu en Nouvelle-Zélande, sans états d’âme. Avocat défendant des femmes battues, Jack Angel se montra fort compréhensif envers Millie, qui viendra sans tarder habiter avec Grace et lui, dès sa majorité. Il y a un an, six mois après avoir fait connaissance, que Jack a épousé Grace. Entre-temps, la jeune femme a renoncé à son métier. L’accident de Millie qui se produisit autour du mariage troubla quelque peu la fête pour Grace, mais ce n’était pas trop grave. Le couple s’envola le lendemain pour un voyage de noces en Thaïlande.

Jack et Grace Angel habitent désormais une très jolie propriété à Spring Eaton, non loin de Londres. Deux couples de voisins, Diane et Adam, Esther et Rufus, peuvent témoigner que la vie de Grace est délicieuse. Elle s’occupe de leur jardin, s’avère excellent cuisinière, lit des quantités de livres. Elle s’adonne aussi à la peinture, comme l’indique ce beau tableau intitulé "Lucioles", dans la pièce principale. Parfaite maîtresse de maison, son équilibre est flagrant pour leurs invités. Elle n’est pas facile à joindre, c’est vrai, les contacts passant par le filtre de son mari. Telle est sans doute la nature de Grace. La prochaine arrivée de sa sœur adorée Millie complétera sûrement cette image idyllique. Jack est enthousiaste à ce sujet, et ne s’en cache pas publiquement. Il sera aussi protecteur envers Millie qu’il l’est pour Grace qui, parfois, a semblé montrer des failles comportementales.

La réalité est terriblement éloignée de tout cela. Dès le soir de leurs noces, Jack changea d’attitude, devenant très directif. Et même cynique concernant l’incident de Millie avant la cérémonie. Peu après, lors de la lune de miel en Thaïlande, Jack fit comprendre à Grace ce qui allait se passer pour elle et sa sœur. De façon absolument perverse, il comptait faire de Grace sa "prisonnière", et le prouva pendant ce séjour. Espérer s’échapper ou obtenir de l’aide ? Jack était trop malin pour qu’elle ait cette chance. Si Grace insistait, ce serait Millie qui en pâtirait, évidemment. À leur retour en Angleterre, le cauchemar devint encore pire : Grace fut confinée dans une totale dépendance envers son mari. À l’image de sa chambre, triste espace où elle ne pouvait que se morfondre. Quant aux relations vis-à-vis de l’extérieur, elles furent strictement contrôlées par Jack.

Comment alerter qui que ce soit sur sa situation ? Impossible. Éviter les pièges mis en place par Jack, comme dans le cas de ce livre prêté par Esther. Accepter de peindre des tableaux répugnants, qui orneront une chambre rouge. Obsédée par George Clooney, et très prochainement en danger, sa sœur Millie ne peut guère être utile. Pas plus qu’Esther, malgré sa curiosité. Faut-il attendre un miracle ?…

B.A.Paris : Derrière les portes (Éd.Hugo Thriller, 2017)

La dame se tourne et nous sourit. Je sais qu’elle ne voit qu’un couple charmant dont les membres sont si près l’un de l’autre qu’ils doivent beaucoup s’aimer. Ça me renvoie, une fois de plus, à l’impasse dans laquelle je me trouve. Je commence à désespérer que quelqu’un remette un jour en cause la perfection absolue de notre existence, et quand nous sommes avec des amis, je m’émerveille de le bêtise qui les incite à croire que Jack et moi ne nous disputons jamais, que nous tombons d’accord sur tout, et qu’une femme de trente-cinq ans intelligente et sans enfant comme moi se contente de rester chez elle toute la sainte journée pour jouer à la dînette.
J’aspire à ce qu’un curieux pose des questions, soit soupçonneux. Je pense aussitôt à Esther, et je me demande si je ne devrais pas être plus prudente. Si Jack se met à suspecter ses interrogatoires permanents, il pourrait estimer que je l’y encourage, et ma vie deviendrait encore plus infernale qu’elle l’est déjà…

Avec “Derrière les portes”, B.A.Paris nous a concocté un authentique thriller, intense par son climat angoissant, fluide par sa narration, fort habile quant à sa structure. C’est sur le mode "passé-présent" qu’est racontée cette histoire, tout en introduisant une continuité astucieuse du récit. Derrière le masque de l’avocat efficace plaidant pour des victimes, on réalise bien vite que Jack est diabolique. Il est probable que son seul instant de sincérité intervienne quand, à Bangkok, il explique à son épouse l’origine de sa passion du mal.

Le sort de Grace, et celui à venir de sa sœur trisomique, voilà ce qui alimente l’intrigue. Les efforts de la jeune femme pour sortir de ce guêpier sont vains, se retournant contre elle et Millie. Le couple évolue dans un milieu social qui cultive les apparences, où chacun se méfie des indiscrétions même entre amis. Un mari qui "couve" trop sa nouvelle épouse, un peu jalousement peut-être, ça ne surprend pas tellement les proches. En ce sens, ces personnages sonnent juste. Idem pour la cruauté de Jack, vraiment perverse. Un suspense très dense, qui captive littéralement les lecteurs.

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8 janvier 2017 7 08 /01 /janvier /2017 06:39

L’image traditionnelle des quadragénaires, c’est la stabilité sociale du couple avec enfants, ramenant deux salaires à la maison, modérément endetté, menant une vie harmonieuse. Georges Berchanko ne répond pas à ces critères. Informaticien sans boulot, puis ouvrier dans le bâtiment, il vivote de rares missions proposées par Vadim Intérim. La dernière en date s’achève avec un doublé imprévu de cadavres. Mais il y gagne l’amitié d’un colosse baptisé Voyelle, attardé mental au bon cœur prénommé en réalité Clément. Pour Georges, n’est-il pas temps de changer le cours d’une existence médiocre, dont il n’est nullement le fautif ? Son chemin va bientôt croiser celui de la sculpturale Pandora Guaperal.

Également quadra, Pandora a exercé différents métiers, de moins en moins valorisants. Championne de tir au pistolet, elle s’est même lassée de cette expérience. Elle a fini par être ponctuellement employée par l’exploiteur Vadim Intérim. Sa nouvelle mission l’envoie sur un chantier controversé. Pandora s’en acquitte en professionnelle, mais frôle de peu le lynchage par la population locale. Si Sonia, secrétaire d’André Vadim, prend conscience de l’inanité de son métier, ce n’est pas d’elle dont Pandora se venge. En l’absence de Vadim, elle s’attaque à son pavillon. Les voisins de celui-ci ne se plaindront de l’initiative de Pandora. Ensuite, s’autorisant un petit séjour en bord de mer, elle rencontre Georges.

Tous deux sont animés d’un esprit rebelle, soit. Quant à déclencher une révolution, en ces temps où il y aurait un amalgame avec le terrorisme, pas si simple. Mobiliser la population alors que les Français partent en vacances ou en reviennent, c’est illusoire. Pourtant, une étincelle jaillit dans le cerveau de Pandora. C’est sur l’autoroute A53, au viaduc de Saint-Maxence, que Georges et elle vont passer à l’action, le 1er août. Un blocage qui entraîne rapidement des dizaines de kilomètres d’embouteillage, comme prévu. Déterminée et armée, Pandora ne fléchira pas : son appel à la révolution sème le désordre et vise à faire réfléchir. En raison de la frilosité passive générale, le ton risque de monter.

De maigres forces de police sont présentes sur les lieux. Dont le commandant Canzano, négociateur de la police, et les secours avec un médecin admiratif de l’aplomb de Pandora. Sur un tempo très rock’n’roll, un animateur de radio soutient par les ondes la démarche de Pandora, qu’il a surnommée Lady Gun. Une journaliste pigiste maligne réussit à obtenir l’exclusivité de l’info sur l’affaire. Pour elle, c’est du bizness, mais elle fait en sorte que le message de Pandora passe en intégralité. La mafia patronale ne reste pas sans réaction : un mercenaire étranger expert en baroud est chargé de faire cesser la pagaille. Quant à Voyelle-Clément, il a aussi son mot à dire ici. Pour la suite, "advienne que pourra"…

Sébastien Gendron : Révolution (Albin Michel, 2017)

Vous nous traitez de parasites sociaux, mais vous ne vous rendez même pas compte qu’un retraité aujourd’hui est perçu comme un privilégié parce qu’il ne travaille plus et qu’il perçoit malgré tout une pension. Et pour vous payer cette pension, on prélève sur le salaire de ceux qui travaillent encore, sur l’allocation chômage de ceux qui ne trouvent aucun boulot, sur les minima sociaux de ceux qui ont tout perdu. Ce système de répartition était sain, juste, normal parce que des types un peu humains avaient décidé à la fin de la deuxième guerre qu’il fallait que la solidarité prévale dans ce pays. Aujourd’hui, toutes ces belles idées ont foutu le camp parce que d’autres types ont repensé le système d’un point de vue moins idéaliste et bien plus pragmatique. Et pour faire avaler les nombreuses pilules amères avec lesquelles ces politiques, ces économistes, ces grands patrons détruisent chaque jour le contrat social, on désigne des profiteurs : les chômeurs, les miséreux, les étrangers, ceux à qui on reconnaît la pénibilité du travail, et bien entendu les retraités. Tous parasites. Vous comme moi.

Ce pourrait n’être qu’un roman fort distrayant, avec quantité de péripéties amusantes et un suspense rythmé par une play-list rock tendance hard-punk. Ce serait alors juste un petit délire de romancier sur la révolte et ses limites où, après une action déraisonnable et sûrement grotesque aux yeux de certains, la raison et le bon-sens l’emporteraient. Ainsi, on ne dépasserait pas le cadre de l’intrigue : une quadra frustrée et son minable compagnon jouent les perturbateurs face à de gentils vacanciers qui n’ont pas mérité ces contrariétés ridicules. Assez drôle, non ? La liberté de parole, d’échange d’idées, certes. Mais ça tourne court bien vite, n’est-ce pas ? Une petite histoire légère, ça ira.

Seulement voilà, si Sébastien Gendron maîtrise parfaitement – avec une dose d’humour – l’évolution de son récit, la structure de l’histoire et la fluidité narrative, l’essentiel n’est pas forcément là. Car il en profite pour souligner des vérités que l’on ne veut généralement pas entendre. Il nous offre un regard pertinent sur notre société actuelle, plus sclérosée qu’il y paraît. En particulier, sur cette lâcheté collective qui détruit la solidarité : chacun pour soi, accablons plus pauvres que nous, sans jamais viser les décideurs économiques, pourtant responsables des crises. Ni Pandora, ni Georges, ne sont des "ratés" : leur cursus en vaut bien d’autres. On ne leur a accordé qu’une place dévaluée dans le système. Il ne faut donc pas s’étonner qu’arrive le temps de la rébellion.

Depuis “Révolution” des Beatles et “Imagine” de John Lennon, en passant par Bob Dylan, les Sex Pistols, The Clash, Guns N’Roses, et quelques titres choisis, l’esprit contestataire est-il mort et enterré ? Derrière sa facette souriante, ce très bon roman de Sébastien Gendron nous invite peut-être à y réfléchir.

Sébastien Gendron : Révolution (Albin Michel, 2017)
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6 janvier 2017 5 06 /01 /janvier /2017 06:06

À Belfast, Irlande du Nord, de nos jours. Âgée de trente-quatre ans, Rea Carlisle pourra s’installer dans la maison de son défunt oncle Raymond Drew. C’était le demi-frère de sa mère, Ida, mariée au politicien ultra-conservateur Graham Carlisle., valeur montante de son parti. La famille de Rea n’était plus en contact avec Raymond depuis longtemps. Elle est intriguée par une pièce dont la porte est hermétiquement close. La forçant avec difficulté, Rea y pénètre. Elle y trouve des photos de famille, mais aussi de proches vêtus en paramilitaires, et surtout une sorte de registre. Raymond Drew y relate ses crimes, huit meurtres : Gwen Headley enlevée à Manchester en 1992, le jeune prostitué Andrew tué à Leeds en 1994, et puis les autres. Même la mort de son épouse Carol paraît finalement louche. Rea consulte ses parents au sujet du registre. Sa mère suivra la décision de son père, qui ne souhaite nullement avertir à la police. Un scandale nuirait à sa carrière.

Rea renoue avec le policier Jack Lennon, avec qui elle eut une relation intime houleuse cinq ans plus tôt. Bien que le sinistre registre ait disparu entre-temps, peut-être dérobé par le père de Rea, Lennon accepte d’écouter la version de la jeune femme. Toutefois, Jack a lui-même de sérieux problèmes personnels à régler. Élevant seul sa fille Ellen, il habite avec Susan McKee et sa fille Lucy. Rapports tendus avec Susan, qui n’est pas loin de penser que la place d’Ellen serait chez sa tante Bernie McKenna. Côté métier, Jack Lennon est empêtré dans une affaire cafouilleuse. Il a été blessé en protégeant une femme, et a abattu un collègue flic véreux en légitime défense. Jack est certain que le policier Dan Hewitt, contre qui il a des preuves, fera tout pour l’enfoncer.

Rea est victime d’une agression mortelle. L’inspecteur-chef Serena Flanagan est depuis vingt ans dans la police. Elle a la réputation d’être coriace. Encore qu’elle masque à son entourage ses graves problèmes de santé actuels. C’est elle qui est chargée de l’affaire criminelle, où Jack Lennon apparaît comme le principal suspect. Dan Hewitt s’empresse de lui dresser un portrait très négatif de Lennon. Serena Flanagan se doute du manque de sincérité de ce collègue-là. Si elle n’inculpe pas son suspect, le témoignage de Lennon ne semble guère crédible. Il y a bien cette photo ancienne, mais plus le registre des aveux. La policière interroge les parents, bien vite assistés d’un avocat. Si Ida n’était pas ainsi dominée par son politicien de mari, Flanagan est certaine qu’elle progresserait sans nul doute plus facilement. Entre les deux femmes, la compassion peut-elle jouer un rôle ?

L’inspecteur-chef Uprichard est le seul sur qui Lennon puisse tant soit peu compter. Quand Jack se retrouve en cavale, il l’héberge brièvement. Uprichard plaide la cause de son ami auprès de Serena Flanagan. Elle commence à discerner la personnalité du suspect. Pour Lennon, se réfugier chez Roscoe Patterson n’est pas une garantie de sécurité. La vérité ne jaillira pas sans qu’il y ait d’autres morts…

Stuart Neville : Le silence pour toujours (Éd.Rivages, 2017)

Flanagan n’aimait pas le terme "victime". C’était un mot trop petit lorsqu’il s’agissait d’un meurtre. On pouvait être victime d’un pickpocket, ou d’un pirate informatique. Mais quand une vie avait été supprimée, une autre désignation s’imposait, pas seulement pour la personne tuée, pour ceux qui restaient aussi. La dévastation que c’était. Elle avait connu des famille détruites par la mort d’un être cher. Dépression, alcoolisme, drogue ; suicide, même. Pour chaque vie ôtée, bien d’autres sombraient par la suite […]
Même à travers le masque, elle percevait l’odeur métallique, carnée, de la mort violente. L’atmosphère en était chargée. Elle monta l’escalier en évitant prudemment le rouge. En haut, elle dut se tenir à la rampe pour franchir la flaque d’une large enjambée…

Il existe des régions du monde où il semble impossible de tourner définitivement la page, d’échapper au climat délétère qui assombrit la vie des populations. Belfast et l’Ulster en sont l’exemple. Certes, un statu-quo est en place depuis près de vingt ans, permettant une nette amélioration de la vie des habitants. Pourtant, on sent que beaucoup restent meurtris dans leur âme, dans leur chair. Que les rancœurs ne sont pas toutes éteintes. Par exemple, la famille McKenna symbolise ici la hautaine bourgeoisie fière de son statut, et le policier Hewitt incarne la corruption des institutions, autant d’héritages du passé. Autour de Jack Lennon, héros de plusieurs romans de l’auteur, l’ambiance est lourde, morbide, glaçante par de nombreux aspects.

Stuart Neville s’est fait connaître en France avec “Les fantômes de Belfast” (Prix Mystère de la critique 2012). Outre “Ratlines”, il s’est imposé avec “Collusion” et “Âmes volées”, deux autres opus de Jack Lennon (tous ces titres étant disponibles en format poche). Et il confirme avec “Le silence pour toujours”, ce quatrième épisode. Qu’il s’agisse de Serena Flanagan ou de Lennon, les portraits décrivent avant tout des êtes humains, imparfaits, faillibles, marginalisés ou souffrants, possédant quand même assez de ténacité pour faire la lumière sur des agissements criminels. Malgré l’âpreté des situations, la narration reste d’une sympathique fluidité, rendant franchement captivante cette histoire très noire.

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5 janvier 2017 4 05 /01 /janvier /2017 06:13

À chacun de ses romans (“De bons voisins”, “Emergency 911”, “Le dernier lendemain”, “La tendresse de l’assassin”), Ryan David Jahn est un des rares auteurs qui se renouvellent totalement, toujours dans la plus parfaite qualité. Désormais disponible en format poche, “Le dernier lendemain” est un bel exemple de son talent…

 

Âgé de quarante ans, Eugene Dahl est livreur de lait à Los Angeles en 1952. Pendant onze ans, il fut auteur de bandes-dessinées sur la côte Est des États-Unis. Trois ans plus tôt, en manque de reconnaissance, il a abandonné pour s'installer à l'Ouest. Il ne désespère pas de lancer sa carrière d'écrivain. Même s'il ne dépasse guère la première ligne du chapitre Un. Son éditeur de bédés était James Manning. Plus connu dans la mafia sous le nom de La Machine. Cette activité lui permettait de blanchir l'argent sale. Manning vient d'envoyer en Californie son comptable depuis dix ans, Terry Stuart. En réalité, il s'agit de faire éliminer Stuart par Louis Lynch, son tueur-à-gages, accompagné de la rousse Evelyn, la fille (et employée) de Manning. C'est Eugene Dahl qui devra passer pour le coupable.

C'est dans la famille désunie de Sandford Duncan, onze ans, que tout a commencé. Sandy est le soufre-douleur du second mari de sa mère Candice. Celle-ci étant entraîneuse au Sugar Club, avec son amie Vivian, elle s'occupe peu du petit. Sandy a conçu un pistolet artisanal, avec lequel il tue son beau-père. Il ne peut pas nier le crime, la police trouvant rapidement des preuves accablantes. Sandy est envoyé dans un centre de détention pour mineurs, mais Vivian possède un moyen de pression sur le procureur du comté, Seymour Markley, des photos. Ayant de l'ambition politique, le procureur ne peut se permettre un scandale. Pour étouffer l'affaire Sandy, il va médiatiser la mauvaise influence des bandes-dessinées. En effet, le gamin a imité le héros d'une bédé d'Eugène Dahl.

Veuf depuis peu, Carl Bachman est un policier expérimenté. Certes, il a besoin parfois d'un peu d'héroïne pour tenir le coup. Le crime de Sandy, il l'a vite résolu. Avec un brin de tristesse, car il n'est pas insensible au charme de Candice. Mais ni la mère de Sandy, ni lui n'expriment leurs sentiments. La campagne anti-bédés du procureur, pas son problème. Par contre, il retient qu'existe un lien avec le mafieux Manning… La rousse Evelyn n'a eu aucun mal à séduire Eugene Dahl, jusqu'à bientôt devenir intimes. Entre-temps, Lynch est passé à l'action, butant un flic puis le comptable Terry Stuart. Eugene a vite compris le piège dans lequel il s'est fourré. Il masque les indices, et prend la fuite. Il va croiser le policier Carl Bachman, qui ne réagit pas avec assez de promptitude pour le coincer.

Pour la police et pour le procureur Seymour Markley, qui a récupéré un lot de photos compromettantes, le coupable est fatalement Eugene Dahl. S'adressant à son collègue et ami Darryl Castor, un musicien surnommé Fingers, Eugene s'est procuré une arme. En cavale, il est conscient de ne pouvoir faire confiance à Evelyn. Carl Bachman progresse dans son enquête, sans se précipiter car la culpabilité du laitier le laisse sceptique. Eugene élabore un plan digne des aventures de ses anciens héros de bédés…

Ryan David Jahn : Le dernier lendemain (Babel Noir, 2017)

Les temps sont bizarres. On vit sous la menace de l'arme atomique. Les hommes politiques crient aux communistes à tort et à travers. Malgré la désagrégation de la Ligue majeure de base-ball, Bâton-Rouge ainsi que d'autres villes du Sud persistent à interdire leurs terrains aux joueurs noirs (…) On observe des soucoupes volantes aux quatre coins du pays et l'Armée nie toute responsabilité. Le monde est plus effrayant que jamais, et ça ne s'arrange pas. Et quand les gens ont peur tout est possible.

Dans certains vieux airs de jazz, l'orchestre jouait en harmonie, laissant place selon la partition à des solos de chaque instrument, se répondant musicalement, et c'est ainsi que l'ensemble offrait des morceaux magnifiques. Voilà ce que l'on peut ressentir à la lecture de cette histoire présentant un chassé-croisé de situations parallèles, dirigées par le maestro Ryan David Jahn, excellent chef d'orchestre. L'intrigue utilise la mythologie des romans noirs, c'est vrai : un flic mal sans sa peau, un faux-coupable piégé en fuite, un caïd mafieux sans pitié, son tueur attitré, sa fille jouant la femme fatale, une entraîneuse exerçant un chantage, un procureur arriviste, etc. On voit ces protagonistes se succéder dans le chapitre quatorze, sorte de bilan du début de l'affaire. Le meurtre initial commis par le petit Sandy importera moins que la suite, fort animée, des événements.

Pour autant, l'auteur n'oublie pas le contexte sociologique de l'Amérique d'après-guerre. Aspect social, la mère de Sandy vivotant de son métier de taxi-girl, sans homme fiable pour lui offrir une vie décente. Époque florissante du Maccarthysme, et des répressions en tous genres. Le cas du musicien Fingers est éloquent sur les rapports raciaux de ce temps-là. Entre le Code Hays et la Chasse aux sorcières, Hollywood épurait à tous les niveaux. Dans ces conditions, même si elle est inventée dans ce scénario, une campagne contre la mauvaise influence des bandes-dessinées apparaît parfaitement plausible. Les États-Unis des années 1950 n'avaient pas que du positif, loin s'en faut. Ce cadre permet à l'auteur de développer de manière plutôt fascinante un solide sujet criminel, où jamais on ne se perd dans les méandres de la narration.

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