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Sans doute, Patrick Redmond est-il un auteur qui aura trop peu marqué les
esprits. Outre "Méchants garçons" (Le Masque, 2003), "Le manipulateur" (Pocket, 2003) et "Tout ce qu'elle a toujours désiré" (Plon, 2007) sont les seuls titres qu'on connaisse de
lui. Pourtant, si l'on en juge par "Méchants garçons", voilà un romancier qui possédait une belle maîtrise du suspense troublant. Car tout est perfection dans cette histoire de qualité
supérieure : la vie dans une public
school (école privée) des années 1950
à l’ambiance si particulière, la structure et la progression du récit, la subtile psychologie des personnages. Dès le début, on sait qu’il y a eu tuerie, mais on espère un impossible miracle. Le
charisme de l'élève Richard, qui masque sa haine et son égoïsme monstrueux, séduit avant de devenir effrayant. Les mystères ésotériques du dénouement nous semblent acceptables après avoir lu
cette intrigue. Un roman méritant les plus sincères superlatifs, à redécouvrir.
Automne 1954. Kirkston Abbey est une
public school anglaise près de Norwich. Jonathan Palmer, 14 ans, y est pensionnaire. Il a pour ami
Nicholas Scott, et les jumeaux Stephen et Michael Perriman. S’il éprouve des difficultés à s’intégrer, c’est à cause de James Wheatley. Avec deux complices, ils font peur à beaucoup d’élèves,
leur imposant de violentes brimades. Le prof de latin est aussi très sévère avec Jonathan. Alan Stewart, prof d’histoire, se montre plus chaleureux. C’est à l’insolent et solitaire Richard Rokeby
que Jonathan aimerait ressembler. Il s’efforce de devenir l’ami de cet élève distant, que les profs et le principal Clive Howard considèrent comme une source d’ennuis.
Richard et Jonathan deviennent inséparables, ce qui attriste Nicholas Scott. Il tente de lutter contre l’emprise de Richard, mais Jonathan s’éloigne de lui et des jumeaux. Richard protège son ami de ceux qui le tourmentent. Resté seul après que ses deux complices aient eu des problèmes, James Wheatley refuse de dormir. Il est victime d’un accident. On affirme qu’il était somnambule.
Alan Stewart s’inquiète de la mauvaise influence de Richard sur Jonathan. Ce prof fut l’ami intime d’un étudiant qui s’est suicidé quelques semaines plus tôt. Ayant compris la nature de leur relation, Richard le menace anonymement. Il s’attaque aussi au principal Howard, qui a voulu les séparer, jugeant Richard destructeur. Jonathan réalise enfin combien son haineux ami est néfaste. Il ne sait pas comment se libérer de lui. Nicholas veut l’aider. Le 9 décembre, plusieurs faits dramatiques se produisent en peu de temps. Avec Michael Perriman, Nicholas décide d’affronter Richard. La réaction de celui-ci est plus violente que jamais...
En 1930, malgré un passé chaotique, le Dr Everett Seeley a décroché un poste pour une société basée au Mexique. Il a installé son épouse, plus jeune que lui, dans un meublé à Phoenix (Arizona). Marion Seeley est engagée comme secrétaire dans une clinique. La fringante infirmière Louise Mercer ne tarde pas à sympathiser avec la nouvelle employée. Elle l'invite dans le petit logement qu'elle occupe avec la blonde Virginia Hoyt, dite Ginny. Tuberculeuse, celle-ci a besoin de traitements. C'est coûteux, mais Louise ne semble pas embarrassée pour trouver l'argent. D'ailleurs, Marion est bientôt invitée aux fêtes que le duo de femmes organisent chez elles. On y côtoie du beau monde, généreux avec Louise et Ginny. De gros consommateurs d'alcool, malgré la Prohibition. Marion meuble sa solitude en devenant une habituée de ces soirées, finissant par boire aussi de l'alcool.
Le soir du réveillon, c'est les bras chargés de cadeaux que Joe Lanigan se joint à ses amis fêtards. Homme d'affaires possédant plusieurs pharmacies, marié à une épouse malade, père de famille allant à la messe, membre de la Chambre de Commerce et autres clubs locaux, Gentleman Joe est un notable de Phoenix. Charismatique, ce séducteur remarque très rapidement la belle Marion. Bien difficile pour la jeune femme vivant en solitaire de résister, quand Joe l'invite au restaurant et se montre attentionné. Son docteur de mari se montre plutôt paternel, protecteur. Alors que Lanigan exprime la légèreté et la sensualité, la réussite et l'aisance financière. Bien que Marion se traite de pécheresse, sa fiévreuse attirance pour Joe Lanigan est de plus en plus intense. Ils finissent par devenir amants. La jeune femme se teint en blonde platine, chevelure plus conforme à sa vie actuelle.
Marion n'éprouve aucun remords à tromper son mari. Elle regrette que Joe ne soit pas entièrement à elle, qu'il soit pris par ses affaires, son épouse souffrante. Par d'autres femmes, aussi. Pas seulement Louise et Ginny. La nouvelle infirmière de dix-neuf ans, Elsie Nettle, est une proie toute désignée pour Joe. C'est lui qui possède Marion, et pas l'inverse. L'ombre de la jalousie commence à planer sur la jeune femme. Le duo Louise-Ginny a un urgent besoin d'argent, depuis qu'elles sont délaissées par Joe Lanigan. Elles ont vendu, ou mis en dépôt, bon nombre d'objets pour quelques sous. Les fêtards viennent moins chez elles, également. La tension monte entre Louise et Marion, avant que Ginny ne s'en mêle. Après des faits quasiment inévitables, Joe promet d'aider son amante. Marion réalise vite qu'elle doit se sortir seule de cette situation hautement dangereuse...
Après «Red Room Lounge», «Adieu Gloria», «Absente», «La fin de l'innocence» et «Envoûtée», une conclusion s'impose : aucun titre mineur dans l'œuvre de Megan Abbott. Cette fois encore, les portraits sont d'une admirable subtilité, la psychologie de chacun des personnages apparaît parfaitement juste, et l'intrigue est calibrée avec précision. Par exemple, la troisième partie du récit (consacrée à Elsie) n'est pas là que pour confirmer l'emprise séductrice de Joe. De même, l'exilé Dr Everett Seeley ne fait pas uniquement de la figuration dans cette affaire. Pas plus qu'Abner Worth, patron des abattoirs Worth Brothers, un des fêtards de chez Louise et Ginny. Tout est ici maîtrisé, sans faute.
Quant au contexte, l'Amérique de 1930, on n'a pas de mal à l'imaginer. L'auteure nous la décrit par des détails significatifs, sans s'appesantir inutilement. À nous de nous souvenir qu'on est en pleine Prohibition, que les traditions religieuses restent fortes, qu'un notable d'alors est rarement inquiété longtemps, ou que le poids des journaux influe sur l'opinion publique. S'il y a effectivement une enquête criminelle, on nous fait comprendre pourquoi les policiers sont peu à la hauteur. Pourtant, ils ne manquent ni de témoins, ni de preuves. L'histoire s'inspirant d'un faits divers réel, la romancière nous explique ensuite comment elle a procédé. La fiction est plus excitante que le cas d'origine, même si la vraie coupable fut singulière. Envoûtés, nous le sommes par ce noir suspense de qualité supérieure.
Deux jeunes familles habitent une maison mitoyenne. D’un côté, David et Laetitia Brunelle, avec leur fils Milo. Le
mari est chauffeur de taxi, l’épouse est assistante sociale. Un peu moins aisés financièrement que leurs voisins, ils sont propriétaires de leur habitation. De l’autre, Sylvain et Tiphaine Geniot, avec leur fils Maxime, locataires de
leur logement. Lui est architecte, elle est ex-pharmacienne, experte en plantes médicinales. Les Brunelle n’ont plus de famille. David connut quelques problèmes avec la justice, mais fut aidé par
le vieil Ernest. Resté ami du couple, ce dernier est le parrain de Milo. C’est Laetitia qui est la marraine du gamin. Le passé de Sylvain comporte un sombre épisode. Une embrouille concernant son
copain Stéphane, aux conséquences regrettables, que Sylvain a raconté à David.
Naturellement, les deux couples voisins ont entretenu pendant des années leur amitié, renforcée par l’âge identique de Maxime et Milo. Les deux enfants en bas âge ont joué ensemble, l’un chez l’autre. Il fut même question d’ouvrir un portail dans la haie séparant les jardins, mais on y renonça. Ce qui ne gâcha nullement la complicité entre Milo et Maxime. Stéphane refit parler de lui, tragiquement. Il se suicida peu après une visite chez les Geniot, qui étaient absents. Les garçons sont âgés de six ans, quand intervient un drame qui va brouiller peu à peu les deux couples. Laetitia a quasiment assisté à l’accident dont est victime Maxime. Elle a tenté de l’empêcher, perdu un peu de temps. Tiphaine sortait de son bain quand ça c’est produit. Elle n’a pas immédiatement mesuré la gravité des faits.
Dans un premier temps, Sylvain et Tiphaine prennent leurs distances avec les Brunelle. Milo ne réalise que partiellement ce qui s’est produit. C’est aussi bien, selon la pédopsychiatre, qui recommande de préserver son insouciance d’enfant. Après de petits incidents, on peut espérer une réconciliation, chaque couple présentant ses excuses à l’autre. Pourtant, certaines tensions persistent au sein du couple Geniot. D’autant que le cas de Stéphane resurgit entre eux. Si le décès du vieux parrain Ernest passe pour une crise cardiaque, il peut s’avérer suspect. Tiphaine joue son rôle de marraine, mais de nouveaux problèmes se produisent. Laetitia étant habitée par une paranoïa de plus en plus sévère, une altercation l’oppose à ses voisins. Cette fois, le contact semble définitivement rompu…
Voilà un remarquable suspense, dont on peut d’ailleurs s’étonner qu’il n’ait pas été récompensé par un prix littéraire polar. Une histoire s’inscrivant dans la
vie quotidienne, tel est le principal point fort de ce petit chef d’œuvre. Il s’agit ici de personnes résolument ordinaires. Rien ne les prédisposent à traverser de pénibles épreuves. Certes, le
voisinage entraîne fatalement des conflits. Généralement, ils se soldent sans heurts majeurs, chacun finissant par ignorer l’autre. Parfois, si cela tourne à l’hystérie ou au harcèlement, on peut
craindre que ça dégénère.
Une situation semant le trouble entre deux familles, c’est le postulat développé avec une magnifique habileté par Barbara Abel. Malgré des scènes très intenses ou conflictuelles, le spectaculaire n’a pas sa place dans une telle intrigue, ce qu’elle a visiblement gardé en tête. Les protagonistes préservent, à l’image du petit Milo, un semblant de normalité face aux complications. Polar psychologique impeccable et exemplaire, “Derrière la haine” reconstitue cette ambiance d’une manière totalement crédible, ce qui mérite d’être applaudi.
Des chroniques sur ce roman, chez l'Oncle Paul, chez Marine, chez Dominique. Et un entretien avec Barbara Abel chez Le Concierge Masqué.
Barbara Abel : Je sais pas (Éd.Pocket, 2017) - Le blog de Claude LE NOCHER
À l'école maternelle des Pinsons, la jeune Mylène Gilmont n'est pas la plus expérimentée des institutrices. Âgée de vingt-six ans, elle n'attire que modérément la sympathie. Elle préfère...
http://www.action-suspense.com/2017/11/barbara-abel-je-sais-pas-ed.pocket-2017.html
Sur une radio associative contestataire, Crista anime chaque vendredi soir une émission destinée aux détenus,
“Levée d’écrou”. Certains l’appellent en cachette depuis leur prison, grâce à des portables bricolés. Manu fait partie des fidèles de ce programme, qui dénonce les tares de la vie carcérale et de la
justice. Dès sa sortie, Manu rencontre Crista à la radio. Il admet appartenir à la petite délinquance, mais affirme n’avoir pas mérité son séjour en prison. Crista et lui passent le week-end
ensemble, chez elle.
Manu connaît Baquery, le responsable de la radio. Ils ont un passé militant en commun. Maîtrisant l’informatique, Manu propose de créer à peu de frais un site Internet pour la radio. L’initiative plait à Baquery. Afin d’assurer le contenu du site, Manu discute avec chacun des animateurs. D’une large diversité, tous sont très motivés par leur action. Manu acquiert vite une belle notoriété auprès d’eux. Il continue à vivre avec Crista. Manu possède un lot de portables top niveau. Leur principal atout : une astuce technique rend ces téléphones indétectables. Ces coûteuses petites merveilles intéressent Stormy et ses amis. Il en achète dix, payées cash. Crista ignore ce trafic lucratif. Manu doit passer quelques jours en Touraine, où vit son fils de dix ans. Crista les y rejoint un peu plus tard. En réalité, à quel jeu joue Manu ?…
Il s’agit d’une novella, un texte d’environ quatre-vingt pages. Bonne initiative de proposer à nouveau ce livre, paru naguère dans la collection Suite Noire. La description de cette radio militante permet à Didier Daeninckx de défendre des thèmes sociaux, son éternel combat. Entre autres, il souligne combien les conditions de vie pénitentiaire n’ont rien de luxueuses, il évoque une souriante “affaire Brassens”, et il rend hommage au comédien méconnu Jacques Rispal. Pour autant, Daeninckx ne néglige pas l’intrigue à suspense. Malgré un apparent optimisme, le destin de cette poignée de personnages ne peut qu’être sombre. Car tout est manipulation en ce monde sans confiance, où règne le flicage.
Cognac est en ébullition. Mécontents, pas loin d’être enragés, les viticulteurs font le blocus de la ville. Preuve
de leur détermination, ils manifestent en septembre alors qu’ils doivent s’occuper bientôt des vendanges. La crise qu’ils traversent, c’est forcément de la faute de l’État. Les syndicats
viticoles ne lâcheront rien, on exige des subventions. Dans l’ombre, le nommé Guitton se charge d’alimenter les rancœurs. Du folklore contestataire, dont la plupart des vignerons ignorent qui tire les
ficelles. Ou ils oublient que ce sont les multinationales qui ont racheté la totalité du négoce de l’alcool produit dans la région.
Longtemps, chacun a profité de la manne financière faisant prospérer le Cognaçais. Désormais, la ville et ses alentours n’obtiennent que le minimum, les groupes commerciaux internationaux se goinfrant sans vergogne. Avec la complicité des chefs de syndicats viticoles. Bernard Bellion avait fini par en faire les frais. Il s’opposa à ce système, créant sa propre structure syndicale. Il vient de le payer de sa vie. À coups de batte de base-ball, il a été massacré dans ses vignes. Une exécution. Décidée par le Boss des viticulteurs, organisée par Guitton, réalisée par Charly et son complice Thierry.
Charly, âgé d’environ trente ans, cynique, solitaire car estimant ne pas avoir besoin d’amis. Il habite Royan, déteste le plat paysage des vignes mais adore son bord de mer, pratique le surf. Même très bien payé pour tuer, lui qui a effectué quatre missions meurtrières, Charly est réaliste sur sa position de larbin. Si les viticulteurs restent dupes, lui connaît ceux qui les trahissent, les cocufient. Figeol, sous-chef de leur syndicat, n’a pas les épaules aussi solides que leur leader. Ce dernier n’est lui-même qu’un guignol, estime Charly. Mais un puissant guignol, dont il convient de se méfier. D’autant que le suicide de Thierry au lendemain de l’exécution, ça peut faire tache. Guitton l’avait imposé à Charly, qui ne le trouvait absolument pas fiable. Quand Bernard Bellion est retrouvé mort quelques jours plus tard, il y a évidemment enquête criminelle. Dans le contexte de l’agitation qui continue à Cognac, pas grand risque qu’on suspecte un jour Charly.
C’est sur la plage de Nauzan que Charly fait la connaissance de la brune Gail. Il ne fait guère d’effort, c’est elle qui le drague. Elle est vendeuse saisonnière dans une boutique de fringues. Le sexe laisse bientôt la place aux sentiments, sans doute pour la première fois dans la vie de Charly. Tant pis s’il ne peut guère lui avouer sa réelle activité de tueur, s’il doit se faire passer pour un rentier. Il admet que cette relation, même s’il garde un certain mépris envers les autres, change sa vision des choses. Au point de refuser froidement une mission proposée par le Boss en personne. Charly est lucide : “L’amour est une bulle à la con, qui ne reste jamais bien longtemps étanche aux emmerdes.” À un moment, sûrement, il devra tout dire à Gail. En attendant, malgré les conseils de Guitton, il tarde à quitter Royan. Pourtant, la sourde menace est bien présente autour de lui, et de Gail. Se vider la tête en surfant ne suffira pas à écarter le danger…
D’abord, il ne s’agit en rien d’un roman d’enquête, d’un assassin à identifier, ni d’un mystère à élucider. Celui qui nous parle se veut un pro du crime, parce que cette marginalité lui convient. Hélas, avoir des états d’âmes, ça vous gâche le meilleur des tueurs à gages. “J’incarne le mal. Je suis la mauvaise conscience de tout leur bordel cognaçais. Je suis le nuage noir à vomir… Peut-être suis-je le fantôme absolu, rien qu’un rêve, rien qu’un cauchemar qu’on rappelle de temps en temps à la réalité, histoire de bien la bousculer, de bien l’inverser…” Charly n’ambitionne pas les prouesses criminelles, il sait n’être qu’un exécuteur salarié, qu’un employé, un sans-grade. Il est au service des puissants, ne les respectent pas plus qu’il n’est respecté. D’où sa tentative de changer de vie.
Ensuite, c’est un premier roman, donc pas exempt de défauts mineurs. Il est bon de situer l’action, pas d’abuser quelque peu des noms de lieux. N’empiétons pas sur le boulot des GPS. En outre, on risque les redondances quant au néfaste rôle des financiers et de leurs complices locaux. Néanmoins, l’auteur a le mérite de souligner des réalités socio-économiques : “Le cognac, ça crache du pognon. Et c’est vrai. Une plus-value à faire bander les morts. Du fric à n’en plus finir tant il en coule des barriques qui dorment dans les chais. Les multinationales ne se trompent (presque) jamais. Et si elles ont investi dans le cognac, c’est que le cognac, toujours et encore, ça crache du pognon.”
On nous montre comment sont manipulés les exploitants de base, les viticulteurs. Il en est de même quand les producteurs agricoles ou de l’élevage obéissent aux consignes de leur principal syndicat professionnel. “La subversion est un mirage” dit l’auteur. Pire, c’est une tromperie hypocrite, leurs présidents passant leur temps entre bureaux feutrés et salons bourgeois. Au final, une intrigue qui ne plonge pas dans un complet cynisme, pour une histoire qui laisse une très bonne impression.
L’inspecteur Louis-Édouard Dudeuil n’est pas le plus brillant élément de la police criminelle. Issu d’une
orgueilleuse famille de nantis, fils d’un puissant préfet, ce dandy joua longtemps au dilettante. Ses manières raffinées tranchent encore avec celles de ses collègues. C’est son père qui, deux décennies plus tôt, obligea Louis-Édouard
entrer dans ce métier. À près de cinquante ans, il se complait dans une fonction subalterne. Si sa mère l’admet fort bien, son préfet de père supporte mal la médiocrité de Louis-Édouard. Il
n’hésite plus à traiter publiquement son fils de honte de la famille. Par bravade, le policier affirme s’occuper d’une affaire qui lui prouvera le contraire. Une enquête sérieuse, justement, il
s’en présente une.
Ce groupe d’amis se connaît depuis une trentaine d’années. Après avoir tâté de la politique, gauchistes motivés, ils sont tous aujourd’hui employés par la société Dexon Expert & Cie, entreprise s’occupant de sécurité globale. Leur supérieur, la mûre Mlle Kraminski, a l’œil sur ces treize personnes, les traitant sans amabilité. Eux-mêmes, ils ne sont plus si proches, la vie de chacun ayant bifurqué au gré du temps. Pourtant, jadis, ils firent une sorte de pacte. Ils chargèrent leur ami René d’engager un tueur pour les éliminer si, devenus adultes, ils trahissaient leurs idéaux de jeunesse. On ne sait trop ce que le roublard René fit de l’argent que chacun versa à cette fin. Ils avaient quasiment oublié cet épisode lointain.
Seulement, quand la mort soudaine de l’arriviste Françoise précède de treize jours celle de l’alcoolique Charles, ce n’est peut-être dû au hasard. L’anxieuse Dorothée agace le groupe avec ses suppositions, mais on ne peut pas exclure que le tueur se soit mis en action. Alerté, voyant là l’occasion de montrer sa compétence, le policier Louis-Édouard, assisté du fruste Guémard, s’intéresse au petit groupe. Quand Sylvain est la troisième victime, l’inspecteur affirme que son “intuition” était bonne. Il les interroge tous, sans grand résultat. Il fait ainsi la connaissance de Mlle Kraminski, qui ne le laisse pas insensible. Il cherche toutes les occasions de la revoir, sous prétexte d’avoir son opinion professionnelle sur ces décès.
La tension devient vive dans le groupe, à cause de l’hystérie de Dorothée comme des mensonges de René, ou des vies mal équilibrée des autres. La série de crimes se confirme avec le meurtre de Stéphane. Ils passent les fêtes de Noël en semi-état d’arrestation. René semble se rebiffer, sans être ni plus ni moins suspect que presque tous. Pour Louis-Édouard, le bilan est quand même positif. Galvanisé par ce “succès”, il est trop causant face à la presse. Maintenant, il faut de l’efficacité, exige la hiérarchie. Ce qui n’empêche pas que, passé le jour de l’an, deux amis soient cibles de tirs, blessant mortellement Vladimir. Il faudra que Louis-Édouard soit carrément héroïque pour faire avancer l’enquête vers son terme…
Ne confondons pas cette intrigue avec une ordinaire affaire de serial killer, même si les meurtres s’y succèdent à bon rythme. S’il règne une certaine nervosité chez les victimes potentielles, cette histoire est largement destinée à faire sourire. Il suffit d’entrer dans la famille préfectorale, et délicieusement caricaturale, de Louis-Édouard pour s’en convaincre. Entre paranoïa et scènes de pugilat, mystère et fanfaronnades du policier, le climat n’est toutefois pas au drame pour nous qui les observons. Un humour en finesse, qui compense l’amertume des protagonistes autrefois amis. Néanmoins, il existe bien un assassin qui domine la situation.
Une précision s’impose au sujet de la narration. Le récit autour de l’enquêteur utilise la forme classique. Par contre, on a aussi la version des faits par divers membres du groupe, en alternance, sans indication nette de celui qui s’exprime. On s’y adapte très facilement, une fois assimilé le principe, et ça ajoute du piment (autant que du style littéraire) à l’énigmatique ambiance. Peu importe l’étiquette “polar”, puisqu’il s’agit d’un excellent et drolatique suspense.
On se souvient que Jeannette Vanpiperzeel, mieux connue sous le nom de Mémé Cornemuse, a vécu de pétulantes tribulations. Inoubliables, ses vacances avec un serial killer sur les côtes de la Mer du Nord. Puis Mémé Cornemuse convola avec le flic travelo Michou. Union qui ne dura évidemment guère, d’autant que la vieille dame indigne aime tripoter les boules de tous les messieurs potables. Elle ne perd jamais une occasion de clamer sa sexualité active : “Écoute moi bien, résidu de confettis, y a pas d’âge pour aimer le sexe. La seule différence entre toi et moi, c’est que tu baises avec des baguettes, et moi je m’enfile les minets à la louche. Suis une gourmande.” Son idéal d’homme reste ce demi-Dieu qu’est Jean-Claude Van Damme, grand maître du langage obscur. Annie Cordy et lui sont, quoi qu’en disent les jaloux, parmi ce que la Belgique a produit de plus brillant.
Mémé Cornemuse s’est désormais reconvertie en concierge. Sans mettre de côté son esprit baroudeur : “Elle, ce qu’elle voulait, c’était de l’aventure ! Elle était l’Indiana Jones des charentaises, la James Bond des bas de contention.” Si, dans la cave, elle héberge le repris de justice Jef Kluut, c’est qu’elle a une idée derrière la tête. L’ex-malfaiteur est un romantique, qui rêve de pactole afin de rejoindre à Meudon son premier amour Marinette. En attendant, Jef creuse. La maison voisine est une bijouterie, fort tentante pour ce duo assorti, tête pensante et bras solides. Mais, en face, il existe un couvent. Saint lieu qui va accueillir Micheline Martini, épouse et complice d’un trop célèbre pédophile, où elle terminera sa réclusion. Et ça, pas de doute que ça risque d’attirer reporters, flics et badauds. Mauvais pour le plan élaboré par Mémé Cornemuse. Il est à craindre qu’elle ait une désillusion bien plus grande encore d’ici peu.
Le couple le plus stupide de l’immeuble se compose de Ginette Plouf et de Marcel Durite. Prince charmant et destin de star, voilà ce que devrait être la véritable vie de Ginette. Pour l’heure, elle se contente des chaussures très jaunes de Lady Di. Ce qui, au lieu de la métamorphoser, va occasionner quelques tracas dans son existence. Elle découvre son mari Marcel assassiné et mutilé chez eux, la bite plantée dans un camembert. Son frère Jules Durite, dit Bouboule, est censé se trouver en vacances au bord de la mer. Mémé Cornemuse le découvre bientôt, aussi occis et démembré que son frangin, dans sa baignoire. Jef connaît le chemin de la chaudière pour incinérer les rebuts.
Ginette se pose quand même des questions sur Marcel, qui lui a visiblement caché pas mal de choses sur son passé. Ce ne sont pas les coûteuses séances de voyance bidonnées par la concierge qui vont lui éclaircir les idées. Elle va mener sa petite enquête sur les locataires de l’immeuble, retrouvant même les parents Durite. Quant à la peu maternelle Mémé Cornemuse, elle est contactée par un fils qu’elle ignorait avoir pondu. Un de ces traîne-patins juste bons à lui tirer ses rares économies ? Non, l’inverse, un élégant quadragénaire au métier excitant pour une arnaqueuse comme la brave Mémé Cornemuse. Malgré ses prières ferventes à l’icône de Jean-Claude Van Damme, pas sûr qu’elle parvienne à s’enrichir ces temps-ci. Le bon Dieu ne l’aide pas vraiment, en effet…
On peut aimer les thrillers calibrés au millimètre, les enquêtes orchestrées avec grand soin, les romans noirs soulignant de pénibles réalités sociales. Et puis, les lecteurs peuvent avoir envie de rigoler un peu, beaucoup, à la folie. Oui, il y a bel et bien de la dinguerie dans les histoires que nous concocte Nadine Monfils.
Rien qu’à observer l’anecdotique, par exemple les scènes avec le hamster Gustave et le perroquet Rousseau, on suppute être entrés dans un immeuble de fêlés. Le peintre Luigi, spécialisé dans les portraits de cadavres, ne va pas nous rassurer. L’ensemble des habitants, pas tellement plus. Au centre de ces perturbés, trône la redoutable Mémé Cornemuse. Le plus comique des personnages qu’on ait imaginé depuis longtemps. Elle a compris que, pour qu’un peu d’excitation agrémente nos vies, on doit compter sur le sexe et le fric. Et elle s’y emploie au quotidien avec férocité, la bougresse. Pas d’hésitation, adoptons tous Mémé Cornemuse.
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Claude Le Nocher, by R.Sadaune