Dans “Comme un roman” (Gallimard, 1992), Daniel Pennac définit “Les droits imprescriptibles du lecteur” en dix propositions. Action-Suspense en a retenu cinq, et a demandé à quelques auteurs leur opinion personnelle sur...
Le droit de ne pas lire.
Le droit de sauter des pages.
Le droit de relire.
Le droit de ne pas finir un livre.
Le droit de lire n’importe quoi.
"Tous les droits" – Joseph Incardona – auteur de Remington (Fayard), 220 Volts (Fayard), Lonely Betty (Finitude), Trash circus (Parigramme), Misty (Baleine).
Le droit de ne pas lire – La base.
Du moment qu’on n’est pas obligé de faire quelque chose, on se sent libre de la faire.
Le droit de sauter des pages – Dans ce cas, l’affaire est mal engagée. On commence par sauter des pages et on finit par sauter le livre. Ce qui donne :
Le droit de ne pas finir un livre – Comme avec les gens, le courant passe ou pas, les affinités et tout le reste. En revanche, on peut se recroiser quelques temps plus tard et la connexion se fait…
Ou jamais.
Dans ce cas, on a aussi le droit de se débarrasser du livre.
Le droit de relire – Bien sûr. Et y voir ce qu’on n’a pas vu lors de la précédente lecture.
Le droit de lire n’importe quoi – Oui, mais avec les années, on devient plus exigeant et on ne peut plus lire n’importe quoi. Une revue sur les toilettes, mais pas un livre. Ou alors quelques phrases, juste pour mesurer à quoi on a échappé…
De manière générale, et pour conclure, le livre n’a pas de statut « sacré » : j’en ai donnés, jetés, déchirés, oubliés, volés. Je déménage souvent, aussi. Du coup, je ne garde que ceux qui pour moi sont essentiels, que je relis, que je consulte. De temps à autre, il y a un petit nouveau qui arrive et prend sa place à côté des autres. Et, au final, la bibliothèque n’est pas si grande.
Combien a-t-on de vrais amis ?
"Le droit de..." – Marc Villard – auteur de Un ange passe à Memphis (Rivages), La guitare de Bo Diddley (Rivages), Entrée du diable à Barbèsville (Rivages), I remember Clifford (Folies d'Encre), Ballon mort (Castor astral), Quand la ville mord (La Branche, Suite Noire), etc.
Il y a un manque : le droit de jeter le livre par la fenêtre. Ça m’est arrivé récemment avec un roman d’Harlan Coben. Titubant face aux dialogues bouche-trou et au remplissage besogneux, j’ai fermé l’objet et d’un geste large il fusa par la fenêtre ouverte. J’habite dans une rue peu fréquentée mais je ne m’inquiétai pas car le livre possédait une forte chance de frapper une automobile. Ça tombe bien car je déteste également les voitures. Les grises métallisées de préférence.
Sauter des pages, oui, oui, je vois ce que Daniel veut dire. Notamment quand il s’agit de littérature américaine où aucun détail vestimentaire, alimentaire et architectural ne nous est épargné. Elmore Leonard, qui vient de disparaître, refusait de lire les romans commençant par le bulletin météo de la journée, du genre « Bobby progressait sous un ciel gris et sale. La situation évoluait rapidement car un vent glacial descendait du nord de l’état et noyait la vallée dans une nasse à la consistance opaque et incertaine. » Au fait, au fait, comme on dit. Quant à laisser choir avant la fin, c’est un peu vicieux. Je fais partie des gens fatigués d’avance qui abandonnent carrément à la page 12. Pourquoi s’infliger les 300 suivantes ?
Vous noterez que dans sa liste, Pennac ne parle pas du droit de jeter le livre au feu. Nous avons vu Fahrenheit 451 à l’époque où il fallait le voir et ça nous est resté en travers de la gorge. Ce qui n’est pas le cas de Pepe Carvalho, le héros de Montalban, qui allumait sa cheminée avec ses bouquins. Cela dit, le fait de les brûler implique que nous avions affaire à un lecteur. C’est déjà ça.
J’ai décidé depuis peu d’utiliser ma haine envers les livres exécrables. Je les soigne, je n’écorne pas les pages, je les maintiens dans un état de propreté insoutenable. Puis je les offre à mes pires ennemis. Assez curieusement, aucun ne s’est plaint de la médiocrité du cadeau. Comme quoi j’ai raison de les haïr car, en plus, ils ne savent pas lire.
"Le droit de ne pas lire. Le droit de lire n’importe quoi" – Elena Piacentini, auteur de Un Corse à Lille, Art brut, Vendetta chez les Chtis (Ed.Ravet-Anceau), Carrières noires, Le cimetière des chimères (Ed.Au-delà du raisonnable).
Mm... Ben moi ça me donnerait envie de causer du droit de ne pas lire n’importe quoi.
Je ne discute pas des préférences personnelles, hein. Après tout, il en va de la lecture comme des affinités culinaires. Certains préfèrent la popote de terroir et les plats canailles dont l’accent vous explose en bouche en vous râpant la glotte de leurs inflexions typiques. Pour d’autres, la chose ne se conçoit qu’en grande pompe – ah ! Ma langue a fourché, j’eusse dû écrire en escarpins vernis – petits plats dans les grands, toques, étoiles et tralala.
Pour d’autres encore, ce sera l’appel du large et la recherche de l’exotisme pour humer les épices et les saveurs d’un ailleurs bienvenu parce qu’étranger.
Il y a ceux, aussi, qui mangent sur le pouce, sur une pierre plate, sur la tête d’un pouilleux oui… Enfin, je m’égare.
Tous les goûts sont dans la nature et aucun grand mamamouchi n’a autorité pour prétendre que le veau Marengo l’emporte sur l’osso bucco, sur une pointe de fromage de chèvre ou que sais-je encore.
Et si autorité il y a, je ne le reconnais pas !
Tous les goûts sont dans la nature, soit.
Mais gaffe quand même à ce qu’on vous sert dans l’assiette ! Halte au prémâché, prédigéré, pré…. Bref, lecteur(-trice) ton assiette n’est pas une auge, cochon qui s’en dédit.
Ton droit, c’est aussi ta liberté de refuser de consommer ce que l’on t’impose parfois en tête de gondole. Calme un peu ta joie en poussant ton caddie dans les allées. Évite les raviolis qui donnent la fièvre de cheval, le transgénique qui pourrait sérieusement t’endommager les neurones, l’insipide qui imite le sel de la vie et le texte dopé aux hormones qui n’occasionne qu’indigestion et borborygmes.
Ce n’est pas une question de genre, vois-tu. C’est une question de qualité. Et une simple fille de joie en possède parfois bien davantage qu’une fade bourgeoise. Plante donc ta fourchette où bon de semble, mie, miche ou midinette, mais ne te laisse pas avoir sur la marchandise. Ne sois pas dupe des gourous du marketing et refuse d’embrasser la religion de la ménagère de moins de cinquante ans.
Fais la fine bouche, c’est ton droit.
Car à lire n’importe quoi comme on mange n’importe quoi, tu risques de te retrouver obèse ou en carence de l’essentiel.
Je crois que la lecture est la nourriture de l’âme. On peut picorer à tous les râteliers, certes, mais qu’on te prenne pour une dinde de Noël, moi, ça me gave.
Poivre, sale, sauce, fais des tâches sur ta serviette, essuies-toi du revers de la main, peu importe, mais laisse palpiter tes papilles. Sois vorace et fin gourmet. Croque les mots et les histoires avec un bel appétit et choisis celles qui habiteront pour longtemps ton palais en reine Madeleine.
"Le droit de ne pas lire, de sauter des pages" – Pierre Hanot – auteur de Les clous du fakir (Fayard), Serial loser (Mare Nostrum), Aux armes défuntes (Baleine), Tout du tatou (La Branche)
Certains libraires à la tonne, en mal de virginité, prétendent que dans les salons du livre, le tsunami des déjections people peut inciter le public à se pencher par ricochet sur des rivages plus hospitaliers. Ainsi, les autobiographies de nos chères vedettes de la téléréalité, les témoignages main sur le cœur de politiques faisandés, les aventures gynécologiques de libertines encartées à Neuilly, les futilités bancales de critiques littéraires ou autres tâcherons de magazines profitant de leur position stratégique pour commettre des navets dont leurs collègues se feront aussitôt l'écho suave par simple échange de service, bref, de Tapie en carpettes Copé et de Nabila en Zemmour, tous ces récits d’une authenticité émétique seraient susceptibles d’amener les lecteurs lambda à s’intéresser au polar et au roman noir…
Passé l’âge de croire au Père Noël, face à cette lobotomie, l’alternative n’est pas de ne pas lire ou de sauter des pages mais d’imposer en toute résistance la dictature de la beauté. Et tant pis pour les nègres si pâles au service de pauvres célébrités dont la vulgarité pollue le délicieux parfum de l'imaginaire : rejoignant les rangs des chômeurs, ils apprendront peut-être enfin à s’inspirer des guerriers du langage.
"Le droit de lire n’importe quoi" – Stéphane Pajot – auteur de Carnaval infernal (Coop Breizh), Deadline à Ouessant (Atelier Mosesu), Aztèques freaks (Baleine, Le Poulpe), et de plusieurs ouvrages sur Nantes.
J’étais à l’école, en 3eme près de Nantes. Je n’aimais pas lire, c’était pas mon truc, j’en étais à mille lieux, le polar, n’en parlons pas, le mot même m’était inconnu. Le seul truc, c’était quelques BD pour adultes que je feuilletais parfois, qui appartenaient à mes parents. Et il y a eu ce cours, au beau milieu d’un après-midi, quelques phrases en fait d’un professeur de français. Il a dit que l’on pouvait lire n’importe quoi, que le plus important c’était le fait de lire avant tout, qu’importe le support ; que la lecture était partout, qu’elle passait par les affiches de publicité dans la ville, par les cartons d’emballage des produits alimentaires, par les tracts mais aussi par la bande dessinée, la bibliothèque rose, la verte, les romans, les essais, tout était bon… Un professeur était en train de nous dire qu’on pouvait lire de tout et que c’était bien. Ce fut comme un électrochoc. Ces paroles m’ont percuté et donné l’incroyable délice du goût de lire.
"Le droit de baigner dans la lecture" – Laurence Biberfeld – auteur de Le chien de Solférino (Série Noire), On ne badine pas avec les morts (Baleine, Le Poulpe), Qu'ils s'en aillent tous (Baleine), Un chouette petit blot (La Branche), Les enfants de Lilith (Au-delà du raisonnable), Coco (Écorce éditions, avec H.Benotman).
J'aime bien me baigner en rivière. Il y a des cascades et des trous d'eau, des endroits frais de fort courant et des anses tièdes où nagent les têtards et les petits poissons. On peut se laisser emporter, résister ou paresser en flottant. On peut aller tout de suite là où on n'a pas pied ou suivre la pente. On peut en sortir quand on veut. On peut y retourner à l'endroit qui nous plaît, lequel change sans cesse. On peut s'immerger complètement ou juste tremper les pieds dans l'eau. On n'est pas seul. La vie grouille dans les rivières. Il y a des mousses, des herbes et des poissons, des insectes aquatiques, des petits serpents d'eau. On est frôlé, parfois suivi, on soulève de la vase, certains endroits sont opaques, mystérieux. Comme dans les lacs. J'aime aussi me baigner dans les lacs.
J'aime lire de la même façon. En suivant le courant, ou pas. En suivant l'envie que j'ai à un moment précis de nager, de flotter, de m'immerger ou de ne pas entrer dans l'eau. De chercher les courants froids ou plus tièdes, les endroits limpides ou troubles. D'entrer où je veux, de sortir si j'en ai envie. De revenir sans cesse sur une berge parce qu'elle m'a plu, de ne jamais revenir à un endroit. Même s'il est peut-être intéressant et que j'ai eu la flemme de l'explorer. Aucune rivière ne ressemble à une autre, aucune rivière ne se ressemble d'une berge à l'autre, aucun lac n'a la même eau. Le dernier dans lequel je me suis baignée, à plus de 1200 mètres, avait une eau presque violette, avec des bords cuivrés, très froide, opaque. Le dernier bouquin que j'ai lu, «Suite française», pouvait être suivi de mille et une manière, à l'envers, à l'endroit, être picoré, abandonné, retrouvé. On pouvait s'y plonger. C'était un bouquin inachevé, comme tout ce qui est encore en vie. Il était froid avec des courants tièdes, des existences en gigogne le traversaient. Voilà. La lecture, pour moi, n'a ni début ni fin, elle est liquide, grouillante, c'est une eau sauvage. Par conséquent le droit y est inconnu, tout aussi inconnu que la contrainte. Il n'y a de contraintes que techniques, matérielles, savoir lire, pouvoir lire. Pour le reste, c'est à la fortune de l'instant, de l'humeur, de la rencontre.
"Le droit de ne pas finir un livre" – Hervé Sard – auteur de Le crépuscule des gueux (Après La Lune), Ainsi fut-il (Atelier Mosesu), Morsaline (Krakoen), La mélodie des cendres (Krakoen), Mat à mort (Krakoen), Vice repetita (Krakoen).
Le lecteur a tous les droits, bien sûr, à commencer par celui de ne pas terminer un livre s’il lui tombe des mains. Ou l’agace, l’endort, le fait fulminer. Ou tout simplement l’indiffère. Pourtant, il est assez aisé d’éviter la chose, en suivant les bons conseils des connaisseurs, ou en se fiant à son expérience. Les libraires, les vrais, connaissent leurs clients et les produits qu’ils proposent. Certains bibliothécaires aussi. Les chroniqueurs spécialisés font un travail utile. En matière de polar, il y a des sites sur le web qui font «référence», Action Suspense en fait partie au même titre que k-libre et quelques autres. Même si parfois untel fait l’éloge d’un livre qui ne m’a pas emballé, ou au contraire «descend» un titre qui m’a plu, l’habitude permet de «lire entre les lignes» et de déduire des chroniques ce qui devrait me plaire. C’est vrai aussi des revues, comme “L’Indic” des Fondus au noir, qui font un travail approfondi par thèmes, aussi bien sur les textes que sur leurs auteurs. Ceux-là ne se contentent pas de faire l’éloge de tel ou tel best-seller, ils savent bien qu’en matière de livres quantité ne rime pas avec qualité, que c’est même c’est souvent le contraire. La pizza lauréate du prix de la meilleure pizza surgelée, ce sera peut-être une excellente pizza surgelée, mais ça restera une pizza surgelée…
Le droit de ne pas terminer un livre, lorsqu’on a pris la précaution de s’informer avant, devrait donc avoir peu d’occasion de s’exercer. Il n’en reste pas moins qu’il faut aussi découvrir, oser la nouveauté et l’inconnu. À chaque fois que je me rends sur un salon du livre, je fais des découvertes, souvent «au feeling». Il m’arrive alors de ne pas finir un roman, mais dans l’ensemble ça se passe très bien ! Je n’en dirais pas autant des pavés que je reçois parfois en service de presse, souvent abandonnés après quelques pages…
Bref, il reste à espérer que le droit de ne pas finir un roman survive, et ça tient entre autres à l’avenir de l’édition et en particulier à celui des librairies. Quand je vois les étalages des rayons livres des grandes surfaces et assimilés, je me pose des questions. À quand un label AOC pour les romans ?
Un grand bravo, et mille remerciements aux auteurs qui se sont prêtés au jeu, en apportant chacun une touche personnelle à leurs réponses.