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15 août 2013 4 15 /08 /août /2013 04:55

En Grande-Bretagne au temps de la reine Victoria, Isabella appartient à la classe moyenne supérieure. Veuve après son court premier mariage, mère d'un enfant en bas âge, elle se remarie à trente-et-un ans, en 1844. Son époux est l'industriel Henry Robinson. S'il est ingénieur, c'est surtout un homme d'affaires s'affichant progressiste. Très vite, il accapare la dot et les rentes de son épouse, pour mener à bien ses projets. Le couple aura deux autres enfants, mais leurs relations se dégradent tôt. En partie parce qu'Henry Robinson gère assez mal ses affaires. En 1850, ils s'installent à Édimbourg, en Écosse. Intelligente, Isabella fréquente le salon mondain de Lady Drysdale, situé non loin de chez elle. Elle y fait la connaissance d'Edward Lane, vingt-sept ans, étudiant en Droit puis en Médecine, le gendre de Lady Drydale. Des affinités se créent entre ces personnes cultivées que sont Edward et Isabella, sans doute teintées d'attirance en ce qui la concerne.

Leurs rapports restant intellectuels et platoniques, la situation est frustrante pour la jeune femme. D'autant qu'elle s'ennuie par ailleurs, et s'accroche de plus en plus avec son mari. Écrivant régulièrement un journal intime, elle y évoque l'hypocrisie du mariage idéalisé et sa défiance vis-à-vis de la religion. Isabella est en contact épistolaire avec George Combe, ami Écossais qui est de bon conseil car s'intéressant à la psychologie. Quand la famille Robinson part habiter dans le Berkshire, près de Reading, ils continuent à s'écrire. Dans son journal, Isabelle masque peu les fantasmes qui l'habitent, envers Edward Lane. Celui-ci va prendre la direction d'une clinique d'hydropathie, méthode médicale expérimentale “moderne” qui donne des résultats. Cet institut est situé à Moor Park dans le Surrey, qui n'est pas si loin du Berkshire. Isabella lui rend visite de temps à autre. Si l'on en croit son journal, pas totalement explicite, leur complicité va jusqu'aux ébats intimes.

Les séjours des Robinson à Boulogne-sur-Mer et l'ambiance autour d'Isabella ne favorisent pas ses amours avec Edward. La vie équilibrée avec son épouse Mary et Lady Drysdale lui convient, et sa clinique fonctionne très bien. Henry Robinson découvre un jour le journal d'Isabella, ainsi que ses divers courriers, dont ceux échangés avec George Combe. Des écrits compromettants pour son épouse, qui l'amènent a demander d'abord en justice une séparation de corps. Un nouveau Tribunal civil des divorces, indépendant des instances religieuses, vient d'être créé quelques semaines plus tôt. Ce qu'attendait Robinson pour demander le divorce, et garder pour lui les finances d'Isabella. Entre-temps, il rameute leurs amis afin de les gagner à sa cause et trouve des témoins défavorables à sa femme. La preuve principale, c'est l'accablant journal intime d'Isabella, offrant des détails que l'on peut juger licencieux. Entre les deux parties, le combat s'annonce acharné...

Kate Summerscale : La déchéance de Mrs Robinson (Chr.Bourgois Éditeur, 2013) – Coup de cœur –

Même si les actuelles affaires de divorces sont compliquées, elles paraissent “ordinaires”. Ce qui n'était évidemment pas le cas dans la prude Angleterre victorienne, vers 1858. Se résumant au statut d'épouse, le rôle des femmes est alors socialement mineur. Certes, on ne leur interdit pas la culture, à travers d'aimables salons mondains, et il y a des femmes écrivains telle, ici, l'originale Mrs Crowe. Mais, par exemple, s'intéresser à la phrénologie semble anormal pour une mère de famille. Le cas atypique d'Isabella Robinson va encore plus loin. “Émotive et dépressive, ambitieuse et anxieuse, elle était perturbée par ses appétits sexuels”, une concupiscence attisant sa libido. Elle avoue que, outre Edward Lane, elle n'était pas insensible à deux précepteurs successifs de ses fils. Et c'est bien elle qui relance à plusieurs reprises le jeune médecin, jusqu'à obtenir ces ébats tant espérés.

En réalité, les désirs d'Isabella Robinson sont davantage romantiques, non pas ceux d'une nymphomane. Bien que le roman de Flaubert ne soit pas encore publié, elle est proche de l'esprit d'Emma Bovary. Ce qu'elle exprime dans son journal, de façon allusive quant aux relations sexuelles, c'est plutôt sa solitude rarement égayée par ses rencontres avec ses amis et Edward Lane. Une femme adultère ? On verra les conclusions de la justice. N'étant plus sous la tutelle religieuse, donc extrêmement moraliste et passéiste, le tribunal juge les faits. Une avancée considérable, figurant le début de ce que nous connaissons depuis. Le principe de la femme fautive (depuis Ève) et du mari victime n'est plus systématique. Le contexte social corseté et la psychologie, naissante à cette époque, sont également des éléments capitaux dans les mésaventures conjugales d'Isabella.

Comme dans son précédent ouvrage, “L'affaire de Road Hill House”, Kate Summerscale se sert de toutes les pièces du dossier qu'elle a collectées afin de nous présenter une parfaite reconstitution du sujet. C'est un récit vivant du petit univers d'Isabella Robinson qu'elle retrace, avec les détails opportuns. Tout ici explique le comportement de la jeune femme, en ce siècle où se développe la science et où les femmes veulent être mieux considérées, plus libres. Nul féminisme pour autant, l'auteure restant d'une neutralité objective. Même si le sort d'Isabella inclut une part de suspense, malgré ses airs de “polar historique”, ce n'est pas une fiction polardeuse. Tous simplement, un livre impressionnant par sa justesse et sa captivante tonalité. Cette fois encore (c'est exceptionnel), on peut accorder un “Coup de cœur” à cet ouvrage remarquable.

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15 juillet 2013 1 15 /07 /juillet /2013 04:55

Originaire de Corse, le policier Pierre-Arsène Leoni est en poste à Lille. Il habite avec sa grand-mère Mémé Angèle, qui s'occupe de Lisandra, la fille en bas-âge de l'enquêteur. Veuf, Leoni est l'amant d’Éliane Ducatel, médecin légiste qui l'épaule souvent dans son métier. Assisté de Baudouin Vanberghe, Leoni dirige une équipe efficace de la PJ lilloise. En cette journée neigeuse, ils sont appelés au cimetière de l'Est de la ville. On y enterrait Franck Bracco, ambitieux chef d'entreprise âgé de trente-cinq ans qui s'est suicidé. Le gratin de la franc-maçonnerie locale était présent. Lors de la cérémonie, Hervé Podzinsky a été abattu par un tireur. Rédacteur en chef des Échos du Nord, ce journaliste célibataire ayant “beaucoup de relations mais pas d'amis” n'avait rien d'un reporter de choc. Prudent, il n'aimait guère faire de vagues malgré quelques scandales récents secouant la métropole du Nord. Tout juste sait-on qu'il était un photographe multipliant les clichés.

Leoni se demande si les tirs visaient Podzinsky ou un des notables assistant aux obsèques. Plutôt que le franc-maçon André Kaas, la cible pouvait être Vincent Stevenaert. Fringuant sexagénaire, il est le patron d'une importante société d'immobilier et de travaux publics. L'entreprise d'informatique dirigée par le défunt Franck Bracco appartient à son groupe. Si le puissant Stevenaert n'est pas loin de divorcer à ses frais, il a des ennuis autrement sérieux avec Joost Vanbavel, “Le Flamand”. Celui-ci exige des explications sur la coûteuse embrouille qui lui a fait perdre un tas d'argent. Stevenaert n'a visiblement pas maîtrisé tous les rouages de cette affaire. Les policiers ne souhaitent pas tourmenter davantage la mère de Franck Bracco, choquée par la mort de son fils. Celle-ci est quelque peu soutenue par Florence, avocate qui était la compagne de Bracco. Qu'un vieux fusil militaire ait été utilisé par le tireur, ça n'offre pas de piste vraiment intéressante.

Franck Bracco “s'est immolé par le feu, probablement après avoir absorbé l'alcool et les médicaments retrouvés dans son véhicule”. Un suicide étonnant, selon Leoni. Il parvient à convaincre la procureure, obtenant une exhumation et une autopsie qui sera réalisée par Éliane Ducatel. Si la magistrate est quasiment aveugle, elle reste opiniâtre et sait flairer les dossiers cruciaux. Elle est contactée par la capitaine Maria Galeano de l'OCRGDF, Office central de la répression de la grande délinquance financière. Le dossier détaillé qu'on a fait parvenir à ce service concerne une énorme fraude touchant des entreprises lilloises. Pour prouver ces faits, Maria Galeano pourra compter sur la procureure et sur l'équipe de Leoni. Les policiers voudraient également joindre Paul Vasseur, collaborateur et meilleur ami de Franck Bracco. S'il est introuvable, la disparition de l'avocate Florence s'avère encore plus inquiétante. Leoni s'interroge aussi sur Olivier Duquesne, solitaire gardien du cimetière qui n'a que peu d'estime pour l'espèce humaine, préférant les chats...

Elena Piacentini : Le cimetière des chimères (Au-delà du Raisonnable, 2013) – Coup de cœur –

Voici la cinquième aventure du commandant Leoni, personnage créé par l'auteure depuis 2008. On ne peut nier qu'il s'agisse d'un roman d'enquête. Pourtant, le contexte exprime tout autant une véritable noirceur. D'une part, un vaste scandale financier couve derrière l'affaire purement criminelle. Du côté de Lille comme ailleurs, on trouve maints affairistes dénués de scrupules, imaginatifs quand ils montent des combinaisons fructueuses. Et puis, il faudrait aussi évoquer Nathalie et Milutka, deux amies intimes depuis leur adolescence, vingt ans plus tôt. Un couple féminin ayant traversé de douloureuses vicissitudes, qui a son mot à dire dans cette histoire. D'autres encore ont ici des secrets à cacher.

Légitimement fière de ses origines, Elena Piacentini nous gratifie de quelques expressions corses en version originale. Quant à son héros taciturne, elle nous rappelle (sans lourdeur) qu'il a traversé de précédentes épreuves. Heureusement qu'il est aidé par sa grand-mère, la délicieuse Mémé Angèle. On note certains clins d'œil souriants, mais la tonalité du récit reste plutôt énigmatique et sombre, comme il se doit. Construction impeccable de l'intrigue, faits relatés sur un tempo souple, pistes nuancées, écriture subtile et précise, ce roman possède d'excellents atouts. Il n'est pas trop tard pour découvrir l'univers de Leoni, et le talent d'Elena Piacentini.

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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 04:55

New-yorkais natif du Queens, Harry Bloch est écrivain. Pas de ceux qu'ont trouve dans les listes de best-sellers, ou qu'on invite dans les milieux intellos. Autrefois, quand il vivait avec Jane, Harry imaginait une carrière sous le signe de la poésie. En attendant, il signait des chroniques dans un magazine porno, d'improbables conseils aux lecteurs. Jane étant partie voguer dans les sphères de l'édition, et Internet ayant supplanté les publications pornos, Harry devint auteur de romans populaires. Sous pseudonyme, il a écrit une série de SF, puis des polars ayant pour héros un détective afro-américain dans les quartiers sensibles. Des romans alimentaires, lui permettant de vivre décemment, sans plus. C'est avec ses histoires mêlant érotisme et vampires qu'il connaît un modeste succès. Ils sont signés Sybilline Lorindo-Gold, du nom de sa mère. Harry visualise mal le lectorat d'adultes appréciant ses élucubrations vampiresques, l'essentiel étant que ça se vende.

Claire Nash est une ado pragmatique, d'une riche famille de la ville. Grâce à elle, Harry a gagné un peu d'argent en rédigeant les devoirs de ses amis étudiants. Maintenant, Claire est son associée, son agent officieux qui peut faire appel aux meilleurs avocats de New York. Harry reçoit une proposition d'un détenu de Sing Sing. Pas n'importe lequel, le tueur en série Darian Gray. Celui qui a été condamné à mort pour le meurtre de quatre femmes. Il les photographiait, avant de les démembrer. On n'a jamais retrouvé leurs têtes. Gray passe pour un type limité. La preuve, il adore les anciens écrits pornos d'Harry. Il reçoit un abondant courrier d'admiratrices. La mission de l'écrivain serait de rencontrer ces femmes, et de rédiger des histoires pornos à leur sujet afin que Gray puisse mieux fantasmer. En échange, le tueur livrera des révélations exclusives sur ses crimes. Claire imagine déjà la fortune que peut rapporter ce genre de bouquin, la gloire assurée.

Ayant rencontré Clay, Harry hésite. Il a croisé les proches de trois des victimes, qui ont eu vent du projet. Moralement, l'écrivain sait que l'idée est discutable. Mais Dani Giancarlo, sœur jumelle de la quatrième victime, strip-teaseuse cultivée, l'incite à accepter. L'avocate de Clay, et son assistante Theresa Trio (lectrice des romans de vampire d'Harry), semblent modérément approuver. Leur client doit être exécuté dans quelques semaines, mais elles espèrent un recours. Malgré tout, Harry se rend chez les fans de Gray, afin de les interviewer. Morgan Chase est une femme aussi frustrée qu'intelligente, Marie Fontaine est une jeune sataniste excitée, Sandra Dawson est une pure masochiste. Du matériel pour écrire de beaux scénarios pornos, contre des confidences de Gray sur sa vie et son œuvre criminelle. La situation se complique sévèrement pour Harry, quand on s'attaque aux trois femmes avec lesquelles il a eu un entretien. De quoi être suspecté par la police.

Townes, l'agent du FBI qui arrêta Clay dix ans plus tôt, attend la retraite pour écrire son propre best-seller sur l'affaire. Il harcèle quelque peu Harry, mais la jeune Claire intervient avec l'avocat de sa puissante famille. Désormais, l'avocate Carol Flosky et Theresa Trio ont des chances d'obtenir une révision du procès de Clay. Devenu intime avec Dani, malgré la jalousie de Claire, Harry tente de jouer au détective, aidé de ses deux amies. C'est aller droit vers le danger, sans la moindre garantie de découvrir une parcelle de vérité...

David Gordon : Polarama (Actes Noirs, 2013) – Coup de Cœur –

À la lecture de ce résumé personnel, on peut se dire l'auteur raconte là une histoire assez réussie, pas moins intéressante qu'une autre, sans excès d'originalité. Peut-être parce qu'est occulté dans ce survol n'abordant que l'aspect suspense, le véritable fond du roman de David Gordon. C'est un hommage aux artisans de la littérature populaire. À tous ceux qui, d'Edgar Poe jusqu'à Simenon, en passant par Agatha Christie ou Dashiell Hammett et bien d'autres, ont écrit des romans policiers. Sans que ça nuise au récit, bien au contraire, l'auteur nous livre sa réflexion sur ce genre littéraire. Sur la fonction sociale et l'intention du romancier populaire, sur la construction d'une intrigue, sur l'attente des lecteurs et le rapport de l'auteur avec son lectorat. À travers le parcours du narrateur, ayant connu plus de déboires que d'honneurs, on retrouve le sort de tous ces bons écrivains (tel un David Goodis, par exemple) longtemps si peu reconnus par les élites culturelles. Si David Gordon y associe des bonnes séries télé, on sent un respect certain pour ces auteurs de polars.

D'ailleurs, comme une preuve, des extraits de supposés livres d'Harry Bloch (science-fiction, enquête de détective, sexe et vampires) sont insérés dans ce roman. David Gordon n'écrit pas selon le principe béhavioriste, qui veut que le récit s'en tienne aux faits, sans exprimer les états d'âmes des protagonistes. Néanmoins, il connaît ses classiques : “Pour tout vous dire, je préfère le suspense à l'ancienne, avec un assassin qui meurt à la dernière page, sans détails à l'eau de rose sur la vie privée du héros. Quand un détective apprend qu'il a une tumeur, ou que des terroristes ont enlevé sa femme, je me dis que la série est sur le déclin, ou que l'auteur est au bord du gouffre. Arrêtez de nous emmerder avec vos problèmes personnels. Faites votre boulot, un point c'est tout. Dans ses premiers romans, Dashiell Hammett, le maître de la vieille école en personne, ne s'embêtait pas à donner un nom à son détective. Le narrateur n'était qu'un type un peu courtaud avec un flingue et un chapeau, qui fumait trop de Fatimas. Il débarquait en ville dans un costume froissé, résolvait l'affaire et repartait par le train suivant...”

On souligne également ici la fascination qu'exerce sur le public (souvent féminin) les plus cruels tueurs en série, et la même admiration glauque envers les histoires érotiques extrêmes (parfois sataniques). Toutefois, ceci n'a rien d'une thèse sur ces questions. C'est une fiction, jouant (non sans ironie) sur l'idée commerciale du concept “inspiré de faits réels”. Non, ce qui est proche du “vrai”, ce sont quelques-uns des portraits. Dont celui de Jane, belle arriviste du monde artistique; celui de Claire, trop lucide gosse de riche qui retrouvera un peu plus d'humanité; ou celui de Theresa, dure contre l'injustice et lectrice émue des œuvrettes du héros. Quant à l'intrigue, comme il se doit, elle est pleine de rebondissements agités, même quand on croit le dénouement arrivé. “Polarama” est un régal, à tous points de vue. Les passionnés de littérature policière ne s'y tromperont pas.

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19 mai 2013 7 19 /05 /mai /2013 04:55

Chicago, novembre 1931. Auteur d'une altercation mortelle, Harper Curtis prend la fuite. Il est pourchassé dans Grant Park, où se sont réfugiés les miséreux, victimes de la Grande Dépression. Frôlant le lynchage, il est seulement blessé au pied. Harper réussit à se faire soigner au Mercy Hospital. À sa sortie, il est comme guidé vers un quartier très pauvre de la ville. Une maison, dont il a dérobé la clé à une victime, semble l'attendre. Le cadavre fraîchement assassiné d'un certain Bartek, peut-être le propriétaire du lieu, gît dans cette maison. Harper y trouve aussi une valise pleine de dollars en gros billets, un vrai pactole. Il découvre là une chambre étrange, tel un mausolée dédié à la mort de plusieurs femmes. Face à ces noms féminins qu'il a tracés, aux objets hétéroclites qu'il doit laisser près des corps, une pulsion habite le violent Harper. C'est la Maison qui lui réclame de les tuer.

S'attaquer à La Luciole, danseuse de cabaret, lui laisse quelques séquelles physiques supplémentaires. Toutefois, les victimes à venir ne vivent pas uniquement à son époque. Grâce à la Maison, il voyage à volonté dans le temps. Quand il ouvre la porte, c'est sur l'année qu'il a choisi entre 1929 et 1993. Ce qui lui permet d'approcher d'abord ces filles, plus ou moins longtemps avant le moment où il a décidé de les assassiner. C'est le cas de l'étudiante en sociologie Jin-Sook, repérée dès 1988, cinq ans avant de la tuer. Ou de Zora, jeune Noire croisée dès 1932, qu'il ne supprimera qu'en 1943, alors veuve et mère de famille. Et de l'ambitieuse étudiante Julia Madrigal, supprimée en 1984. Ou de Willie Rose, employée d'un cabinet d'architecture, proche des idées sociales, en 1954. Et d'une Catherine, d'une Margo, de toutes celles dont la Maison exige le sang.

Arrêter ce jeu sinistre, Harper y songe parfois, brièvement. “Il pourrait quitter la Maison et ne jamais revenir. Prendre tout l'argent et fuir. S'établir avec une gentille fille. Renoncer aux meurtres, aux sensations qui l'envahissent quand il tourne la lame du couteau, que les entrailles chaudes de sa victime se répandent et qu'il voit mourir la flamme dans ses yeux.” Fasciné par ses meurtriers voyages, magnétisé par les objets qu'il dépose près des cadavres, Harper continue jusqu'à ce que son hypothétique liste soit close.

Née en août 1968, Kirby Mazrachi est élevée seule par sa mère Rachel. Se pensant artiste, un peu droguée, Rachel a trop souvent l'esprit absent pour s'avérer maternelle. C'est sans doute ce qui accélère la maturité de Kirby. Dès 1974, Harper va venir à la rencontre de cette victime désignée, mais il est bien trop tôt pour la tuer. Ce n'est que le 23 mars 1989 qu'il va la poignarder, lors d'une promenade avec son chien. Gravement blessée, sa force de caractère aide Kirby à survivre. Moralement, elle s'en remet mal, d'autant que son agresseur a disparu presque sans laisser de traces. Le seul indice est un vieux briquet, un objet pour collectionneurs. Toujours hors sujet, Rachel ne peut rien pour sa fille. Kirby se fait engager comme stagiaire dans un journal de Chicago. Si Dan Velasquez s'occupe de la rubrique sports aujourd'hui, il fut journaliste d'investigation sur des cas criminels. Gagner la complicité de Dan, afin qu'ils retrouvent ensemble son agresseur, tel est le but de Kirby. Un dangereux parcours attend la jeune femme, jusqu'à localiser Harper Curtis...

Lauren Beukes : Les lumineuses (Presses de la Cité) -Coup de Cœur-

Voilà assurément le plus surprenant suspense de l'année, ainsi qu'un des plus intelligents. Ce pourrait être l'histoire d'un tueur en série peu différent de la moyenne. Mais les raisons de sa violence obsessionnelle sont moins ordinaires. Et la manière dont il commet ses meurtres est carrément étonnante. Tels beaucoup de serial killers, Harper est itinérant. Ce n'est pas géographiquement qu'il voyage, c'est dans le temps. L'auteure utilise ce postulat issu de la littérature Fantastique, certes. On ne quitte pourtant pas le domaine du polar, car c'est bien le crime qui reste le moteur de ce roman. Traquer un assassin aussi spécial, ça suppose déjà une multitude de situations complexes pour la jeune Kirby.

Pour originale qu'elle soit, l'idée initiale ne suffirait peut-être pas à convaincre. L'auteure va nettement plus loin. Dans la construction extrêmement habile du récit, dont Harper et Kirby constituent les deux lignes principales. Surtout, c'est un vrai portrait de l'Amérique qui est ici dessiné, à travers l'évolution de Chicago. La terrible crise économique de 1929, les chantiers qui transfigurèrent cette ville au fil des décennies, la place des Noirs et la dure vie de toute la population modeste, l'ombre du maccarthysme planant même sur les moins militants, et divers autres aspects sociologiques sont abordés en toile de fond. Sans ces subtiles précisions qui ne nuisent nullement au tempo du roman, l'intrigue manquerait de véracité. Digne d'un Stephen King au mieux de sa forme, un “suspense riche”, un polar supérieur, magnifiquement maîtrisé.

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3 mai 2013 5 03 /05 /mai /2013 04:55

En 2023, l’Égypte se compose de deux groupes sociaux très éloignés. Au Caire et dans ses faubourgs, la plus grande partie de la population vit misérablement. Électricité, eau propre et tous signes de confort ont disparu. Les véhicules ne circulent plus guère, car le pétrole a été remplacé par le pyrol, carburant dont les pauvres ne disposent pas. Sans emploi fixe, on survit dans la crasse. Trafics de mauvais produits, prostitution, bandes violentes, le pays est livré à lui-même. Quelques-uns sont employés par les riches, tels des esclaves. À l'opposé, les nantis vivent désormais à l'abri, dans des colonies sécurisées par d'anciens soldats américains. C'est à Utopia, ville fortifiée située sur la côte nord du pays, qu'habitent les plus fortunés des Égyptiens. Ils n'ont aucun contact avec les Autres, ce peuple dont ils se méfient.

Ces nababs se sont affranchis de toute religiosité. Formant une Fédération, ils se considèrent comme une famille, celle de l'élite. Ici, les pères se sont enrichis dans le commerce de médicaments, d'acier, de viande, etc. Leurs enfants n'ont pas à se soucier de l'argent. Si les maîtres d'Utopia pratiquent une débauche discrète, leur progéniture se cache à peine pour abuser de la phlogistine, la plus explosive des drogues. Ces jeunes ont tout, ne mesurant pas l'esprit décadent qui les habite. Certains tentent une expérience, ressemblant à un rite de virilité. Il s'agit de sortir d'Utopia, d'aller capturer un Autre, puis d'organiser une chasse avec leur victime dans la colonie. Au pire, il faut ramener de cette expédition un trophée humain. Cette violence est “un exutoire à l'ennui” pour les enfants des Égyptiens aisés, une excitation devenant nécessaire.

S'aventurer hors de la colonie n'est pas sans danger. Toutefois, ceux qui l'ont déjà fait téléphonèrent bien vite à leurs pères, afin qu'un hélicoptère vienne les rapatrier. Un jeune de seize ans, fils unique du “roi du médicament”, menant une vie sans limite, se dopant à la phlogistine, va tenter l'expérience. Il entraîne avec lui dans ce délire son amie Germinal. Adopter un aspect crasseux pour quitter Utopia et se fondre dans la miséreuse population qu'il méprise, ce n'est pas trop difficile. Ils s'attaquent à la hideuse prostituée Somaya, mais sont vite repérés. C'est grâce à l'intervention de Gaber qu'ils échappent à la foule, provisoirement. Habitant un taudis avec sa sœur Safeya, le borgne Gaber est un homme cultivé. Ce qui ne sert guère dans ce monde où le peuple est inconscient de sa déchéance. S'il a entrepris de protéger les deux jeunes d'Utopia, ce n'est pas pour l'argent. Gaber a une idée bien plus noble en tête...

Ahmed Khaled Towfik : Utopia (Ombres Noires 2013) -Coup de Cœur-

Roman noir d'anticipation, telle pourrait être la catégorie où classer cette fiction. Elle a été écrite avant les révoltes qui ont secoué en particulier l’Égypte. Sans doute annonçait-elle des mouvements populaires, mais le message va au-delà de ce qui s'est produit. Que la société égyptienne soit inégalitaire, on l'imagine aisément. Comme dans tant d'autres pays, le fossé se creuse de plus en plus profondément entre classes dirigeantes et peuple. Les classes moyennes, celles qui assurent le bon fonctionnement d'une nation, vont-elles s'appauvrir à ce point dans les dix ou quinze ans à venir ? C'est ce que suppose l'auteur.

“Maintenant seulement, je comprends pourquoi nous nous sommes retranchés dans Utopia. Il n'y a plus rien dans ce monde que la misère, des visages faméliques et des yeux exorbités, affamés, sauvages. Il y a trente ans, ces gens avaient encore quelques droits, mais aujourd'hui, c'est de l'histoire ancienne.” Il est certain que ces havres réservés aux puissants, que de semblables ghettos de riches existent déjà, là-bas ou chez nous. Dans un avenir pas si lointain, la population continuera-t-elle à se résigner ? On peut supporter de vivre sans confort, “mais vivre sans rêve est insupportable” nous enseigne ici le borgne Gaber. Le rêve, c'est aussi garder son libre arbitre, son indépendance, sa volonté d'agir. Et la religion n'est assurément pas le remède aux maux d'une société, nous dit-il.

C'est sous la forme d'un récit à deux voix, que nous est racontée cette histoire aux allures de fable. Une narration en cinq actes, entre le jeune chasseur d'Utopia et la proie, Gaber. La limpidité est volontaire, afin que le propos soit accessible. Sombre et forte intrigue, qui devrait inciter à la réflexion, partout dans le monde. Un roman remarquable.

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24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 05:29

 

Âgé de vingt-neuf ans, vivant avec sa compagne Mimi Vautier, Jacques Daniel est barman au Havre. Chaque soir, il rejoint «Au buveur d'étoiles», le bar appartenant à Françoise Deligny. Jacques n'ignore pas que celle-ci dispose de relations très haut-placées, jusqu'au préfet. Pour le barman, l'essentiel reste de faire son job. BD-LE HAVRESa patronne s'éclipse en milieu de soirée, tous les jours. La clientèle de ce 20 décembre n'est pas tellement différente de l'habitude : une blonde gothique obsédée par son portable, un couple d'amoureux buvant de la Guiness, un lascar trop violent, des consommateurs ordinaires. Et Michel Tagorre, notable local, influent acteur économique, président du club de foot.

Un homme plein de charisme et de projets. Arrive encore un client inhabituel, Fred Valda. Le barman est content de le revoir, car ils ont été ensemble au lycée Claude Monet. Par contre, venant de perdre son emploi, Fred Valda n'est pas trop en forme. Il a rendez-vous ici avec Tagorre. Jacques Daniel se demande ce que les deux hommes peuvent avoir en commun.

Au petit matin, le barman rentre chez lui. Sa compagne n'est plus là. Elle lui a laissé un message de rupture, peu explicatif. Ayant besoin de prendre l'air, Jacques entend en ville une info qui l'inquiète. Une jeune femme a été retrouvée, flottant sur les eaux du port, avec une balle dans la tête. Ce serait une belle fille blonde d'environ trente ans, portant un manteau de cuir noir. Ce pourrait fort bien être Mimi, pense Jacques.

Puisque c'est le lieutenant de police Grivert qui est chargé de l'affaire, le barman demande à le voir. Il lui fait part de sa vive inquiétude. Flic bienveillant, Grivert le rassure bientôt. La victime est une blonde gothique, Juliette Fribourg. Pas de doute, c'est celle qui a passé la soirée «Au buveur d'étoiles», consultant sans cesse son portable. Ce soir-là, Françoise Deligny ne cache pas son mécontentement. Elle a été informée que son barman s'était adressé à la police. Sans doute devrait-il oublier cette affaire, et laisser un autre policier (Lantinel) rechercher Mimi. Mais Jacques a plutôt confiance en Grivert, se méfiant des notables...

 

C'est le Tome 1 de cette excellente bédé, très proche du roman graphique. Le scénario est signé Jean-Blaise Djian et Popopidou. Les dessins en noir et blanc sont de Jay. «Chaque nuit, [Jacques] voit et entend tellement de trucs, qu'il aimerait bien se poser un jour sur un coin de table. Il a en tête de quoi écrire un roman sur du n'importe quoi by night.» Le Havre, ville portuaire à la réputation grisâtre, se prête assurément aux sombres intrigues à suspense. D'autant que nous sommes ici fin décembre, où les nuits sont longues, et que le décor central est un bar à l'ambiance jazz fréquenté par les noctambules. Ainsi que par certains notables, aussi puissants qu'antipathiques.

Soulignons le patronyme du barman, clin d'œil à un célèbre bourbon, ce qui est de circonstance. Grivert ressemble un peu au comédien Pierre Tornade (1930-2012), qui joua si souvent des rôles de policiers. La ville du Havre et la Haute-Normandie sont parfaitement suggérés par les dessins. Une histoire qui apparaît assez solide (nous verrons ce qu'il advient au second tome). Mystérieuse, la tonalité est aussi amusée : «Décidément, le monde est petit. Et si ça continue, le Buveur d'étoilesva devenir la salle d'attente du Docteur Coïncidence. Madame Guiness semble apprécier l'effet que son médicament produit sur son auditeur.» Une bédé polar de belle qualité, dont on attend la suite avec impatience.

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13 mars 2013 3 13 /03 /mars /2013 05:55

 

1929, le régime fasciste est désormais installé en Italie, idolâtrant son clairvoyant chef Mussolini. En Sicile, l’École des Mines de Vigàta comptera dès cette rentrée un étudiant Noir, venu y poursuivre sa scolarité. CAMILLERI-2013-FayardLa prudence s’impose au sujet de prince Ghrané Solassié, neveu du Négus d’Éthiopie, Haïlé Sélassié. Le Duce ayant des vues expansionniste sur l’Abyssinie, il convient de traiter avec grands égards cet étudiant. Nul ne voit d’inconvénient à le côtoyer, sauf M.Müller, Allemand nazi de la première heure, inquiet d’une telle fréquentation pour son fils. L’information a circulé à Vigàta comme à Montelusa, entre École des Mines, préfecture, siège local du parti, commissariat de police, et dans l’ensemble de la population. On a trouvé une pension de famille qui va héberger l’étudiant, au frais de l’État. C’est qu’on espère qu’il vantera la générosité des Italiens auprès de son oncle.

À son arrivée, le prince Ghrané est sous surveillance policière. Débarquant du train sans bagages, pauvrement vêtu, il affirme avoir été détroussé à bord par deux voyageurs. Un geste politique, estime le parti fasciste local. Ce qui ne va pas empêcher Ghrané de faire un détour par le principal bordel de Vigàta, sans payer les passes. Le commissaire Spera comprend tôt qu’il s’agit d’une source d’ennuis. Peu après, le prince est hospitalisé, souffrant d’inappétence. Là encore, on peut vérifier son goût pour les belles femmes. On comprend que Ghrané a besoin d’une famille d’accueil. Âgée de dix-sept ans, vivant avec son père veuf, amoureuse du beau prince Noir, Ninetta (Antonietta) est ravie de l’accueillir chez eux. Pas bien difficile de deviner la combine qu’ils ont monté, mais les officiels n’y voient que du feu. Et continuent à financer tous les besoins du neveu du Négus.

De grosses sommes sont dilapidées dans l’opération autour du prince. Puisqu’on insiste pour qu’il écrive à son oncle une lettre favorable au régime italien, Ghrané négocie et dépense énormément. Hormis ces tractations tous azimuts, il trouve de l’argent auprès du fils Müller, homosexuel épris de lui. Une rencontre à Rome avec le Duce serait un grand projet, mais le prince n’y tient guère. S’il arrange un mariage pour le père de Ninetta, c’est qu’il a son idée. Il cause quelques troubles çà et là, mais préfecture et parti fasciste local s’arrangent pour éviter le scandale. Quand on pense que la mine locale est ensorcelée, un simulacre d’exorcisme suffit à calmer les rumeurs, bien qu’on puisse soupçonner le prince. Il sème encore la pagaille au Cercle des Nobles de Montelusa, qui feraient mieux de ne pas réagir. L’étudiant finit par prendre le train pour Rome, où il doit rencontrer Mussolini…

 

À l’origine de cette histoire, il y a un fait réel, un neveu d’Haïlé Sélassié ayant réellement étudié dans une École des Mines sicilienne à l’époque. Andrea Camilleri a entièrement réinventé cet épisode, qui ne causa nul troubles comparables avec ceux de sa fiction. C’est sous forme de pièces du dossier (et non d’un roman linéaire) qu’il nous présente la curieuse affaire. Échanges de conversations, de courriers, de rapports, de télégrammes, d’impressions, qui nous permettent de cerner les faits. Avec une ironie grinçante, il nous montre la bureaucratie fasciste dans toute sa ridicule splendeur, avec ses combinaisons politicardes, sa certitude de tout contrôler. Au final, une opération aussi onéreuse que chimérique.

Bien avant le célèbre policier Salvo Montalbano, il existait déjà un commissaire de police très compétent à Vigàta. Giacomo Spera n’est jamais vraiment dupe du jeu auquel s’amuse Ghrané Solassié, rusé prince abyssin. Une lucidité de l’enquêteur qui lui fera risquer des sanctions… Même en connaissant son œuvre, on ne peut qu’être admiratifs devant la virtuosité d’Andrea Camilleri. Car l’intrigue n’a rien de simpliste et, si la tonalité nous fait sourire, la caricature de l’imbécillité générale apparaît fort juste. Ce n’est pas encore cette fois que le Maestro sicilien décevra ses admirateurs.

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26 février 2013 2 26 /02 /février /2013 05:52

 

Son grand-père Alexandre Millar venait d’une famille très protestante. Sa grand-mère Elizabeth O’Neill était une catholique militante. Ce fut elle qui imposa la religion de la famille. Sam Millar vécut son enfance à Belfast, dans le quartier de Lancaster Street, durant la décennie 1960. Pas facile d’être un catholique pauvre dans ce secteur où défilaient régulièrement les Orangemen, venant les provoquer. Pas simple, quand on a une mère dépressive alcoolique et un père au caractère dur. Les catholiques sont comme des soucoupes en Irlande du Nord : près de la tasse, mais jamais autorisés à savourer son contenu disait-il avec colère.MILLAR-2013

Et puis, il y eut la manifestation meurtrière du 30 janvier 1972. Avec son frère aîné Danny, Sam en revient sain et sauf, mais marqué par la violence des Anglais. À quatorze ans, c’est le début de sa conscience politique. Alors qu’il commence à travailler aux abattoirs, un deuxième acte va frapper Sam. Son meilleur ami Jim Kerr, dix-sept ans, est assassiné par un protestant. Désormais, pour Sam, c’est la fin de la soumission aux Beefs et aux Orangemen extrémistes.

Toutefois, l’action politique le mène très vite en prison, à Long Kesh. Pas question d’être assimilé aux vulgaires détenus, puisqu’il est prisonnier politique. Évoquer le cycle de brimades sévères face à la Rébellion des plus décidés de l’IRA, dont Sam fait partie ? Le bras de fer entre les réfractaires au travail et à l’uniforme des prisons, les traitements de plus en plus dégradants ? La pression permanente, la puanteur à laquelle succède des bains obligatoires, façon nazis ? Des alliés au sein de Long Kesh, des personnages autant chez les détenus que parmi les matons ? Tout cela, seul Sam Millar peut savoir au fond de lui ce que représenta ce long tunnel. Huit ans de prison, de guerre psychologique. Puis arriva la mort de Bobby Sands, le plus symbolique des martyrs de la cause nord-irlandaise. Négocier avec l’ennemi ou tenter de s’évader ? Sam Milar les aura à l’usure. Il est finalement relâché.

Sam s’est installé à New York, dans le Queens. Clandestin, il fréquente le milieu des casinos plus ou moins illégaux, tolérés, rançonnés. Il pourrait y trouver sa place, en tant que croupier. À moins qu’il ne choisisse de suivre son ami Ronnie Gibbons, qui compte ouvrir son propre casino. Sam reste méfiant, il n’a pas tort. Autour de Ronnie, l’organisation familiale fausse le projet. Et cette cliente âgée à l’allure digne, mieux vaut ne pas être trop gentil avec elle. Ratage sur toute la ligne. Connaissant Tom, un ex-flic aujourd’hui agent de la Brinks, Sam songe à un braquage de leur entrepôt.

La première tentative, avec Ronnie, échoue presque inévitablement. Avec la complicité de son copain Marco, en janvier 1993, la seconde est la bonne. Trois minutes. C’est tout ce que ça nous prit. D’une facilité effrayante. En sortant du bâtiment pour aller récupérer le fourgon, un drôle de sentiment me parcourut. J’étais déçu. Ça ne me paraissait pas naturel. Trois ans de préparation et c’était bouclé en trois minutes. Pour une obscure raison, c’est moi qui me sentais volé. De l’adrénaline, oui, mais pourtant un coup de branquignol, mal exécuté. Plus de sept millions de dollars dans la tirelire de Sam et Marco, quand même.

Sam Millar se crée une façade respectable, en ouvrant une boutique de bédés de collection qui tourne bien. Époux de Bernadette, père de famille, accepté dans le quartier, tout irait à peu près bien. Sauf qu’il est urgent de trouver un endroit où planquer le butin. Il peut compter sur le Père Pat, un prêtre irlandais hors norme, qui dispose d’un appartement. Depuis l’attaque du dépôt de la Brinks à Rochester, tous les flics sont sur les dents. Sam est bientôt dénoncé, observé par la police sans qu’il s’en doute. L’appartement servant de planque est sous surveillance. Pat et Sam tombent dans les griffes des enquêteurs, tandis que l’essentiel du butin se volatilise. L’avocat de Sam est un cador. On frôle l’abandon des charges contre son client, qui va écoper du minimum. L’avenir s’éclaircit tant soit peu pour Sam Millar, qui retrouvera une Irlande du Nord plus apaisée…

 

Il y a des livres autour desquels il n’est pas indispensable d’argumenter. Comme une évidence, cet ouvrage est de qualité supérieure, voilà tout. Cette histoire n’est pas de la fiction, il s’agit d’une autobiographie. MILLAR-2013Ou plutôt d’un polar-vérité, s’il faut imaginer une étiquette plus précise. Le parcours d’un type pas ordinaire, son témoignage. Digne d’un incroyable scénario à suspense, c’est vrai.

Quelquun ayant traversé de telles mésaventures aurait le droit de se prendre pour un héros. Sam Millar a assez d’humour, de dérision, et prend suffisamment de recul, pour éviter ce piège de l’autosatisfaction. Il a lutté, s’est rebellé face à l’inhumanité, pour une cause qu’il estimait juste, avant de réaliser un des plus gros braquages perpétrés aux Etats-Unis. Ce n’est pas la notion d’échec ou de réussite, ni même aucun jugement, qui importent pour lui, c’est d’avoir vécu ça. Des épreuves, des humiliations, des hasards. Rafler sept millions de dollars, et ne pas savoir quoi en faire. Pas le destin de tout le monde.

Encore faut-il être capable de transcrire avec talent ce que l’on a enduré, d’en dire le maximum sans se flatter, se glorifier. Sam Millar y parvient, car c’est un véritable écrivain. Et sans doute faut-il souligner la complicité de Patrick Raynal, son traducteur, qui transcrit les nuances de ce texte. L’un des meilleurs polars de l’année est autobiographique : il mérite le plus chaleureux Coup de cœur.

- On the Brinks est disponible dès le 7 mars 2013 -

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