Aux Éditions Michel Lafon, c’est un suspense psychologique à l’ambiance fort particulière que nous propose Thomas Chagnaud avec “L’autre”…
Cécile Moreau tient une échoppe de fleuriste au marché de ce quartier parisien. Âgée de trente-sept ans, c’est une jeune femme solitaire et discrète. Le jour de la Fête des Mères, on la retrouve quasi-morte dans son appartement. Cécile est défigurée, tout le bas du visage ayant été arraché. Hospitalisée, après quinze jours de coma, elle est à nouveau consciente. Un vieux policier paternel accepte sa version des faits. Elle prétend que c’est son rottweiler qui lui a massacré le visage en voulant la sauver. Cécile n’a pas l’intention de livrer la vérité, ni cette soirée orgiaque qui a mal tourné, ni aucun de ses secrets. “Sa vie suivait ce terrible destin, comme s’il avait été écrit par avance. Peut-être par elle-même. Si incroyable que cela puisse paraître, elle ne se percevait pas en victime. Elle se vivait en actrice. En auteur de son existence. En responsable de sa tragédie.”
Pourquoi survivre, alors qu’elle a fui dix-neuf ans plus tôt une famille qui ne lui offrait aucune affection. Avec un père qui n’était pas le sien, son vrai géniteur ayant abandonné sa mère. Installée à Paris, Cécile crut trouver l’amour grâce à des rencontres via Internet. Son amant dominateur l’initia à des jeux pervers, avant de la quitter brutalement. La dérive sexuelle se poursuivit pour Cécile. Ces détails, elle finit par les confier à Michelle, sa voisine de marché qui alerta les secours. Néanmoins, ayant du temps pour penser à sa décevante vie passée, Cécile garde un esprit suicidaire. Disposant du visage d’une jeune femme de son âge décédée dans un accident, le chirurgien lui propose une greffe réparatrice. “Peut-être était-ce une chimère ? Mais ce matin-là, Cécile eut envie d’y croire.”
Tandis que sa mère apprend par la presse le cas de sa fille, Cécile rentre bientôt chez elle, où elle bénéficiera de rééducation orthophonique. S’adapter au visage nouveau qui est désormais le sien, retrouver une féminité, ce n’est pas si aisé. Elle pense encore à ses trois agresseurs, se demande s’ils constituent un danger pour elle. Ayant renoué relativement avec sa mère, Cécile apprend que deux autres femmes ont été tuées dans des circonstances identiques à son propre cas. Face aux gendarmes de Versailles qui l’ont convoquée, elle maintient sa version des faits. L’officier de gendarmerie n’est pas dupe mais, même en soulignant qu’elle entrave leur enquête, il ne peut la contraindre à dire la vérité. Toutefois, il existe un doute suffisant pour continuer leurs investigations. Depuis peu, un inconnu semble attiré par Cécile, rôdant autour de son échoppe. Pour la première fois sans doute, sa vie croise un homme prêt à l’aimer…
Ce roman tire certainement son origine de l’histoire d’Isabelle D., qui perdit une partie de son visage quand son labrador essaya de la réveiller suite à une tentative de suicide. Elle fut opérée avec succès au CHU d’Amiens en novembre 2005. Bien que l’auteur soit journaliste, il ne s’agit pas d’un reportage mais d’un suspense psychologique. C’est le mot qui convient, car l’héroïne de cette fiction est habitée par les échecs qui ont depuis toujours gâché son existence. Éternel sentiment d’abandon de la part des hommes, depuis son vrai père jusqu’à cet amant qui l’a conduite à la soumission sexuelle. Déchéance choisie, inéluctable, qui l’a menée au drame. Se reconstruire apparaît possible, malgré tout. Notons deux légers défauts : la menace du trio d’agresseurs est trop superficielle envers Cécile, et le cas médical de son frère n’a guère d’intérêt. Pour le reste, l’intrigue est bien servie par une narration juste. Le récit transmet de l’empathie pour la jeune femme, sans la rendre pitoyable. Et la dernière partie réserve diverses surprises. Un bon polar, plus gris que noir, qui ne déçoit pas.