Patricia Tourancheau : Le 36 – Histoires de poulets, d'indics et de tueurs en série (Éd.Seuil, 2017)
On ne trouverait pas un seul Français qui ne connaisse cette adresse mythique, le 36 quai des Orfèvres, siège de la Police Judiciaire parisienne. Le commissaire Maigret y est pour beaucoup, assurément. Et bon nombre d’affaires criminelles évoquées dans les médias ont été confiées aux enquêteurs de ces services. Exiguïté et vétusté des locaux entraînent le déménagement des policiers, à l’automne 2017. Pourtant, le "36" restera dans la mémoire collective, c’est certain, car c’est un lieu chargé d’histoire.
Chaque citoyen porte un regard personnel sur la police. Non pas "pour ou contre", mais selon l’image que nous nous forgeons de ce métier. C’est en les côtoyant dans leur quotidien que Patricia Tourancheau nous permet ici de rencontrer quelques-uns de ceux qui ont appartenu à la PJ depuis une quarantaine d’années.
Si l’on n’oublie ni le criminologue Alphonse Bertillon (1853-1914), ni les installations façon musées recelant encore des objets liés aux affaires criminelles ou sexuelles d’autrefois, la police dont nous parle l’auteure est celle d’aujourd’hui. Au cours de la décennie 1970, une nouvelle génération de policiers est arrivée. Des flics de choc, pour répondre à un grand banditisme percutant, violent. Il serait impossible de faire l’impasse sur Jacques Mesrine, sa confrontation avec le commissaire Broussard, sa mort prévisible. Parmi les tireurs, il y avait l’inspecteur Fiamenghi – qui ressemblait beaucoup à Belmondo, étant jeune. Il témoigne des circonstances. Toutefois, la notion de "super-flic" est à relativiser. Surtout quand on constate que des ex-cadors de la police se sont reconvertis dans la politique ou dans le privé, cadres supérieurs à des postes de "conseillers".
Le "36" fait aussi dans le VIP. Lorsque, dans le cadre de l’affaire Marković, Alain Delon et son entourage sont impliqués dans ce meurtre nébuleux. À cette occasion, on chercha à atteindre Georges Pompidou et son épouse Claude. En particulier à travers des photos la montrant nue, grossiers trucages. L’un des habitués du "36" fut Serge Gainsbourg. En tant qu’ami de la Maison, où il avalait des apéros bien tassés dans les bureaux directoriaux. Il eut également besoin des policiers quand sa fille Charlotte faillit être kidnappée. Et quand sa compagne junkie Bambou fut sous l’emprise d’un dealer envahissant. Les addictions de l’écrivaine Françoise Sagan, qu’elle ne contestait pas, lui valurent de fréquenter le "36". Mais les missions ordinaires de la PJ ne se résument pas aux célébrités du show-biz.
On comprend aisément que les relations entre la police et le banditisme soient complexes. Il n’y a pas d’action policière possible sans indics, sans renseignement, sans infiltration de milieux interlopes. Certains flics bien sapés font la tournée des cabarets, glanant des infos çà et là. D’autres entretiennent un copinage douteux pouvant provoquer leur chute, tel le cas de Michel Neyret. Du flic modèle au fric qui gangrène, il n’y a qu’un pas. Franchir la frontière, c’est ce que fit le policier "John" en volant 52 kilos de cocaïne au cœur du "36", en juillet 2014. On ne sait ce qu’est devenu ce conséquent lot de drogue. On se demande encore comment ce membre de la PJ crut tromper ses collègues.
Dans d’autres cas, ce sont des indiscrétions profitant à des truands, qui firent tomber des "grands flics". Tel Philippe Féval, descendant du romancier Paul Féval, qui se retrouva derrière les barreaux. Leur avocate Anne-Laure Compoint a intérêt à être une battante, malgré ses airs de Barbie.
Les hauts responsables de la police sont généralement conscients de l’aspect politique de leur fonction. Un changement à la tête du pays amène des mutations, des nominations de nouveaux venus. Ça reste des professionnels, souvent respectés par les commissaires qui étaient en poste avant eux. Même si le cas de Frédéric Péchenard peut donner à réfléchir. Quant aux ministres Roland Dumas ou Dominique Strauss-Khan, d’anciens responsables de la PJ se souviennent parfaitement d’eux. L’occasion d’évoquer le parcours de Christine Deviers-Joncour, et le scandale de l’affaire ELF. Même éloignés du premier cercle du "36", la plupart des ex-commissaires semblent toujours les bienvenus. Notamment lors des multiples "pots" faisant partie de la tradition du siège de la police.
Aux commandes de la brigade criminelle, le divisionnaire Riou se rend compte – une fois de plus – qu’il faut "se méfier de ses premières impressions", des évidences et de ses intuitions, "ne pas orienter l’enquête dès le départ, mais explorer toutes les pistes pour refermer une à une les portes", les hypothèses. Il a déjà vu un mari jaloux ayant maquillé le meurtre qu’il avait commis en agression fatale. Il a démonté un simulacre d’accident de voiture par un autre époux ayant supprimé sa femme pour toucher l’assurance-vie. Il a même été confronté, incrédule, à un "suicide de deux balles dans la tête ! Le deuxième coup avait été déclenché par une réaction nerveuse" […] Rompu aux crimes violents, Patrick Riou, que ce compagnonnage avec la camarde incommode, encaisse mal les drames de la solitude. Comme ce décès naturel d’un veuf des Hauts-de-Seine, ignoré pendant six ou sept mois…
Patricia Tourancheau consacre une large place à la Mondaine, les brigades luttant contre le proxénétisme. Il est vrai que Paris compta quelques figures notables en ce domaine. Qui ne se souvient de Fernande Grudet (1923-2015), plus connue sous le nom de Madame Claude. Son cheptel se composait uniquement de très jolies femmes. Pensait-elle vraiment donner ses lettres de noblesse au "plus vieux métier du monde" ? Elle fut protégée par les autorités durant longtemps. Tout comme Lucienne Goldfarb, dite Katia la Rouquine. Tous les renseignements qu’elle transmettait aux enquêteurs étaient précieux, c’est exact. Il y eut également Madame Simone qui, comme ses consœurs, poursuivit clandestinement ses activités malgré les interdictions. Elle aussi apporta d’importants témoignages aux flics. Le proxénétisme, ce sont principalement des affaires bien plus sales et sordides.
Dans ce livre, est retracé en détail un cas criminel jamais élucidé, celui du "Grêlé". Tout commença avec le meurtre de la petite Cécile Bloch, onze ans, au troisième sous-sol d’un immeuble du 19e. Il y aura d’autres agressions sur des mineures autour de cet âge. La police établit bientôt un portrait-robot crédible du suspect. Au fil du temps, les enquêteurs se disent que le visage du suspect n’était peut-être pas si "grêlé" qu’on l’a cru. Et que ce prédateur insaisissable était probablement moins marginal dans sa vie que l’on pouvait le penser. Des avancées plus ou moins directes, il y en eût dans cette affaire. Malgré des investigations sérieuses et fouillées, pas de résultat probant en trente ans.
La plupart des livres sur le "36" sont très intéressants. Celui de Patricia Tourancheau s’avère véritablement passionnant. En grande partie, parce que c’est la police actuelle ou récente qui est à l’honneur. Au-delà de l’aspect documentaire et des portraits, c’est du vécu des policiers dont il est question. Si l’on retrouve ces "personnages" dans de brèves présentations au final de l’ouvrage, c’est en les suivant dans leur rôle de policiers que l’on se sent au plus près de leurs réalités. Un flic, fût-il au top-niveau, reste un être humain entre force, lucidité et (parfois) faiblesses. Un des meilleurs livres sur la PJ, pas de doute.