Fils de fermiers allemands, Gunther Frazentich cultive dès le plus jeune âge une passion pour le dessin. Dans son milieu terrien, c'est une activité mal vue. Il a vingt ans quand il est enrôlé de forcé pour la construction du camp de Ravensbrück. “Le pont aux corbeaux”, une dénomination déjà sinistre en soi. Quand débute le peuplement du camp, il passe au rang de gardien, parmi les autres kapos. Si ces convois de femmes qui arrivent expriment une grande détresse, il doit s'endurcir afin de dessiner ce dont il est témoin. Brimades et horreurs "médicales" se succèdent bientôt. Ce qui le perturbe n'est pas tant de la lâcheté, c'est l'impossibilité d'intervenir. Gunther n'est pas soldat, à peine gardien, mais son talent retient l'attention des autorités du camp. Il en devient l'illustrateur officiel.
Tellement de monstruosité autour de lui ! Telle cette chambre à gaz mobile, aménagé dans un faux camion-ambulance. À la morgue, c'est avec cynisme que les autopsies se font, au prétexte de la science. L'infirmerie n'est pas réellement un endroit destiné à soigner les malades, c'est déjà “l'antichambre de l'Enfer”. À Ravensbrück, le camp des femmes, tout est bon pour les charcuter, les abaisser, leur infliger des punitions. Il n'est pas rare que les pneumonies entraînent des décès rapides. Montrer de la compassion face au terrible sort des prisonnières comporte des risques. Gunther est encore témoin de la prostitution, qui est censée assouplir la situation de certaines. Et du travail forcé à l'usine Siemens, située non loin du camp. De l'arrivée massive d'enfants prisonniers, également.
Gunther dessine, gardant ses dessins les plus expressifs de la dureté, les cachant d'abord auprès de lui, puis trouvant un endroit pour dissimuler la caisse remplie de croquis. Il lui arrive, grâce à sa relative liberté au camp, de servir de contact entre des prisonnières. Un jour, alors qu'arrive un énième convoi, c'est le coup de foudre pour Gunther. Edna est une jeune Juive française. Il s'arrange pour qu'elle soit quelque peu protégée dans un atelier. Il s'agit là, évidemment, d'un amour impossible. Néanmoins, ils parviennent à se rencontrer ponctuellement. Gunther se veut aussi prudent que possible.
Un jour, le voilà obligé de dessiner le portrait d'Himmler, dont le médecin personnel est un des chefs de ce camp. Il n'est pas sans remarquer que l'extermination est de plus en plus intensive. Sans doute Gunther a-t-il pris trop de libertés aux yeux de la hiérarchie, car il est bientôt sanctionné. En ce début 1945, il assiste à de nouvelles horreurs, comme la stérilisation de fillettes tziganes. La libération du camp de Ravensbrück n'est une priorité ni pour les Russes, ni pour les Alliés, qui visent Berlin. Les SS sont nerveux, les fours crématoires fonctionnent à plein régime. Est-il encore possible de survivre ?…
D'abord, soyons précis quant au vocabulaire. Ce n'est pas d'un camp de prisonniers, ni “de concentration”, mais d'un camp d'extermination, dont il convient de parler au sujet de Ravenbrück. Qui plus est, le but affiché consistait à supprimer les plus faibles, les femmes et les enfants. Appartenant à des minorités religieuses (Juives) ou ethniques (Tziganes), de préférence. Se livrer à de prétendues expériences médicales sur des personnes non-aryennes, c'était les destiner à une mort aussi certaine que pour celles envoyées dans les chambres à gaz et autres crématoriums. Au nom d'idéaux de supériorité, de théories raciales ou nationalistes, c'est toujours la barbarie que l'on veut imposer. Désigner l'adversaire fautif, l'accabler puis le détruire, le processus dictatorial est encore habituel.
Gunther, le héros sans héroïsme de ce roman, n'a pas l'esprit guerrier. Il n'est pas animé par la haine cultivée par les nazis. Face à leur organisation implacable, que pourrait-il faire d'autre que de témoigner par le dessin ? Même montrer un brin de pitié semblerait suspect. Toutefois, il ne peut se borner à survoler froidement cette dramatique période. Le personnage est profondément humain, alors que l'ambiance autour nie toute humanité. C'est ce que nous décrit cette histoire, de la construction à la libération de Ravensbrück. Les chapitres sont courts, comme autant de scènes dont Gunther ferait le croquis. Une singulière relation amoureuse tente d'illuminer le récit. Sans doute a-t-on déjà beaucoup écrit, documentaire ou fiction, sur les camps nazis. Néanmoins, ce genre de romans permet de continuer à illustrer les plus sombres réalités de la haine, érigée en dogme. Il est trop facile d'oublier, de fermer les yeux sur le passé.