Le grand public a surtout retenu de Michel Quint “Effroyables jardins”. Un roman remarquable qui ne doit pas
occulter l’œuvre antérieure de cet écrivain. Car c’est bien le polar qui lui a permis de lancer sa carrière d’auteur. Avec déjà un beau succès, couronné par le Grand prix de Littérature policière
1989, pour “Billard à l’étage”. Ce titre fut publié à l’origine chez Calmann-Lévy, avant d’être réédité dès 1993 au catalogue Rivages/noir.
C’est le printemps dans ce petit port, quelque part entre Marseille et Nice, autour de son bassin abritant quelques
bateaux. On est dans une presqu’île, dont on ne peut repartir qu’en rebroussant chemin ou par la navette côtière. Tout près du port se trouve le Bar de la Marine, un bistrot d’habitués tenu par
Zé. Si son chat Bertolt n’apprécie pas les nouveaux venus, il le fait savoir bien vite. Un panneau indique une salle de billard, à l’étage. Quand ce jour-là, se présente un inconnu, Bertolt ne
réagit guère, et Zé sympathise bientôt. Puisque c’est la St Joseph, cet étranger adopte le prénom en question. Sa voiture est en panne, juste à côté du bar. Amical aux yeux de Zé, Joseph ne tarde
pas à s’installer dans la salle de billard. Il fait la connaissance de la poignée de clients passant leurs soirées ici.
Il y a Bastien le retraité taciturne, Chef le brigadier de gendarmerie toujours vêtu d’un survêtement militaire,
Violette la propriétaire d’une boutique de mode, et le garagiste Samson, qui cherche longuement le motif de sa panne. Que vient faire Joseph dans cette bourgade, sinon “tuer le temps”. Pourtant,
Zé reste convaincu que c’est un tueur à gages, probablement venu le supprimer. Ce qui n’empêche pas la connivence entre eux. Zé accepte que Joseph passe la nuit dans la salle, dormant sur la
table de billard. Au matin, il prétend avoir été témoin d’un meurtre, là-bas sur le bassin. Il est possible qu’il ait rêvé, qu’il ait fait erreur. La salle de billard est, c’est certain, un
excellent poste d’observation. Surtout quand on utilise les jumelles de Zé. La victime, c’est probablement la jeune Ida.
Ida, dix-neuf ans, “une bannie battant la campagne, presque crue sorcière, folle il va sans dire, demeurée la
pauvre, qui en eût douté. Ida. L’attardée, la muette de naissance, la fille unique des vieux pharmaciens du port, celle qu’on rencontrait partout à toute heure…” Malgré les rumeurs, “Ida n’était
pas une pute d’occasion ou une nymphomane offerte, elle était la sirène de ces lieux. Elle choisissait ses enchantements.” La robe que Violette récupère dans le bassin, donnée à Ida ou peut-être
dérobée par elle, confirme le témoignage de Joseph. D’ailleurs, Chef se souvient qu’un an plus tôt, elle fut impliquée dans un incident, affaire de mœurs possible. Manquant de cadavre, le
gendarme va mener une enquête officieuse. Sur la mort d’Ida, et aussi sur cet énigmatique étranger prénommé Joseph.
Autour de vagues parties de billard dans la moiteur, à l’étage, chacun livre peu à peu sa vérité. Ce n’est pas pour
la rentabilité que Zé tient son bistrot, lui qui fut ministre d’un chef de tribu africain. Il admet qu’Ida l’a envoûté, tout comme le garagiste Samson, dont l’épouse Colette n’est pas jalouse.
Bastien n’a pas grand-chose à ajouter. Selon Chef, il parait qu’Ida est partie en voyage avec sa tante, dit son père pharmacien. Joseph ne sait trop si Mme Régnier est cette parenté, ou si c’est
une autre figure de la bourgade. Il se souvient d’être passé dans ce bar, étant enfant, mais il se peut que ce soit ailleurs. Dans le bassin, le yacht du maire (le Dr Bessières) masque-t-il
quelques partouzes ou autres projets magouilleux ? Si Joseph est bien le tueur à gages imaginé par Zé, sera-t-il assassin ou victime ? Un sombre dénouement s’annonce dans la salle de billard, et
ailleurs…
Rien à voir avec des compétitions de billard pro, dans des locaux équipés crûment éclairés, où les rétros sont
habiles, où rares sont les fausses queues. L’ambiance n’en est pas moins fiévreuse dans cet espace réservé à quelques amis, cette vigie surplombant ce petit port méditerranéen. Ce qui amène là le
mystérieux Joseph, il le dit : “Ce que je cherche ? Rien. Moi, rien. Je suis là, c’est tout. Et je vois, et j’entends. Ida, je ne la cherche pas, elle vient, tout doucement, et tu verras que,
même morte, je l’aimerai mieux que vous tous.” Explication floue, tel l’ensemble du récit. Non pas que nous manquions de détails sur chaque protagoniste, sur la vie de la disparue Ida, sur le
contexte politico-économique de cette petite ville côtière. Au contraire, la narration nous renseigne amplement.
L’importance du chat Bertolt ou le comportement singulier de la jeune fille peut-être morte, nous avons droit à tous
les détails. Pourtant ce quasi-huis clos est un chassé-croisé de faux-semblants. Par exemple, Zé est tendre avec Violette, mais pas amoureux. Ou le cas de la pièce moteur justifiant la panne de
voiture de Joseph. Ou encore la méfiance du gendarme Chef envers cet étranger. Et, bien sûr, la troublante sympathie entre le mûr Zé et son cadet Joseph. Voilà ce qui fait la force de ce noir
suspense, telle l’eau coulant entre nos doigts, la vérité de chacun est fuyante. L’écriture inspirée de M.Quint sert admirablement l’intrigue. “Alors Joseph partit à la poursuite de Violette
qu’il rattrapa, grâce à ses jumelles de sept lieues…” et s’ensuit une scène de jeu entre gamins. Un vrai petit chef d’œuvre du polar, à savourer avec le même plaisir aujourd’hui
qu’hier…
En 1995, “Billard à l’étage” a été adapté pour un téléfilm réalisé par Jean Marboeuf, sur un scénario de Nicolas de
Spengler, Jean Marboeuf, Michel Quint, et François Guérif. Avec Jean-Marc Thibault (Ben, dans le roman : Zé), Clovis Cornillac (Joseph), Françoise Arnoul (Violette), Michel Fortin (Chef),
Jean-Marie Denis (Samson), Jacques Chailleux (Bastien), Marie-Dominique Toussaint (Ida), André Penvern, Pierre Cognon, Violeta Ferrer. Le tournage a eu lieu à Cucq, Audinghen, Tarlinghen,
Escalles, dans le Nord Pas de Calais, et non dans le Sud où se situe l’action du roman.