Au début des années 1950, les Aiglons est un Institut médico-éducatif situé dans les montagnes savoyardes. Ce pensionnat regroupe soixante-trois enfants et adolescents. Âgé de dix-neuf ans, Moulin est un étudiant surnommé ici "Narcisse". Il fait partie des éducateurs des Aiglons, apprécié de la plupart des jeunes et de ses collègues. Quand il découvre le corps de Claude Boucheret, élève de Seconde, l’ado est dans le coma après ce qui paraît être une chute dans le massif montagneux. Boucheret ne survivra pas longtemps, bien qu’ayant été hospitalisé un peu plus tard. Un accident ? Narcisse n’en est pas vraiment convaincu. Car, même s’il n’avait que quatorze ans, Claude Boucheret avait des opinions politiques tranchées, partisan du communisme.
Parmi les élèves des Aiglons, il y a les "popotins" héritiers de la tradition réactionnaire, et les communistes. Chacun des camps défend plutôt une position de principe, plus ou moins engagée. Même si rôle des éducateurs impose une neutralité, et si Narcisse garde une distance envers les réalités du quotidien, la mort du jeune Boucheret le pousse à se poser des questions. Explorant les alentours du lieu de la chute de l’élève, il admet que deux versions sont possibles, crime ou accident. L’hypothèse meurtrière n’est pas exclue malgré tout. Une discussion avec les élèves lui montre l’importance de l’aspect politique pour quelques-uns d’entre eux. Un de ses amis éducateurs est féru de psychologie, mais cela ne suffit pas à expliquer le manque d’émotion affiché par Narcisse.
Il est clair que Grand-Condor, le directeur de l’établissement, ne cherche qu’à minimiser le rôle des encadrants, privilégiant le manque de prudence de Boucheret ayant entraîné cet accident. Néanmoins, une bagarre violente entre Chassant – le meilleur ami du défunt – et Varin – un des plus virulents chez les "popotins", indique à Narcisse que l’antagonisme a pu aller jusqu’au crime. Le jeune éducateur ne prend toutefois pas encore parti, même s’il est assez convaincu par les accusations de Chassant et de ses copains. Face à la tension qui monte, Narcisse adopte son repli préféré : une balade dans la montagne voisine. C’est ainsi que, après s’être légèrement blessé, il fait la connaissance du couple Bertod. Le mari a compris l’état d’esprit de Narcisse. Au lieu de théoriser, il lui conseille d’agir.
Le père de Claude Boucheret étant arrivé aux Aiglons, le directeur lui répond en évoquant avec une hypocrisie certaine la version "accidentelle" de la mort de l’élève. Narcisse est bien obligé de rester sur la même explication, mais il n’en pense pas moins. Il penche de plus en plus pour Chassant et son camp, bien que n’étant lui-même ni communiste, ni militant politique ou religieux. Un vent de révolte commence à gronder aux Aiglons, ce qu’il peut comprendre. S’associer au groupe de Chassant, contre l’autorité, n’est pas sans risque pour la suite de sa vie et de ses études. Pourtant, laisser planer une injustice ne convient assurément pas à Narcisse…
Voudrais-tu comprendre, Tourillon, que les révoltés sont infiniment moins dangereux que les crétins. Nous venons d’avoir ici un crime crétin dans toute son horreur, et nous allons être obligés de le masquer, de l’absorber parce que les crétins sont les rois. Tout est permis, le crime, la guerre à profit, la prévarication, la combine… Il y a quelque chose de pourri dans le royaume, et ceux qui ne veulent pas s’adapter à la pourriture seraient considérés comme des malades ?…
Il s’agit du dernier roman publié en collection "blanche" chez Gallimard par Jean Meckert sous son nom en 1952, réédité aux Éd.Joëlle Losfeld en 2005. Par la suite, il va acquérir une grande notoriété sous le pseudonyme de Jean Amila dans la Série Noire. Pour l’édition 2005, Stéfanie Delestré et Hervé Delouche présentent un utile survol de la vie et de l’œuvre de Jean Meckert, anarchiste s’inscrivant dans la "littérature prolétarienne". Il faut souligner que “Je suis un monstre” évoque avec clarté le climat de l’après-guerre.
Le PC d’obédience stalinienne pèse électoralement, les conflits sociaux sont durs et réprimés sans pitié par la 4e République. C’est la Guerre Froide au quotidien en France. Est-ce que, comme on le voit dans ce roman, des ados de 14-15 ans exprimaient déjà des positions politiques ? Il faut se souvenir que, Certificat d’Études en poche, même s’ils poursuivaient un peu leur cursus, la plupart des jeunes entraient tôt dans la vie active. Ils pouvaient donc se sentir concernés par les luttes sociales, ou au contraire adopter l’idéologie de l’ordre et du travail sans récrimination transmise par leurs familles.
L’éducateur "Narcisse" Moulin, narrateur des faits, est un témoin de son époque. Préparant un essai encore nébuleux sur le thème de la Fatigue, son caractère solitaire étant en phase avec les décors montagneux qui l’entourent, incertain sur sa sexualité, il se considère comme "en retrait" – sans conscience politique, ni opinion sur la société. Ce qui ne l’empêche pas de vérifier l’attitude mensongère de la direction de ce pensionnat, ni le comportement des élèves aux réactions radicales.
Il convient d’ajouter que, à l’opposé de beaucoup d’écrivains de ce temps-là, le "style littéraire" de Jean Meckert apparaît limpide et fluide, d’une belle modernité et n’a pas du tout vieilli. Des experts tels Marcel Duhamel ou Raymond Queneau l’avait compris dès ses premiers titres. Décrire avec une vraie subtilité les nuances chez un être complexe comme Narcisse, évoquer la toile de fond politique… C’est sans la moindre lourdeur que Jean Meckert y parvient, même si la facilité d’écriture n’est probablement qu’apparente. Ce roman n’est pas un polar, mais son intrigue contient une part affirmée de suspense. Ses livres, qu’ils soient signés Jean Amila ou Jean Meckert, font partie de la belle littérature populaire française, méritant d’être lus ou relus encore et toujours.
Jean Amila : Noces de soufre (Série Noire, 1964) - Le blog de Claude LE NOCHER
Au mois de juillet, dans les années 1960. Âgée de vingt-quatre ans, Annette Letellier est en vacances dans un chalet en Isère avec son fils Michel, quatre ans, et sa mère. Cette parisienne est...
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