Datant de fin 2009, “Paradis, clef en main” de la québécoise Nelly Arcan (Les 400 coups, coll.Coups de tête) entre peut-être dans la Littérature plus que dans le domaine du polar. Pourtant, son thème n’est pas si éloigné de nos lectures.
À Montréal, Antoinette Beauchamp est âgée d’une trentaine d’années. Depuis deux ans, elle est paraplégique, grabataire et malpropre. C’est suite à un suicide raté qu’elle se retrouve désormais dans cet état. Pourtant, elle s’était adressée à la compagnie Paradis, clef en main, connue pour sa réussite dans les suicides de ses clients. Bien avant elle, son oncle Léon avait fait appel à cette entreprise, et était parti en beauté. Le suicide est une sorte de tradition familiale, puisque le grand-père maternel d’Antoinette avait déjà choisi cette voie. La jeune femme n’a plus que sa mère, propriétaire d’une société vouée à la beauté, vendant des cosmétiques nouveaux. Dynamique, mais surtout écrasante pour ses proches, la mère d’Antoinette, y compris pour le défunt oncle qui était son frère aîné. Elle déteste Paradis, clef en main, pour sa pratique (largement illégale) du commerce de la mort. Son fonctionnement est digne d’une secte, dont Léon fut un adepte.
Si Antoinette n’a plus envie de mourir, elle n’a rien d’autre à faire que de se remémorer sa vie. Elle n’y cherche pas les raisons de ses pulsions suicidaires, juste le souvenir de son parcours depuis l’enfance. Sans doute fut-elle marquée par l’expérience humiliante du chandail jaune quand elle avait dix ans. Bien sûr, sa relation avec son oncle était fusionnelle, non pas sexuelle. Ce n’est pas ce qui causa son instinct suicidaire, estime Antoinette. À quatorze ans déjà, elle tenta de se supprimer. C’est bien longtemps après la spectaculaire mort de Léon que sa décision d’en finir fut prise. Elle connaît l’historique de Paradis, clef en main. Médecin, M.Paradis avait un fils au caractère apathique. Adolescent, ce fils fit une tentative de suicide. Son père essaya toutes les solutions pour qu’il échappe à cet état d’esprit permanent, mais ne put le sauver de lui-même. Ensuite, il créa cette société pour aider des gens à en finir dans de bonnes conditions.
Antoinette dut traverser un étonnant processus de sélection, afin de tester sa volonté suicidaire, elle qui voulait mourir comme la reine Marie-Antoinette. Jeu de piste d’un parking à une salle de gym, rencontre d’un comité de gens coiffés de chapeaux melons, rendez-vous nocturne avec un psy dans une église, psy qui ne parle que de ses problèmes au lieu de l’écouter elle, duel au poker dans un zoo, autant d’épreuves en apparence farfelues. C’est M.Paradis en personne qui lui confirma que son souhait était accepté. Il est vrai que la mise en scène de sa mort fut somptuaire. Mais aujourd’hui, à l’heure où sa mère donne des signes visibles d’affaiblissement, avec ou sans fauteuil roulant équipé high-tech, Antoinette veut vivre: “Une affaire christique. D’être revenue d’entre les morts m’a transformée”…
Il ne s’agit pas d’un polar, mais d’une histoire qui abolit les genres littéraires. En effet, si le roman noir a pour but de montrer une réalité sociétale avec des héros conduits vers une destinée fatale, on est ici dans un tel contexte, hormis l’aspect criminel. Encore que la mort y soit forcément très présente, et que les activités de Paradis, clef en main soient au-delà de la légalité. Loin d’un pesant traité défendant l’idéologie du choix et du droit au suicide, le sujet est présenté avec une belle part de drôlerie ou de fantaisie.
“C’était ma mère. Elle était revenue sans faire de bruit, en rabat-joie, avec ses gros sabots, sa grosse cravache mentale. Le retour de la Mère Fouettard.”
Remarquable écriture, vibrante et mordante, aussi forte dans la violence directe et parfois scatologique, que dans la tendresse ne cherchant nul apitoiement. Certes, le manque d’énergie de vivre qui entraîne l’envie d’en finir est au cœur du récit d’Antoinette. Plus positive, elle souligne aussi la singularité de chacun d’entre nous, nécessaire pour exister. On oscille donc entre mort et vie, espérant que l’espoir prendra un léger avantage sur la fin. Dans la réalité, ce ne fut pas le cas. Un jour de septembre 2009, Isabelle Fortier estima qu’à trente-cinq ans, la vie ne l’excitait plus. Auteur des deux autofictions “Putain” et “Folle”, et du roman “À ciel ouvert”, Nelly Arcan choisit de partir. Elle nous laisse cet ultime livre, une fiction au goût de dernier témoignage.