Aux éditions Pascal Galodé, découvrons le nouveau roman de Frédéric Paulin “Pour une dent, toute la gueule”. Imaginons une famille française ordinaire. Les Mordefroid habitent dans la région
rennaise. Le père, Loïc, sera bientôt sexagénaire. Après avoir été ouvrier d’usine chez Citroën, à La Janais, il est maintenant formateur pour un organisme. Son épouse Garance est enseignante. Ils sont propriétaires d’une petite
maison en pierre dans le quartier Sainte-Thérèse. Anciens membres actifs du mouvement Drapeau Rouge, ces ex-gauchistes ont un peu galéré avant d’obtenir un certain confort de vie. D’autres
compagnons de lutte d’autrefois se sont embourgeoisés de longue date. Tels François Gicquel et Jean-Pierre Gal, patrons de l’organisme de formation qui l’emploie, qui ont intégré le système bien
plus vite que Loïc.
Par contre, s’il est devenu prof de fac, Christophe Leprestre a gardé intact son idéal d’antan. Lucide, il l’est
aussi sur son état de santé, qui accentue sa rage. Garance Mordefroid s’agace des multiples interdictions puritaines qui contraignent chacun, et résiste comme elle peut. Elle trouve son mari
ramolli, ce qui est sans doute injuste. Le couple Mordefroid a deux enfants, adultes. Leur fille Marianne est une littéraire, dont les lectures de jeunesse furent plutôt éclectiques. Elle est
partie suivre des études de philo à Paris, et navigue dans les milieux audiovisuels. Elle ne donne plus souvent de nouvelles à ses parents. Après une ou deux bêtises étant jeune, leur fils Pierre
est devenu policier. En poste à Rennes, il fait partie des enquêteurs sur l’affaire David Martinez. Ce jeune homme d’affaire d’origine juive a été bastonné à mort par une poignée de racailles,
tandis qu’une explosion détruisait son appartement.
On ne tardera pas à identifier celui qui fait figure de chef de cette petite bande s’inspirant du Gang des Barbares.
Le prétexte d’un djihad reste néanmoins fumeux. Et l’explosion de l’appartement ne peut être imputé à ces assassins. Pierre est surpris d’apprendre que son père Loïc risque des ennuis
judiciaires, en lien avec ce crime. Avec Christophe Leprestre, son seul véritable ami, Loïc a effectivement entrepris de s’attaquer à un réseau diffusant des films X. Car sa fille Marianne est
concernée. Ainsi que Lou Régnier, patron de Good Vibes, société qui produit ces films. Encore un ancien gauchiste converti au bizness, sans complexe. Éviter à son père et à Christophe d’aller
trop loin semble une mission impossible pour Pierre Mordefroid…
Frédéric Paulin a publié en 2011 “Rappelez-vous ce
qui est arrivé aux dinosaures” chez le même éditeur, Pascal Galodé. C’est un roman dans un similaire esprit caustique qu’il signe avec ce
“Pour une dent, toute la gueule”. Titre qui rappelle les slogans maoïstes ou trotskystes de la décennie 1970. Logique, puisque la vie des Mordefroid à été marquée par
cette époque militante. D’une honnêteté naïve, Loïc n’ignore pas qu’il a trop longtemps gobé des préceptes qui ne furent guère suivis par ses camarades. À travers lui, l’auteur illustre
“l’historique” du combat d’alors, et de ses désillusions.
Toutefois, il ne s’agit pas ici d’alimenter nostalgie ou rancœurs, car c’est principalement dans le contexte actuel
que l’intrigue trouve sa tonalité noire. Moins ironique en abordant un sujet sensible, Frédéric Paulin réussit à trouver ce fragile équilibre entre bons sentiments et haine aveugle. À part
“Madame le Maire” dans cette histoire, bien rares sont ceux qui font encore preuve d’angélisme face à une délinquance virant vite à la violence criminelle. Un polar
n’est pas destiné à donner des réponses, mais parfois à faire le constat d’une réalité, sombre et dure. Et tant mieux si le résultat n’est pas consensuel. Un noir suspense d’une belle
singularité.
En novembre 2011, Frédéric Paulin avait répondu à mes questions. Ses réponses éclairent également son état d’esprit
quant à ce nouveau titre.
L’ambiance de vos romans, c’est plutôt : Soleil bruineux sur jungle
urbaine, ou Grisaille radieuse sur cambrousse pittoresque ?
Si je me laissais aller, l’ambiance de mes romans serait grisaille bruineuse sur jungle urbaine. Disons qu’à mon
avis, le polar est un genre littéraire qui nécessite une mise en condition : le fond est largement influencé par la forme. C’est parce que les hommes vivent dans des lieux anonymes, sordides
ou violents qu’ils développent une propension à la corruption, au crime ou à la lâcheté.
Vos héros sont plutôt : Beaujolais de comptoir, ou Double whisky sec ?
Les héros positifs apprécieraient plus un Beaujolais de comptoir, les salauds, eux, donneraient plus dans le whisky
single malt 14 ans d’âge. Mais c’est finalement plus compliqué que cela : mes héros sont parfois bien plus tordus que les salauds, ils aiment aussi les alcools forts et virils que l’on
déguste en fumant des cigares hors de prix dans les salons des hôtels de luxe et en tenant des propos borderline.
Vos héros sont du genre : J’aime personne, ou Je me déteste ?
A bien y réfléchir, mes héros ont fréquemment un problème avec leur père. Ils ont souvent du mal à s’aimer et,
d’ailleurs, à détester les autres. Ils naviguent dans cet entre-deux psychanalytique qui voudrait qu’on tue le père mais sans le faire disparaître. Alors forcément, la misanthropie et la
dévalorisation personnelle sont souvent deux compagnes des personnages principaux de mes romans.
Vos intrigues, c’est : J’ai tout inventé, ou Y a sûrement du vrai ?
Le polar est devenu un genre littéraire qui englobe de nombreuses écoles et certaines louchent franchement vers la
littérature « blanche » très consensuelle. Moi, je dois faire partie d’une école que l’on pourrait appeler « polar-social » à la suite du « néo-polar » de
Jean-Patrick Manchette, ADG, puis aussi de Didier Daeninckx, Thierry Jonquet ou Jean-Bernard Pouy. Alors forcément, je me situe plus dans le « Y’a sûrement du vrai ». Considérant que la
société est fondée sur des rapports de forces et une pression économique et culturelle qui écrasent un nombre toujours plus important de citoyens, je suis de ceux qui voient le polar comme un
instrument de critique sociale - et pourquoi pas, politique ?
Vos intrigues sont : Des torrents imprévisibles, ou Des fleuves canalisés?
Mes intrigues sont des excuses pour dresser des tableaux et raconter des « gueules ». Là encore, mais ça
reste un raccourci très rapide, je suis plutôt dans le hard-boiled que dans le whodunnit. Les intrigues à la Agatha Christie ne m’ont jamais vraiment passionné alors que celles de
Chandler ou de Hammett m’ont fasciné quand j’étais plus jeune.
Quel est votre propre état d’esprit : C’était mieux demain, ou Le futur c’est maintenant
?
Un petit peu pessimiste en ce moment. La gueule des vainqueurs d’aujourd’hui, de ceux qui détiennent le pouvoir
politique, économique ou culturel, qui ont dans l’idée de donner un sens à la chose publique, ne me plaît pas beaucoup. Mais ce n’était pas forcément mieux avant. Pour tout dire, j’ai un problème
avec le pouvoir, que ce soit celui de la République, celui d’un petit chef de bureau, ou celui d’un individu sur un autre, le soir, au fond d’une ruelle sombre. Mes romans s’en font sans aucun
doute l’écho.