Retour sur un livre très singulier de Joseph Bialot,
“La station Saint-Martin est fermée au public” (Fayard, 2004). Évoquons d’abord le contexte…
Début mai 1945, des soldats américains sauvent la vie
d’un déporté, véritable zombie agonisant sur les routes allemandes. L’inconnu ayant perdu la mémoire, ils le baptisent Alex. Le jeune homme amnésique est hospitalisé à Metz. Jeune veuve âgée de
trente ans, l’infirmière Agnès veille tout particulièrement sur lui. Alex comprend et parle le français, mais son esprit occulte le passé. Le numéro matricule tatoué sur sa peau montre qu’il fut
prisonnier à Auschwitz. Sans doute retrouverait-on son nom dans les archives nazies, mais la pagaille qui règne ne le permettra pas avant longtemps. Dans le même service neurologique, Alex fait
la connaissance de la suicidaire Clotilde. Issue d’une famille de la bourgeoisie la plus réactionnaire, elle est la fille d’un officier qui fit les plus mauvais choix durant la guerre. Évoquer
son défunt père adoré la rend hystérique.
Avec Agnès, Alex tente de sortir en ville, d’aller au cinéma. Mais c’est à
l’hôpital, lieu protégé, qu’il trouve son élément. Le traitement sous narcose lui apporte des bribes de souvenirs. Il fut enfermé dans des camps français, à Gurs puis à Drancy, avant d’être
envoyé avec tant d’autres en Pologne. Des images du camp de Majdanek s’imposent bientôt. Tel ce jour de représailles pour les nazis, où il faillit mourir par pendaison. Épargné par les
circonstances ou un peu de chance. Il y eut aussi Freddy, médecin prisonnier tchèque aimant la langue française, qui le garda un temps à l’abri dans l’infirmerie. Aujourd’hui, après ces épreuves,
Alex réalise “qu’à la guerre on est seul, unique dans son courage, spécimen inimitable dans la peur qui taraude les tripes, (…) éternellement solitaire au royaume du chacun pour soi
et Dieu pour personne.”
Alex se souvient encore d’avoir fait partie de ces
animaux humains voués à l’abattage, qu’on transféra finalement à Auschwitz Birkenau en cet été 1943. La survie y était plus infernale encore qu’à Majdanek. Sans l’intervention d’un autre
prisonnier ayant quelque influence, il risqua de nouveau la mort. Quand fut décidée par les nazis l’évacuation des camps, commença pour beaucoup de ces déportés une errance chaotique… En juin,
Alex rejoint Agnès à Paris, où il va loger chez elle, dans le 13e. Entre restrictions, haine des collabos, attente du retour des prisonniers de guerre, le climat est loin d’être apaisé
dans la capitale. Boulevard Raspail, Alex rôde autour de l’hôtel Lutétia où chacun raconte son expérience, attendant les bus rapatriant les survivants. Avec Agnès, ils forment un couple
artificiel, tant qu’Alex ne retrouve pas son identité…
L’originalité de ce “récit”
vient sûrement du fait qu’on ne peut pas lui attribuer une étiquette. En effet, si le texte s’inspire d’une histoire vraie, ce n’est pas celle de l’auteur. Ses propres souvenirs de déporté,
Joseph Bialot les raconta dans “C’est en hiver que les jours rallongent” (Seuil, 2002), récompensé par plusieurs Prix. Ici, il s’agit d’une œuvre hybride entre
témoignage et fiction. Cette forme littéraire apporte un certain recul par rapport au scènes retracées. Aucun esprit de vengeance n’anime Alex qui, simplement, fouille dans les méandres de sa
mémoire défaillante. Néanmoins, on retrouve l’ironie de l’auteur à travers quelques notules, parfois mordante quand il évoque les médiocres collabos : “L’Allemand avait transformé en
surhommes des malfrats et de ratés, des délirants et des fanatiques, des ambitieux sans scrupules, les perpétuels redoublants aux amours loupés, en fait la foule immense de ceux qui n’arrivaient
pas à se situer dans une vie où ils végétaient cahin-caha…” Si les polars et autres romans de Joseph Bialot (Grand Prix de Littérature policière 1978) sont fort agréables à lire,
celui-ci est un des plus insolites, à redécouvrir.
Dans un genre bien plus léger, Joseph Bialot s’est amusé
à parodier le roman de Charles Williams “Fantasia chez les ploucs” en 2006 dans son roman “La java des bouseux” (Éd.La
Branche, coll.Suite Noire).
Le petit Rémy vit à New York avec son père, Bobby Mac Moch. Ces derniers temps, le
climat devient contrariant pour P’pa. Le proprio exige ses loyers, les champs de courses sont mal fréquentés, des dames charitables veulent séparer père et fils. Et puis, le meurtre d’un caïd
mafieux cause une sorte de guerre des gangs. Mieux vaut filer vers l’Ouest des westerns. Issu d’une famille compliquée, P’pa a justement son frère Lewis qui habite là-bas, au pays des Indiens.
L’oncle Lou est surveillé par des astronomes, les shérifs-adjoints, qui imaginent qu’il ferait du trafic de farine de Medellin. Alors que la farine, elle ne sert qu’aux gâteaux de tante
Polly.
Le tournage d’un western crée de l’agitation autour de la ferme de Lou. C’est sûrement
un peu de la faute de leur frère, le révérend Elton Ike Mac Moch. Rémy, son père et Lou, rencontrent une “fée” nommée Lucia. Elle vient aussi de New York. Elle campe sur les terres de Lou, avec
Cellini qui veille paternellement sur elle. Lou négocie quelques formalités financières avec le protecteur de Lucia. Il lui signale qu’un duo en Land-Rover cherche des fugueuses dans le secteur.
Ces bienfaiteurs de la jeunesse, Cellini va leur parler. Il doit finalement les refroidir. Lou, Bobby et Cellini pensent que d’autres malfaisants venus de la ville rôdent par ici. Le shérif de
Funny Junction trouve des morceaux de cadavres. Logique, il croit que ça vient du western en tournage. Harrisson Opell, le réalisateur, risque des ennuis, mais ça s’arrange. D’ailleurs, une
grande fête est organisée à la ferme de Lou. Les gâteaux de tante Polly se vendent bien, peut-être parce qu’elle a utilisé la farine spéciale de Cellini…
Une version du roman de Charles Williams revue et actualisée par Joseph Bialot qui
s’amuse, non pas à parodier, mais à détourner le classique roman noir. Les gangs mafieux sont ridicules à souhait, le western est absolument délirant, et les bouseux s’avèrent plus futés que
jamais. Sans oublier des dialogues gratinés, du genre : “Avec les nouvelles gélules, pommades, méthodes chirurgicales, on vous transforme
n’importe quel tas en top. Et des tops, on en trouve des tas, maintenant. Le progrès, mon frère, le progrès.” Un roman débridé qui nous offre un
pur moment de plaisir.