Publié chez Krakoen, Philippe Feeny y a sorti un premier roman en 2005, “Amer café”.
Intéressons-nous à ses deux titres suivants, que nous allons inverser pour des raisons chronologiques que l’on comprendra aisément. Le héros de ces deux histoires est le policier Arsène Kalouba
qui, on va le découvrir dans “Seine de crimes”, a connu un parcours assez particulier. “’Oranaise”, l’enquêteur emprunte autant la pipe de Nestor Burma que celle de Maigret. Sans doute
plus proche du héros de Léo Malet, pas dupe de son époque soi-disant florissante.
“Seine de crimes” (Krakoen, 2009). Au printemps 1940, Arsène Kalouba est en poste à Rouen, quand il doit enquêter sur le meurtre d’une femme de 26 ans à
Fécamp. Son mari étant en déplacement, Christine Fontin a été agressée et assassinée chez elle. Principal d’un collège, le mari a disparu. Arsène Kalouba commence son enquête par l’établissement
scolaire. C’est surtout le jeune Benjamin qui le
renseigne. Plus âgé que son épouse, M.Fontin fait preuve d’une sévérité parfois injuste au collège.
Benjamin révèle au policier que le pion Florent Routois, 18 ans, était l’amant de la victime. Ce dernier ne nie pas. Il admet même qu’il a dû s’enfuir cette nuit-là, au retour du mari. Florent
n’a certainement pas la trempe d’un assassin, d’autant qu’il vénérait Christine. Le cadavre de M.Fontin est bientôt retrouvé en bord de mer, abattu de trois balles.
La guerre et ses hasards ne permettent pas de poursuivre l’enquête. C’est la débâcle, puis l’Occupation. Arsène Kalouba et son supérieur trouvent l’occasion d’entrer dans l’entourage de Pétain à Vichy. Sans attendre la fin du conflit, Arsène rejoint le maquis où il sera actif. De son côté, Florent Routois a aussi participé à la Résistance. Quant au jeune Benjamin, c’est à l’issue de la guerre qu’il va traficoter avec les troupes américaines.
Mi-septembre 1944, Arsène Kalouba rentre à Rouen où, comme son supérieur, il reprend son poste. Collabo avéré, le commissaire Nibot qui les remplaçait a été exécuté. Un peu plus tard, on demande à Arsène d’enquêter sur le meurtre d’une jeune femme qui s’est produit le 19 avril 1944, lors d’un bombardement sur Rouen. En effet, la mise en scène est identique que pour Christine Fontin. Si le policier interroge quelques proches de la deuxième victime, il pense que le criminel n’a pas interrompu ses meurtres durant la guerre. On recense finalement une dizaine de cas de femmes disparues pouvant correspondre. Une troisième victime, Marika, vient d’être assassinée dans une auberge rouennaise. La personnalité de cette jeune femme, aux mœurs très libres et ayant détourné un lot de louis d’or, ne simplifie pas les investigations d’Arsène. On recherche un homme robuste, peut-être un ex-collabo…
Il ne s’agit pas d’un simple roman d’enquête dans la tradition, avec ses énigmes et ses hypothèses. Le policier plutôt flegmatique, dont la vie privée est esquissée, sait s’adapter aux circonstances. Professionnel consciencieux, il exploite les indices et explore toutes les pistes. Classique, la forme reste convaincante. C’est évidemment par son contexte que cette histoire offre toute sa saveur. L’auteur reconstitue habilement les faits historiques, dans cette période trouble d’après-guerre, de la liberté retrouvée, mais aussi de l’Épuration. Et surtout, dans les comportements individuels de l’époque. Les repères de la moralité, de l’honnêteté, ceux qui différencient le héros du salaud, furent bien relatifs. Le cas de Marika est particulièrement éloquent sur le fait de profiter des évènements. Si l’intrigue criminelle est correctement menée, c’est dans cette ambiance-là que ce roman puise son caractère, son intérêt.
“L’Oranaise” (Krakoen, 2007). L'action se passe en février 1963. Un quarteron de rescapés de l'OAS vivote dans la clandestinité. Dirigés par le colonel Ragot, ces nostalgiques de l'Algérie française rêvent encore d'un retour à la situation passée. Basés dans la région de Rouen, ils préparent un attentat contre le chef de l'état. En effet, De Gaulle se rendra prochainement en Normandie. Depuis que l'OAS a été déclarée illégale, ses soutiens financiers se font rares. Trésorier du groupe, Pierre Offanté peine à trouver des fonds. Le racket n'intimide plus guère. Pour se procurer des explosifs, le commando braque un camion en contenant deux tonnes. L'opération ne passe pas inaperçue.
Quelques jours plus tard, la 404 de Paul de Brémonville explose. Gendre d’un homme d’affaire ex-collabo et partisan de l’OAS, il refusait de continuer à frauder pour financer une cause perdue. Le commissaire Arsène Kalouba est chargé de l’affaire, aussi suivie par les services secrets. Le commando du colonel Ragot est parfaitement identifié. Quand l’ancien militaire Frayer est assassiné, sa sortie de Seine intrigue Kalouba. La piste de la Compagnie Oranaise de Vins et de Spiritueux lui paraît sérieuse. Quand la police veut perquisitionner «l’Oranaise», la société du trésorier Offanté, son gardien résiste à toute intrusion. Il faut utiliser les grands moyens. Trois membres du commando s’y cachaient. On découvre là des cadavres et un vrai pactole, ainsi que les explosifs volés. Avoir désamorcé l’attentat offre la notoriété à Kalouba, mais l’affaire est loin d’être close…
Mêlant action, faits historiques et suspense, voilà un roman très réussi. Si l’OAS n’a été que l’utopie d’une France pouvant demeurer coloniale, on sait la violence qu’elle a engendré. L’auteur souligne les troubles complicités autour de l’OAS, et les questions sur l’argent qui lui fut versé. Ce court épisode (1961-62) de la vie des Français ne doit pas être occulté. Le destin des guerriers, pitoyable quand leur ultime combat est illusoire, reste un thème convaincant lorsqu’il est aussi bien traité.