Le señor Luis Machi a bien raison d’être satisfait de sa réussite sociale. Marié à Mira, une emmerdeuse issue d’une vieille famille riche, il a eu deux enfants, Luciana et Alan. Sa fille est fiancée à un intellectuel, tandis que son fils est homo. C’est plutôt du côté professionnel que le señor Machi est fier de sa vie. Homme d’affaires aux diverses activités, il dirige le club L’Empire. Montres Rolex, briquet Dupont, stylo Mont-Blanc, chemises Armani ou Versace, cigares Cohiba ou Montechristo, BMW dernier modèle, le señor Machi ne vit que pour le luxe. Son défunt beau-père a souvent ironisé sur ses goûts de nouveau riche. Le regretté Alejandro Wilkinson, qui fut le mentor du señor Machi, répliquait qu’ils étaient des self made men, pas des nouveaux riches.
Le señor Luis Machi commença en reprenant une simple usine, début des années 1970. En ces temps de contestation, il balaya vite ces communistes qui faisaient du tapage. Il était bon d’avoir de solides relations politiques parmi les vainqueurs. Il développa aussi la Théorie de la Faveur, consistant à faire pression sur les gens, après leur avoir accordé de menus avantages. L’excitation du pouvoir entraîne toujours plus de puissance, le señor Machi l’a compris tôt. Qu’il s’agisse de boxe, de foot, ou d’établissements de loisirs, il faut imposer sa loi. Quitte à utiliser des hommes de mains, tel Pereyra (qu’il surnomme Cloaque). Son chef de la sécurité est un tueur rustre, mais efficace et même habile dans bien des cas. Moins il y a d’adversaires commerciaux, plus on profite du pouvoir.
Le luxe, ce sont aussi les femmes. Les prostituées de Mariela, dont certaines ont manigancé bassement pour devenir la maîtresse en titre du señor Machi. Qui, lui, ne considère toute fille que pour ses capacités sexuelles. Et puis, il y a la drogue. Indispensable, lorsqu’on mène une vie aussi effrénée que celle-là. Rails de coke et pilules soutiennent sa forme… Voilà que, rentrant vers son quartier sécurisé du Barrio, le señor Machi est victime d’une crevaison. Et il ne tarde pas à découvrir un cadavre inconnu au visage fracassé dans le coffre de sa BMW. Puis il se perd dans les quartiers pauvres de Buenos Aires. Avant de s’apercevoir que le cadavre est attaché par des menottes lui appartenant. Ce qui complique la solution pour se débarrasser du corps. Quant à savoir qui a placé là le cadavre, et pourquoi, le señor Machi risque de virer paranoïaque à chercher le coupable…
L’air pestilentiel qu’agite l’éventail de doutes charrie des noms familiers, des possibilités insoupçonnées. Machi découvre effrayé qu’il existe des ennemis potentiels là où il ne voyait que des rivaux, des emmerdeurs, des subalternes.
Mais qu’importe, cela ne règle rien. Qui parmi ces éventuels ennemis de l’ombre a la capacité de planifier et, plus encore, d’exécuter un plan comme celui-ci : voler sa voiture, trafiquer le compteur, tirer sur un type en pleine face avec son Glock, et l’attacher ensuite avec les menottes dont il se sert pour assouvir sa fantaisie sexuelle ? Pereyra, qui du reste ne connaissait pas l’existence des menottes en fourrure, n’aurait jamais imaginé quelque chose d’aussi complexe ; il l’aurait flingué lui, et voilà tout. Et parmi les autres, qui a le pouvoir, les idées ?
Succès littéraire en Argentine, “De loin on dirait des mouches” ne manque pas de saveur épicée. Par son fil conducteur, sur le classique thème “un cadavre encombrant et me voilà dans le pétrin”, cette intrigue se classe en effet parmi les romans noirs. Le problème du señor Machi n’est pas insurmontable, mais lui demande beaucoup d’efforts inhabituels.
Le plus intéressant, à travers les portraits du héros et de ses proches, c’est l’image que l’auteur donne de la société argentine. Les inégalités ne se sont guère résorbées depuis la fin de la dictature, et les combines ne profitent qu’aux plus forts. Sujet universel, que Kike Ferrari décrit avec toute l’ironie que méritent ces situations. Combats de boxe truqués, pression mortelle pour racheter un concurrent, nouveaux riches étalant leur fric, star éphémère devenue maquerelle, corruption policière, quartiers déshérités face aux parcs résidentiels protégés, et bien d’autres aspects de l’Argentine actuelle.
Ce pays donne le sentiment d’être hermétique à la mémoire, aux étapes qui ont jalonné son histoire. Fatalisme latino-américain ? On a du mal à saisir cet état d’esprit. Kike Ferrari ne prétend pas apporter des réponses, juste son regard caustique Si elle est grinçante, on ne sent pas une caricature exagérée de ces milieux, le scénario restant crédible. Ces supposés maîtres du pays sont, plus simplement, risibles. Un roman satirique réjouissant.