Jamais la Bretagne n'a été un paradis pour les pauvres bougres. Par ses origines, Nicolas Scouarnec fit partie de ces campagnards miséreux, journaliers de ferme en ferme, au tout début du 20e siècle. À la différence des résignés, c'est un rebelle, un insoumis invétéré. On ne tarde pas à le surnommer Gwaz-Ru, le Gars-Rouge. Sobriquets et réputations vous collent à la peau dans ces contrées finistériennes. De retour de l'armée, le jeune homme s'est radicalisé, se sentant proche des idéaux bolcheviques. Il se laisse convaincre par des militants communistes que son avenir est à Quimper, la grande ville. Il s'y installe dans les années 1920, pour devenir ouvrier du bâtiment. C'est “en bas de l'échelle” qu'il apprend ce métier. Le premier bilan est mitigé. Un boulot de forçat, un contremaître communiste sévère, mais l'entreprise est dirigée par un patron social.
Dans la chambrette voisine, loge un professeur de philosophie, Vincent, avec lequel Gwaz-Ru sympathise. Au fil de leurs conversations, le rural complète son éducation, structure sa conception du monde. S'il adhère au parti communiste, il conserve son indépendance d'esprit face au dogmatisme du contremaître Bodiger. Gwaz-Ru tombe bientôt sous le charme de Tréphine, la serveuse du petit restaurant où il a ses habitudes vespérales. Leur marivaudage dominical aboutit en toute logique à un projet de mariage. Pas question de dépenses inutiles, ni de banquet festif, et encore moins de passage à l'église pour célébrer leur union en février 1926. Si le parti les aide à obtenir un meilleur logement, Gwaz-Ru reste réticent à la discipline communiste. Quant à leur vie de famille, il est bien décidé à ne “laisser personne la canaliser.” Ils auront bientôt une flopée d'enfants.
Gwaz-Ru et Tréphine auraient pu reprendre le petit restaurant qui employait celle-ci. Mais les gens de la terre y retournent fatalement, si la chance est avec eux. Tenue par un vieux couple, la ferme de Goarem-Treuz se trouve à quelques encablures de Quimper. Le verger, les légumes et les fleurs que Tréphine ira vendre aux halles, et surtout l'indépendance tant voulue par Gwaz-Ru, tout plaide pour qu'ils s'y installent. Son ultime chantier de maçon, dans une église, offrira encore une leçon au révolté qu'est toujours Gwaz-Ru. Après leur déménagement définitif, il vivra de plusieurs métiers complémentaires. Le voisinage, telle cette comtesse ruinée et sa fille, l'amuse sans le passionner. Le régionalisme naissant et la politique, le philosophe Vincent et lui s'y intéressent toujours. Pourtant, alors qu'arrive la guerre, il vaut mieux observer ça de loin. Toutefois, la neutralité n'a qu'un temps...
Toute une série de romans d'Hervé Jaouen sont consacrés à la vie des Bretons au cours du vingtième siècle. Chacune de ces histoires illustre le parcours d'une branche d'une large famille. Cette fois, c'est en deux tomes qu'il va nous raconter la vie de Nicolas Scouarnec et des siens. “Faire son chemin en dehors de la route, ce n'est pas pareil que dérailler” dit Gwaz-Ru pour expliquer sa détermination à choisir son sort. Durant l'Entre-deux-guerres, le marxisme est une expérience neuve, tentante pour les révoltés. À l'embrigadement, il préfère un “ni dieu, ni maître” plus anarchiste. Ce qui ne l'empêche pas de causer un esclandre à la cathédrale Saint-Corentin au début de la guerre, entonnant L'Internationale en langue bretonne. C'est bien à la création d'un clan traditionnel qu'on assiste ici, l'aîné de ses fils commençant à émerger avant la seconde partie à venir.
Le portrait de Gwaz-Ru montre qu'on peut être à la fois rebelle dans l'âme, sans négliger des valeurs familiales. Un principe qui fut probablement partagé par un certain nombre de Bretons, à l'époque. Avec prudence et recul, quand même. Car il existait un risque de dérives régionalistes, liées au communisme où, à l'inverse, au service du nazisme. Hervé Jaouen sait à merveille nous faire partager le quotidien de ses personnages, la vérité de leurs gestes et de leurs pensées, l'ambiance et le décor dans lesquels ils évoluent. Les lecteurs conscients de leurs racines, Bretons ou de toute autre région, y retrouveront des images qui ont forgé leur identité, leur caractère. Bien qu'il s'agisse d'une fiction, c'est autant un témoignage réaliste sur nos récents ancêtres.
Hervé Jaouen : Dans l'œil du schizo (2012)
http://action-suspense.over-blog.com/article-herve-jaouen-dans-l-oeil-du-schizo-2012-110776034.html
Deux aspects de l'oeuvre d'Hervé Jaouen, entre polar et terroir.