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21 mars 2017 2 21 /03 /mars /2017 05:55

On ne trouverait pas un seul Français qui ne connaisse cette adresse mythique, le 36 quai des Orfèvres, siège de la Police Judiciaire parisienne. Le commissaire Maigret y est pour beaucoup, assurément. Et bon nombre d’affaires criminelles évoquées dans les médias ont été confiées aux enquêteurs de ces services. Exiguïté et vétusté des locaux entraînent le déménagement des policiers, à l’automne 2017. Pourtant, le "36" restera dans la mémoire collective, c’est certain, car c’est un lieu chargé d’histoire.

Chaque citoyen porte un regard personnel sur la police. Non pas "pour ou contre", mais selon l’image que nous nous forgeons de ce métier. C’est en les côtoyant dans leur quotidien que Patricia Tourancheau nous permet ici de rencontrer quelques-uns de ceux qui ont appartenu à la PJ depuis une quarantaine d’années.

Si l’on n’oublie ni le criminologue Alphonse Bertillon (1853-1914), ni les installations façon musées recelant encore des objets liés aux affaires criminelles ou sexuelles d’autrefois, la police dont nous parle l’auteure est celle d’aujourd’hui. Au cours de la décennie 1970, une nouvelle génération de policiers est arrivée. Des flics de choc, pour répondre à un grand banditisme percutant, violent. Il serait impossible de faire l’impasse sur Jacques Mesrine, sa confrontation avec le commissaire Broussard, sa mort prévisible. Parmi les tireurs, il y avait l’inspecteur Fiamenghi – qui ressemblait beaucoup à Belmondo, étant jeune. Il témoigne des circonstances. Toutefois, la notion de "super-flic" est à relativiser. Surtout quand on constate que des ex-cadors de la police se sont reconvertis dans la politique ou dans le privé, cadres supérieurs à des postes de "conseillers".

Le "36" fait aussi dans le VIP. Lorsque, dans le cadre de l’affaire Marković, Alain Delon et son entourage sont impliqués dans ce meurtre nébuleux. À cette occasion, on chercha à atteindre Georges Pompidou et son épouse Claude. En particulier à travers des photos la montrant nue, grossiers trucages. L’un des habitués du "36" fut Serge Gainsbourg. En tant qu’ami de la Maison, où il avalait des apéros bien tassés dans les bureaux directoriaux. Il eut également besoin des policiers quand sa fille Charlotte faillit être kidnappée. Et quand sa compagne junkie Bambou fut sous l’emprise d’un dealer envahissant. Les addictions de l’écrivaine Françoise Sagan, qu’elle ne contestait pas, lui valurent de fréquenter le "36". Mais les missions ordinaires de la PJ ne se résument pas aux célébrités du show-biz.

Patricia Tourancheau : Le 36 – Histoires de poulets, d'indics et de tueurs en série (Éd.Seuil, 2017)

On comprend aisément que les relations entre la police et le banditisme soient complexes. Il n’y a pas d’action policière possible sans indics, sans renseignement, sans infiltration de milieux interlopes. Certains flics bien sapés font la tournée des cabarets, glanant des infos çà et là. D’autres entretiennent un copinage douteux pouvant provoquer leur chute, tel le cas de Michel Neyret. Du flic modèle au fric qui gangrène, il n’y a qu’un pas. Franchir la frontière, c’est ce que fit le policier "John" en volant 52 kilos de cocaïne au cœur du "36", en juillet 2014. On ne sait ce qu’est devenu ce conséquent lot de drogue. On se demande encore comment ce membre de la PJ crut tromper ses collègues.

Dans d’autres cas, ce sont des indiscrétions profitant à des truands, qui firent tomber des "grands flics". Tel Philippe Féval, descendant du romancier Paul Féval, qui se retrouva derrière les barreaux. Leur avocate Anne-Laure Compoint a intérêt à être une battante, malgré ses airs de Barbie.

Les hauts responsables de la police sont généralement conscients de l’aspect politique de leur fonction. Un changement à la tête du pays amène des mutations, des nominations de nouveaux venus. Ça reste des professionnels, souvent respectés par les commissaires qui étaient en poste avant eux. Même si le cas de Frédéric Péchenard peut donner à réfléchir. Quant aux ministres Roland Dumas ou Dominique Strauss-Khan, d’anciens responsables de la PJ se souviennent parfaitement d’eux. L’occasion d’évoquer le parcours de Christine Deviers-Joncour, et le scandale de l’affaire ELF. Même éloignés du premier cercle du "36", la plupart des ex-commissaires semblent toujours les bienvenus. Notamment lors des multiples "pots" faisant partie de la tradition du siège de la police.

Aux commandes de la brigade criminelle, le divisionnaire Riou se rend compte – une fois de plus – qu’il faut "se méfier de ses premières impressions", des évidences et de ses intuitions, "ne pas orienter l’enquête dès le départ, mais explorer toutes les pistes pour refermer une à une les portes", les hypothèses. Il a déjà vu un mari jaloux ayant maquillé le meurtre qu’il avait commis en agression fatale. Il a démonté un simulacre d’accident de voiture par un autre époux ayant supprimé sa femme pour toucher l’assurance-vie. Il a même été confronté, incrédule, à un "suicide de deux balles dans la tête ! Le deuxième coup avait été déclenché par une réaction nerveuse" […] Rompu aux crimes violents, Patrick Riou, que ce compagnonnage avec la camarde incommode, encaisse mal les drames de la solitude. Comme ce décès naturel d’un veuf des Hauts-de-Seine, ignoré pendant six ou sept mois…

Patricia Tourancheau consacre une large place à la Mondaine, les brigades luttant contre le proxénétisme. Il est vrai que Paris compta quelques figures notables en ce domaine. Qui ne se souvient de Fernande Grudet (1923-2015), plus connue sous le nom de Madame Claude. Son cheptel se composait uniquement de très jolies femmes. Pensait-elle vraiment donner ses lettres de noblesse au "plus vieux métier du monde" ? Elle fut protégée par les autorités durant longtemps. Tout comme Lucienne Goldfarb, dite Katia la Rouquine. Tous les renseignements qu’elle transmettait aux enquêteurs étaient précieux, c’est exact. Il y eut également Madame Simone qui, comme ses consœurs, poursuivit clandestinement ses activités malgré les interdictions. Elle aussi apporta d’importants témoignages aux flics. Le proxénétisme, ce sont principalement des affaires bien plus sales et sordides.

Dans ce livre, est retracé en détail un cas criminel jamais élucidé, celui du "Grêlé". Tout commença avec le meurtre de la petite Cécile Bloch, onze ans, au troisième sous-sol d’un immeuble du 19e. Il y aura d’autres agressions sur des mineures autour de cet âge. La police établit bientôt un portrait-robot crédible du suspect. Au fil du temps, les enquêteurs se disent que le visage du suspect n’était peut-être pas si "grêlé" qu’on l’a cru. Et que ce prédateur insaisissable était probablement moins marginal dans sa vie que l’on pouvait le penser. Des avancées plus ou moins directes, il y en eût dans cette affaire. Malgré des investigations sérieuses et fouillées, pas de résultat probant en trente ans.

La plupart des livres sur le "36" sont très intéressants. Celui de Patricia Tourancheau s’avère véritablement passionnant. En grande partie, parce que c’est la police actuelle ou récente qui est à l’honneur. Au-delà de l’aspect documentaire et des portraits, c’est du vécu des policiers dont il est question. Si l’on retrouve ces "personnages" dans de brèves présentations au final de l’ouvrage, c’est en les suivant dans leur rôle de policiers que l’on se sent au plus près de leurs réalités. Un flic, fût-il au top-niveau, reste un être humain entre force, lucidité et (parfois) faiblesses. Un des meilleurs livres sur la PJ, pas de doute.

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20 mars 2017 1 20 /03 /mars /2017 05:55

Le quadragénaire William Carvault est agent immobilier à Bourges, métier qu’il exerce avec un dilettantisme certain. Ce Berruyer fut naguère policier, viré à cause de méthodes exagérées. Il s’essaya comme détective privé, mais les écarts adultérins finirent par lasser cet homme d’action. Aujourd’hui, Wiliam est en couple avec Heike Ziegler, commissaire de police à Bourges. Ils viennent d’avoir un bébé, Jan. Originaire d’Alsace, sa compagne reste très alémanique par son caractère affirmé. Quant à William, l’esprit jeune père de famille, ce n’est pas tellement son sujet. Tiraillements sévères dans le couple, donc. Du côté de son meilleur pote, ça ne va guère mieux. Depuis que sa petite amie l’a largué, Roger a du vague à l’âme. Un peu de mouvement dans sa vie, de violence même, lui ferait du bien.

Tandis que Heike enquête sur une série de meurtres de femmes, martyrisées avant d’être tuées, William est contacté par Youssef Bekkouche et Djamila, qui habitent non loin de chez lui. Mourad, le demi-frère de la jeune femme, a récemment disparu avec un ami. Il est à craindre qu’il soit parti pour le djihad en Syrie. Lorsque William explore l’ordinateur de Mourad, il y retrouve des vidéos de tortures infligées à leurs ennemis par des islamistes. Les inquiétudes de Djamila et Youssef semblent se confirmer. Avec Youssef, William s’invite à la mosquée. Il est fort possible qu’un imam autoproclamé, El Zarbi, ait incité Mourad à partir en guerre. L’influence de ce "religieux" (qui se prénomme Killian, en réalité) est assez relative, il a plus l’air d’un ringard que d’un spécialiste des sourates.

Bonne occasion pour Roger de se remonter le moral, en aidant William à secouer quelque peu l’imam El Zarbi. S’il n’est pas sans lien avec des djihadistes, il ne connaît guère Mourad et son ami. Par contre, grâce à une photo, une piste se dessine du côté de la Belgique. Heike étant absente pour cause d’enquête, voilà William contraint de s’occuper du petit Jan. Djamila et Youssef souhaitent qu’il poursuive ses investigations à Bruxelles, quitte à ce qu’eux-mêmes se chargent du bébé. Il vaudrait mieux que Heike n’apprenne jamais cette initiative, effectivement assez hasardeuse. Direction l’outre-Quiévrain pour Roger et William, qui n’ignorent pas que des bases arrières du terrorisme se situent en Belgique.

Mis à part un énergumène tatoué rencontré dès leur arrivée, William et Roger trouvent sans tarder un témoin, l’employée d’hôtel Maria, qui a croisé – et même donné un coup de main à – Mourad et son ami. Elle ne les a pas trouvés dangereux, animés de motivations terroristes. Il semble que le tueur de femmes sévissant dans la région de Bourges ait, lui aussi, fait le voyage jusqu’à Bruxelles. Malgré son courage, Roger ne peut l’intercepter ; il est même blessé par le criminel. Si son pote (qui a dégoté une copine pour l’héberger) ne peut rentrer immédiatement en France, William est prié de retourner dans son pays. Il a encore des questions à poser au pseudo-imam El Zarbi…

Luc Fori : Vade retro Satanas (Pavillon Noir, 2017)

Je préfère ignorer pour ne pas relancer les hostilités. Le tatoué n’a rien entendu et se croit maintenant obligé de nous faire la conversation dans un sabir personnel où il mélange joyeusement le français, l’anglais et le batave agricole. C’est assez dur à suivre et je dois parfois me reculer un peu pour éviter son haleine acidifiée par les nombreuses bières qu’il a dû ingurgiter. Si j’ai bien compris, il est question d’un voyage unique – et inique – qu’il a fait en France dans sa jeunesse… Il est arrivé Gare du Nord, et là… terrific, mijn god, des putains et des negers partout. Comment tu supportes ça ? Zonde overal… le péché partout !

On n’est pas convaincus que des terroristes, quel que soit leur combat, soient dotés d’un grand sens de l’humour. On est "priés" de ne pas plaisanter sur leurs croyances. Il est vrai que le sujet n’a rien de comique, s’agissant d’attentats barbares. Néanmoins, Luc Fori montre qu’il est possible de traiter la question avec le sourire. C’est donc sous forme de "comédie policière" qu’il évoque les djihadistes. Que des fanatisés soient extrêmement dangereux, c’est sûr. Ceux-là trouveraient n’importe quel prétexte pour pratiquer la guérilla et exterminer des gens, dans un esprit kamikaze, on le sait. La riposte ne peut qu’être aussi "radicale" que leurs attaques.

Problème ultra-sensible, personne ne dira le contraire. On peut également présenter les choses avec une drôlerie sympathique, dans un roman à suspense où prime l’action avec ses péripéties débridées. L’auteur revendique une poésie à la Prévert, l’idée rabelaisienne de jouir de la vie, et des aventures agitées héritières de Frédéric Dard/San-Antonio. Le précepte qu’il a adopté est donc “Faites l’humour, pas la guerre”. Évoquer des thèmes très sérieux et le contexte actuel de cette façon amusée, c’est une excellente chose. Voilà un roman à conseiller !

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19 mars 2017 7 19 /03 /mars /2017 08:00

Charles Berry était né à Saint-Louis (Missouri) le 18 octobre 1926. La police de Saint-Charles (Missouri) est intervenue le samedi 18 mars 2017 à 12h40 pour une urgence médicale au domicile de Chuck Berry. Après des tentatives de réanimation infructueuses, le chanteur est déclaré mort à 13h26 par les secours. Chuck Berry fut un des principaux créateurs du rock’n’roll (que lui-même appelait plutôt rythm’n’blues). Il a influencé la majeure partie des artistes anglo-saxons, de John Lennon à Bruce Springsteen (entre autres).

Il est infiniment rare que je m’autorise des entorses au thème d’Action-Suspense, le polar sous toutes ses formes. Mais Chuck Berry était un musicien que je vénérais depuis toujours. Sachant qu’il a eu plusieurs fois des ennuis avec la justice américaine (lire ses biographies), qu’il affichait souvent une désinvolture sympathique, on pourrait d’ailleurs l’imaginer sous les traits d’un héros de polar. Là n’est pas la question, cet homme-là fut un génie de la musique. Respect, Mr Chuck ! Reposez en paix, tous vos admirateurs continueront à s’éclater avec vos chansons.

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18 mars 2017 6 18 /03 /mars /2017 05:55

Les Izards, c'est ce quartier du nord de Toulouse où a grandi Mohamed Merah. Un ensemble urbain ghettoïsé, devenu plaque tournante du trafic de drogue dans la région. Noureddine Ben Arfa dirige un réseau sévissant dans quelques-unes des tours du quartier. Avec sa bande, ils s'approvisionnent de façon innovante : des rottweilers ayant ingurgité des sachets de drogue passent la frontière hors des points de contrôle, avant d'être récupérés. Voilà ce qui permet à Noureddine Ben Arfa de développer son commerce illégal. Comme il joue les indics pour le Renseignement Intérieur et les Stups, il est à peu près tranquille. D'autant qu'il évite de leur parler du chenil clandestin qu'il abrite dans un ancien entrepôt, et de l'intensification de ses activités de deal.

Sergine Ollard est une grande blonde de trente-huit ans, célibataire, vétérinaire dans une clinique des Izards. Où elle impose son caractère fort à ses associés et aux employés de ce cabinet animalier. Une nuit de week-end, une collégienne lui demande de l'aide pour soigner un chien malade. Samia est la jeune sœur de Noureddine, d'ici peu promise à un mariage au bled. La vétérinaire accepte de s'occuper du rottweiler, souffrant d'une occlusion intestinale. Sergine comprend vite ce qu'on lui a fait avaler. Elle ne veut surtout pas que Samia soit impliquée dans ce problème. La vétérinaire ne peut hélas pas compter sur son ancien petit-ami Philippe, et doit se débrouiller. Deux jeunes Arabes interviennent peu après à la clinique pour reprendre le chien en soins.

Sergine pense qu'il s'agit de la bande de Noureddine. En réalité, ce sont les frères Nejib et Hamid Omane. S'ils ne tardent pas à tuer le rottweiler pour s'approprier la drogue, c'est pour le financement du terrorisme. Nejib est de retour du jihad en Syrie, et il a convaincu son cadet Hamid de préparer ensemble un attentat, sous l'égide d'un émir local. Habité de multiples doutes, le jeune Hamid n'est pas sûr qu'entamer une guerre des gangs contre la bande de Noureddine facilite leur projet explosif. S'il devait se retrouver seul durant l'action, aurait-il assez de détermination pour aller jusqu'au bout ? Côté Noureddine, on a compris qu'il fallait d'urgence déménager le chenil et planquer le stock de drogue, avant que la police puisse réagir.

Mariée à un instituteur, Nathalie Decrest est la plus gradée de la brigade de police censée s'occuper des Izards. Réaliste face à un quartier où les flics sont peu appréciés, elle fait son job aussi bien que possible. Même quand les Stups ou le Renseignement Intérieur font pression sur elle pour qu'aucun souci ne soit causé à Noureddine Ben Arfa. Ses collègues ont aussi un œil sur Nejib et Hamid Omane, sans lui en parler. La vétérinaire a été en contact avec la policière Decrest, mais ne lui a pas tout révélé. Sergine ne sait comment agir sans risquer d'aggraver le cas de Samia. Quand la bande de Noureddine envoie un avertissement aux frères Omane, ça peut précipiter le chaos dans ce quartier…

Benoît Séverac : Trafics (Éd.Pocket, 2017)

Pour l’instant, rien ne dit qu’ils savent que Samia est dans le coup ; mais Sergine entend encore la jeune fille dire "Tout se sait dans le quartier, tout le monde espionne tout le monde". Elle espère seulement qu’ils la laisseront tranquille, maintenant qu’ils ont le chien. En effet, ses deux agresseurs quittent la clinique sans rien ajouter, aussi discrètement qu’ils y sont entrés, emportant le rottweiler qui les suit péniblement, momentanément requinqué par la perfusion. Mais avec ce qu’il a, Sergine ne donne pas cher de lui. D’ailleurs, elle ne se fait guère d’illusions : les deux dealers vont le trucider pour réduire l’intussusception à leur manière et récupérer leur marchandise.

C'est avec une vraie lucidité que Benoît Séverac aborde un grand thème d'actualité : le terrorisme islamique, ses liens avec le banditisme. Il est toujours facile de désigner des fautifs, d'accabler les autorités ou les forces de l'ordre qui n'auraient pas pris conscience assez tôt de ce qu'on nomme "radicalisation". La génération endoctrinée, qui choisit le jihadisme, est née dans des familles pratiquant leur religion de manière conventionnelle ou traditionnelle. C'est la propagande qui conduit ces jeunes, qui ont eu souvent plus tôt l'expérience des trafics, vers un combat à la fois confus et meurtrier. Ils sont manipulés, contrôlés par de malfaisants guides.

Voilà ce que Séverac illustre par l'exemple dans cette histoire très dense. À travers le personnage de Sergine, la vétérinaire, il pose l'autre question essentielle : que faire face à ces situations, quelle peut être la position des citoyens ? De nature déterminée, la jeune femme espère protéger la petite Samia, orienter tant soit peu les enquêteurs, mais elle se trouve au cœur d'un contexte extrêmement compliqué, qui la dépasse fatalement. La fiction est au plus près de faits plausibles dans ce récit mouvementé. Précédemment publié sous le titre “Le chien arabe” (La Manufacture de Livres), un roman noir puissant, qui s'inscrit dans un des aspects les plus sombres de la sociologie actuelle.

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17 mars 2017 5 17 /03 /mars /2017 05:55

Le corbeau : Pierre Besombes est thanatopracteur dans un funérarium normand. Son épouse Edwige est récemment décédée suite à un accident de cheval. S’il est compétent pour son métier, Besombes affiche un certain laisser-aller personnel depuis qu’il est veuf. Il ne paraît pas tellement regretter Edwige. Ces derniers jours, il a reçu cinq courriers anonymes faisant référence au traditionnel Jeu de l’Oie. Le contenu de ces enveloppes est énigmatique. D’autre part, Besombes est contacté par une femme, fort insistante, adepte d’une sorte de secte apocalyptique. Tout ça rendra-t-il Besombes dépressif ?

Sale temps pour les mouches : Après avoir effectué ses courses en grande surface, Marion attend que son petit-ami Grégoire vienne la chercher. Il est en retard. Jean-Luc, ancien copain de collège, propose à Marion de la raccompagner chez elle. Qu’il fasse un détour, ce n’est probablement pas de bon augure.

Le dernier crime de Guy Georges : En cette décennie 1990, le tueur en série Guy Georges a marqué les esprits, agressant mortellement plusieurs jeunes femmes à Paris. L’heure de son arrestation est imminente. Habitant le 14e, Julie n’est pas dans le secteur où opérait Guy Georges. Néanmoins, rentrer à la nuit tombée continue à l’inquiéter. Mais les conseils de son amie Claire, interne en médecine passionnée par cette série de crimes, devraient aider Julie si son chemin croisait celui de Guy Georges. D’ailleurs, l’homme qui la suit ce soir-là, c’est sûrement lui.

Éléonore : Psychologue en investigations criminelles, Anne-Caroline s’intéresse au cas de Gérard Bauer. Cet ancien policier instable a été retrouvé, errant et amnésique, avec le cadavre torturé d’une jeune femme, Éléonore. Interné en psychiatrie, Bauer essaie de se souvenir. Il semble que cette victime et lui aient séjourné dans une étrange maison, en mauvais état, à l’abandon. Si ce lieu sinistre existe-t-il vraiment, elle devrait l’éviter.

Sarcome du capricorne : Joret est un commercial chevronné. À Moustapha Sylla, originaire de Bamako, et à son épouse la libraire Hélène, il a vendu de coûteux travaux pour leur maison. Même s’il n’apprécie guère les Africains, pourquoi ne pas arnaquer une fois de plus ce Sylla ? En ces temps de crise économique, la situation a changé. Totalement, même ! Si Joret compte le manipuler, Sylla a d’autres projets.

Rue des Boulets : Le brigadier-chef Hamelet n’est pas mauvais bougre. Un témoignage dénonce la présence d’un couple de Moldaves sans titres de séjour. Ils logent rue des Boulets, obligeant peut-être une famille à les accueillir. Lorsqu’il va vérifier sur place, l’intention du policier est de résoudre un problème, non pas d’en créer d’autres. Le mieux eût été qu’ils soient effectivement partis.

Nanotechnologies : Marie Cazin est une scientifique toulousaine spécialisée dans certaines technologies pouvant être exploitées par des terroristes. C’est pourquoi sa hiérarchie refuse qu’elle accepte la candidature d’une étudiante indonésienne, au CV pourtant convaincant. Entre-temps, cette dernière est venue directement tenter sa chance à Toulouse.

Hématomes : Anne est une sculptrice d’une trentaine d’années. Elle va séjourner dans la Meuse, dont elle est native, pour une résidence d’artiste. Dans un restaurant miteux, se produit un esclandre. Ce qui ravive pour Anne de mauvais souvenirs remontant à son enfance. Des morts suspectes et autres injustices jamais sanctionnées. Si elle a reconnu un des protagonistes d’alors, il est possible qu’elle soit en danger.

I’m just losing that girl : Dans un jardin public, la lycéenne Pauline a été verbalisée par un gardien intransigeant. Un témoin est intervenu pour plaider en faveur de la jeune fille, vainement. En fait, l’homme n’était pas là par hasard. S’il a défendu Pauline, pas sûr que ce soit par simple charité bienveillante…

Romain Slocombe : Hématomes (Belfond, 2017) - Recueil de nouvelles

Pierre Besombes débouche la bouteille et remplit le verre. Des mouches bourdonnent à travers la pièce – et dans la cuisine aussi. Plus encore dans la cuisine. Ce doit être les restes qui encombrent l’évier. Et la poubelle pleine, dont le contenu se déverse à l’extérieur. Il ouvre l’enveloppe. La cinquième depuis le début du mois.
Une photo, du même format que les précédentes. Elle représente un puits, au milieu d’un jardin. Pas n’importe lesquels : son jardin, son puits. Installé sur le canapé, Pierre Besombes avale un premier verre, sans eau ni glaçons, cul sec. Puis il se lève et prend le "Dictionnaire des Jeux de Société" dans la bibliothèque…

Depuis “Un été japonais” (2000) jusqu’à “L’affaire Léon Sadorsky” (2016), en passant par “Monsieur le Commandant” (2011) et bien d’autres titres, Romain Slocombe est un auteur très actif. Denses, tel “Première station avant l’abattoir” (2013), ou plus légers comme “Envoyez la fracture” (2007), ses romans se caractérisent par une tonalité personnelle et un indéniable perfectionnisme. Souvent, des faits ou lieux réels sont inclus dans le récit, même si la fiction prime.

Ce recueil regroupe neuf nouvelles (révisées) publiées depuis une dizaine d’années, pour divers supports. Un bon moyen de vérifier que Romain Slocombe est aussi très doué dans le texte plus court. Pour lui, la nouvelle ne se réduit pas aux portraits d’individus, aussi réussi que soit ce genre d’exercice. Il s’agit d’épisodes complets, avec leur contexte, leur ambiance, leur singularité. Des histoires aussi vivantes que sociétales. Des "instantanés", ce qui ne manque pas de logique puisque Slocombe est, par ailleurs, un photographe de talent.

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16 mars 2017 4 16 /03 /mars /2017 05:55

Port-Louis est une petite ville de moins de trois mille habitants, dans le Morbihan, en face de Lorient. Il s’agit d’une cité ancienne connue pour sa citadelle, qui abrite le Musée de la Compagnie des Indes, Port-Louis étant à l’origine de la création de Lorient. En ce mois de mai 1990, alors qu’elles pratiquent la pêche-à-pied près de la plage du Lohic, deux dames d’ici découvrent un cadavre. Elles reconnaissent Eugénie Le Livec, vingt ans, qui avait la réputation d’être un peu simplette. Elle a été violée, déflorée car elle était vierge, puis poignardée par trois fois. Ça a dû se produire la nuit précédente, vers minuit. Eugénie était femme de ménage au Musée de la Citadelle, un site qu’elle adorait. L’adjudant de gendarmerie Philippe Derval et sa brigade sont chargés de l’affaire. Méthodique, l’assassin n’a laissé aucune trace réellement exploitable pour les enquêteurs.

Des indices peuvent incriminer Joachim Gahinet (dit Chim), un attardé mental de vingt-cinq ans, ami de la victime. En réalité, il est peu suspect, mais il ne doit pas être écarté. D’autres éléments peuvent désigner les trois marins-pêcheurs du chalutier Saint-Louis. Ils sont d’ailleurs injoignables par radio. Les gendarmes les attendent au port de pêche de Lorient, pour le retour de la marée, mais ils ne rentrent pas. Il peut s’agir d’un incident, pas forcément d’un naufrage. Ou d’une fuite, s’ils sont coupables du meurtre d’Eugénie. Trois femmes s’inquiètent de leur sort. Lucie, l’épouse du patron-pêcheur, qui tient un bar à Port-Louis. Mauricette, la mère de Loeiz, qui a suivi – non sans difficultés – la tradition paternelle, son père ayant été pêcheur. Quant à Rozenn, elle pense à son frère P’tit Louis. Leur famille a déjà été durement éprouvée ; leur mère est internée en psychiatrie.

Guite et Fanch, les deux personnes qui ont trouvé le corps d’Eugénie, sont de redoutables commères. Elles ne tardent pas à essaimer des rumeurs dans la petite ville, désignant le trio du chalutier Saint-Louis. D’autant plus facile qu’on reste sans la moindre nouvelle de l’équipage. Au bistrot de Lucie, l’ambiance est tendue quand des clients malintentionnés suggèrent des médisances. Néanmoins, comme Mauricette et Rozenn, Lucie est sûre qu’ils n’y sont pour rien. Sombres obsèques pour la jeune Eugénie. Son ami Chim est sous le choc, tombant dans une sévère prostration. Évidemment, ce n’est pas un simulateur.

Tandis qu’au bar de Lucie, l’affaire provoque encore des remous, la vie continue pour les trois "veuves". Elles sont sans illusion sur la mort des hommes du chalutier Saint-Louis. Elles affichent finalement chacune une tenue de deuil. Un mois plus tard, l’enquête de gendarmerie est toujours au point mort. En bonne entente avec la mère d’Eugénie et celle de Chim, les trois femmes envisagent de chercher par elles-même le coupable. À force de ténacité et de ruse, peut-être parviendront-elles à piéger l’assassin…

Daniel Cario : Trois femmes en noir (Presses de la Cité, 2017)

Le climat se dégradait dans la ville. Dans la semaine, le territoire était en priorité occupé par les femmes, plus bavardes que les hommes. Les supputations continuaient. Sans nouvelles, les commères érigeaient en vérités les hypothèses les plus hallucinantes. Le chalutier aurait été aperçu du côté de l’Irlande, ou près de la côte basque. Pourquoi pas en Polynésie ou aux Caraïbes ? La mère d’Eugénie aurait affirmé que les gars du Saint-Louis auraient déjà tourné autour de sa fille. De drôles d’individus finalement sous leur apparence intègre, toujours à l’affût d’une paire de fesses, même celles des femmes mariées. Des ragots à sens unique, d’une perfidie à porter au bûcher les présumées sorcières quelques siècles auparavant ; quand on tenait un coupable, il convenait de ne pas le lâcher, d’étayer la suspicion avec tout ce qui passait par la tête.

Au sud de la Bretagne, malgré l’invasion touristique et l’installation de retraités aisés, les populations locales restent attachées à leur terroir, à leurs communes. Si des plaisanciers se prennent pour des marins, si des gens en villégiature prétendent pratiquer la pêche-à-pied à l’égal des "culs-salés", les vrais habitants mènent leur propre vie, à leur rythme et en gardant leurs habitudes. Que les visiteurs aillent voir le Musée de la Citadelle, qu’ils se bronzent sur la plage des Pâtis ou flânent le long des remparts, qu’ils empruntent la navette maritime vers Lorient, mais qu’ils n’espèrent pas imiter les autochtones pêchant des palourdes et autres coquillages dans la Petite Mer de Gâvres. Chacun sa tradition.

Si cette histoire est bien une fiction – Port-Louis ne se plaçant pas parmi les villes les plus criminogènes de France – l’auteur la situe dans une époque encore récente. Il n’est pas toujours utile d’aller fouiller dans les méandres du passé pour évoquer les ambiances d’un lieu, le contexte du récit. Si des personnages de commères et autres porteurs de ragots malveillants peuvent paraître surannés ou obsolètes, ne nous y fions pas : de nos jours, on en trouve toujours. Au-delà d’un roman d’enquête, à l’intrigue criminelle présente, c’est avant une sorte de chronique d’une petite ville côtière bretonne que nous propose Daniel Cario. Un roman très réussi.

Daniel Cario : Trois femmes en noir (Presses de la Cité, 2017)
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14 mars 2017 2 14 /03 /mars /2017 05:55

Anne est une jeune employée de bureau à l’allure ordinaire. Pourtant, elle est la dernière en date d’une "famille de femmes". Sa mère, prénommée Matisse comme le peintre, avait épousé un pianiste virtuose voyageur. Sa grand-mère était en couple avec Nathanaël, un flûtiste parti errer dans un lointain désert. Des maris musiciens, des pères absents. Ce qui ne chagrine nullement Matisse, que sa famille voit telle une croqueuse d’hommes. Anne est proche de sa grand-mère. Celle-ci vit désormais dans une maison de garde-barrière, près d’une voie ferrée, avec son jardinet attenant. Toutefois, son parcours ne fut pas aussi paisible durant la première partie de sa vie. Elle en a été marquée pour toujours.

La grand-mère d’Anne naquit dans un pays probablement balkanique. C’était un État qui se qualifiait sûrement de démocratique, bien que dirigé d’une main de fer par le Suprême. Dans ce pays-là, on pourchassait la communauté à laquelle elle appartenait, les Gitans. On les parquait dès le plus jeune âge dans des camps sentant la maltraitance et la mort. Elle eut la chance de croiser Nathanaël, le joueur de flûte, qui l’en extirpa. Chaotique, la suite le fut assurément. Elle rencontra bien des gens, parfois des femmes inquiétantes. Dont une certaine Natacha. Cachée dans une cave, elle apprit progressivement la langue française. Quand sa fille Matisse est née, Nathanaël a préféré s’exiler dans les sables.

Si sa mère s’est peu occupée d’Anne, cette dernière eût une marraine, Marianne. Cette grande lectrice est désormais dans l’incapacité d’écrire, mais Anne l’y aide. L’univers de la jeune femme est bientôt bouleversé par un sentiment étrange, l’impression de provoquer la mort de certaines personnes. Ce clochard odorant dans le bus, peut-être. Cette femme au parapluie vert qui lui a demandé un renseignement dans la rue, c’est encore plus sûr. Il se peut que le séduisant policier Antoine Paibonhomme suspecte un homicide, mais Anne n’est pas soupçonnée. Néanmoins, elle a bien joué un rôle dans ce décès. De même que dans la mort d’une nommée Lola, asphyxiée. Et pour le clodo du bus, pareillement.

Sa grand-mère lui explique. Anne vient d’hériter d’un don, d’une sinistre faculté de savoir que quelqu’un va mourir. Son aïeule raconte que, parmi les épisodes de son passé agité, elle-même fut un temps une “Faucheuse”. C’est généralement temporaire, question de quotas. Mortel pour des gens qu’elle est amenée à croiser, telle cette serveuse lesbienne Marinette, entre autres. Si les Faucheuses se reconnaissent entre elles, la prudence est de mise. Car sa grand-mère lui révèle qu’il existe aussi des chasseurs de Faucheuses. Anne raconte l’essentiel de cette expérience, mais ne dit pas encore tout à son aïeule. Peut-être des revenants pourront-ils clore cette étape troublante dans la vie d’Anne ?…

Fabienne Juhel : Ceux qui vont mourir (Éd.Sixto, coll. Le Cercle, 2017)

J’ai répondu que je croyais que le plus important, c’était de rendre compte de mes ressentis, non d’un enchaînement logique puisque, de toutes façons, ce qui nous était arrivé à ma grand-mère et à moi, défiait le bon sens. Grand-mère a renchéri. Je pouvais ne pas respecter l’ordre des disparitions, et j’avais bien le droit de dérouler le fil qui me plaisait, plusieurs fils en même temps si ça me chantait, l’important était que je ne laisse aucun de mes morts en chemin.
J’ai tiqué sur ses derniers mots. À l’entendre, c’était comme si j’étais devenue un cataclysme, Je me figurais être une boule de feu lancée à travers la ville, mieux, un nuage de napalm, un échappement de gaz Zyklon B. J’étais en train de tout décimer sur mon passage. Et les êtres humains étaient des quilles placées sur ma trajectoire par une obscure confrérie des Faucheuses.

Fabienne Juhel est principalement publiée aux éditions Le Rouergue. Elle fut récompensée par plusieurs prix littéraires pour ses titres (“À l’angle du renard”, “Les oubliés de la lande”, “La chaise numéro 14”) parus chez cet éditeur. On lui doit aussi une des enquêtes de la série Léo Tanguy, “Damned !” (Coop-Breizh, 2010). Il n’existe pas de frontière entre les "genres", on s’en aperçoit depuis longtemps, et on en a un parfait exemple avec cette romancière. Peu importent les étiquettes, seule l’écriture compte. S’agit-il ici d’un polar ? Bien qu’un policier-gendarme (le flou est choisi par l’auteure) apparaisse dans l’histoire, on n’est pas dans un scénario de cet ordre. Considérons que c'est un conte. Il faut rappeler que les contes d’autrefois comportaient une bonne dose de noirceur cruelle. C’est pourquoi “Ceux qui vont mourir” a toute sa place dans une collection de ce type.

Des hommes figurent au générique de ce récit, certes. Plutôt tels des ombres, à vrai dire. Car les protagonistes sont des femmes, premiers rôles ou secondaires. Nathalie, collègue de bureau d’Anne, les vieilles copines de la grand-mère, ou le quartier-maître Odette de la Marine Nationale, toutes ont autant d’importance que les proches de l’héroïne. Y compris du côté des "victimes". Ce vocable est exact, bien que ce ne soit pas un roman criminel. On joue avec le légendaire, le Fantastique, l’inexpliqué. Avec le souvenir de persécutions morbides, également. La mort et l’amour ne vont-ils pas de pair ? Le peintre Magritte a même sa place dans l’imaginaire d’Anne. Peut-être symbole d’une tonalité qui s’avère "aérienne" comme l’œuvre de celui-ci. Un suspense original, de très belle qualité.

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12 mars 2017 7 12 /03 /mars /2017 05:55

Quinquagénaire, Baer Creighton est un célibataire habitant près de Gleason et d’Asheville, dans la campagne boisée de l’Est des États-Unis. Baer est distillateur d’alcools forts, sans doute le meilleur de la contrée. Son dispositif pour fabriquer l’alambic, aux parfums fruités supérieurs, est installé dans la forêt derrière chez lui, aussi protégé que possible. S’il compte peu d’amis, Baer a beaucoup de clients. Avec tous ses gains, il achète de l’or. Bien malin qui trouverait la cachette où il entrepose son trésor. Si Baer est fâché depuis longtemps avec son frère Larry, aujourd’hui comptable, il y a deux raisons à cela. D’abord, quand ils étaient ados, Baer fut accidentellement électrocuté par Larry. Ce qui lui a offert le don de lire dans les yeux de ses interlocuteurs quand on lui raconte des bobards.

Le second motif de leur fâcherie, c’est Ruth. Fille d’un nabab de la région, elle se fiança à Larry près de trois décennies plus tôt. Baer était lui aussi amoureux de la jeune fille. En l’absence de son frère, Ruth joua avec les sentiments de Baer. Elle se maria avec Larry. Ils eurent une fille, Mae. Ils ont divorcé voilà une dizaine d’années. Ruth s’est éloignée de Gleason, Larry la remplaçant par une certaine Eve. Baer écrit régulièrement des lettres à Ruth, bien qu’elle ne réponde jamais. Mère d’enfants en bas-âge, sa nièce Mae vit dans la précarité, espérant relancer ses études par correspondance. Baer consacre une partie de ses gains à approvisionner le garde-manger de Mae, pour les mômes. Il répare aussi la maison insalubre de sa nièce. Mais il sait surtout quel est le principal problème de Mae.

Le danger pour elle vient de Cory Smylie, son mec. C’est à bon-à-rien traficoteur, dealer et frimeur, plutôt lâche. Étant le fils du shérif local, Cory bénéficie d’une certaine impunité. Sauf que Baer Creighton en a assez qu’il cogne sa nièce et fasse peur aux enfants de Mae. Un jour où l’autre, il faudra mettre Cory hors-jeu. Pour le moment, ce qui exaspère Baer, ce sont les combats de chiens organisé dans le secteur par Joe Stipe. Ce sexagénaire est à la tête d’une société de camionnage. Il s’est entouré d’une bande de vauriens du coin, afin de faire prospérer ses combines annexes. Dont les combats de chiens, auxquels assistent même le shérif et le pasteur. Joe Stipe a commis un énorme erreur : il a fait kidnapper le pitbull blanc de Baer, son chien Fred, son seul vrai ami avec lequel il fait la causette.

Depuis qu’il a retrouvé Fred en piteux état, qu’il l’a soigné aussi bien qu’il le pouvait, Baer n’a plus qu’une obsession : déterminer qui l’a enlevé pour le livrer à Stipe. Ce crétin de Cory Smylie, ou un autre ? Baer déclare ouvertement la guerre à Joe Stipe et à sa bande. Qu’il soit la cible de tirs d’avertissement ne l’affole pas. En répliquant avec discernement, Baer sait être à la hauteur. Tant pis s’il doit abattre le meilleur chien de Stipe. Tant pis si ce dernier s’arrange pour dénoncer à la justice l’activité de bouilleur de cru de Baer. Tant pis s’il doit prendre de sévères branlées. Tout ça, Baer l’assume. Quand Ruth est de retour à Gleason, doit-il y voir un signe ? L’avenir le dira. L’essentiel pour Baer, c’est de protéger sa nièce Mae, et d’aller jusqu’au bout de son combat contre Joe Stipe et ses complices…

Clayton Lindemuth : En mémoire de Fred (Éd.Seuil, 2017) — Coup de cœur —

La correction de l’autre jour ne m’a pas corrigé. Au contraire, putain ! Vous avez voulu me remettre à ma place, les gars ? C’est bien ce qui s’est passé, seulement ma place n’est pas celle que vous croyez. Je suis plus déterminé que jamais.
Rester à ma place, pour eux, ça veut dire gagner péniblement mon bifteck en fabriquant de la gnôle dans ces bois où je crèverai un jour tout seul. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que si je vis au milieu de la forêt, c’est parce qu’elle a plus à m’offrir que le monde des hommes. Ici, je vais et viens à ma guise sans rendre de comptes à personne. Je réfléchis à tout ça au fond de mon sac de couchage bien au chaud, en maudissant cette lumière…

Certes, l’histoire n’est pas la même, et il convient d’être prudent sur les comparaisons. Néanmoins, Baer Creighton peut nous faire penser à Nick Corey, shérif de Pottsville, avec ses 1280 âmes. On pourrait invoquer des décors similaires, mais c’est principalement la motivation qui est très proche. Baer est un brave gars solitaire qui, après une jeunesse tumultueuse, s’est assagi et ne demande qu’une chose, qu’on lui fiche la paix. Joe Stipe a voulu lui racheter son activité de fabricant d’alcool, mais c’est ainsi que Baer a trouvé son équilibre personnel. Maintenant, il part en croisade. Car il en a marre de subir la bêtise de ses concitoyens. Tant que ces menteurs et escrocs nuls se bornaient à s’enivrer avec sa production de gnôle, il supportait. Avec leurs combats de chiens, qui ont salement abîmé son compagnon Fred, Baer a réalisé que c’est vraiment la crème des abrutis qui l’entoure.

Comme pour Nick Corey, il existe un certain mysticisme dans la guerre qu’il va mener. On le vérifiera dans la description d’une des scènes finales. L’auteur nous explique que lui-même croit au Bien et au Mal, à une forme de moralité. Dans le genre “Œil pour œil”, en preux chevalier solitaire, et sans pitié pour les malfaisants indignes de respect, quand même. Dans ce foutu bourbier, il n’y a que sa nièce Mae avec ses mômes qui méritent d’être sauvés. Si Ruth en réchappe, n’a-t-elle pas "laissé passé son tour" ? Opération de nettoyage, donc. Toutefois, le récit ne se contente pas d’échanges de coups de feu, de maltraitances envers les chiens ou visant Baer et Mae. Clayton Lindemuth sonde aussi l’esprit des protagonistes de l’affaire. Le meilleur exemple en est sûrement – outre ce salopard de Joe Stipe, le caïd local – le jeune Cory Smylie, déjà pourri jusqu’à l’os.

Ce roman n’est pas dénué d’une forme d’humour (cachette des pièces d’or, échange avec le Président du Tribunal, dialogues avec Fred…). Malgré l’adversité, l’obstination du héros prête parfois à sourire. En effet, la tonalité n’est pas lourdement sinistre ou morbide, au contraire. Ça reste un noir suspense qui, après “Une contrée paisible et froide”, nous offre une lecture diablement excitante. À découvrir dans la nouvelle collection "Cadre noir", qui succède à "Seuil Policier", où fut publié le premier titre de cet auteur.

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