Après "Les filles de Roz-Kelenn", "Ceux de Ker-Askol", et "Les sœurs Gwenan", Hervé Jaouen poursuit l’histoire tourmentée d’une famille bretonne au 20e siècle avec "Ceux de Menglazeg". Ce roman est disponible dès le 1er septembre 2011...
Saint-Quelven, c’est juste une petite commune bretonne des Monts d’Arrée, aux abords du canal de Nantes à Brest. Une municipalité qui utilisa naguère un cheval de cirque pour le corbillard des enterrements. Une poignée de hameaux peu habités, nés jadis de l’exploitation des ardoisières. De nouveaux venus, un couple homo ou une prétendue artiste, installés là pour s’isoler du monde. Les inévitables vieilles commères trop curieuses, qui ne crèvent jamais. Au bistrot de Pont-Menglas, l’écœurante roublardise de Raymond et Simone. Ici, beaucoup de vieux dans leurs maisons usées. Tels Martial et Léontine qui, le soir en absorbant leur grog, se disent qu’ils auraient pu avoir une vie bien pire. En 1982, dans ces campagnes perdues, on ne vante pas encore les bonheurs de la ruralité.
C’est là que vivote la famille Yvinou, dans un logement sans réel confort. Michel, handicapé bricoleur employé de CAT, a épousé une fille du Nord en 1963. Cette Aurore Coublanc, choisie via les petites annonces, aimait les chansons yéyé et ne dédaignait pas le sexe. Vite repérée comme une feignasse, l’Aurore boréale ! C’est son mari Mikelig qui s’occupe de tout. À peine s’est-elle intéressée à leur première fille, Sylviane. Direction la DDASS pour les deux mômes suivants. Ses grands-parents Martial et Léontine ont aidé Sylviane à surmonter une enfance chaotique. L’été de ses treize ans, alors que l’adolescente gagne quelques sous en ramassant les haricots, ses premiers émois l’attirent vers le beau Paulo. Par la suite, le bistrot de Raymond et Simone abrite leurs amours.
Le problème de Sylviane, ce 3 mars 1982 pluvieux en soirée, c’est de faire face au drame qui vient de se produire. La 2 CV de cette baleine d’Aurore a plongé dans le canal. La disparition de sa mère la chagrine moins que celle de Louis et Capucine, les derniers-nés de la famille Yvinou. Affronter les voisines du hameau avant de tout raconter aux gendarmes ? Leur dire pourquoi le livret de famille sur son assiette, la dispute qui a précédé avec la grosse Aurore en l’absence de son père, le dérapage de sa mobylette dans le canal, leur parler de Paulo et des haricots, expliquer la vie sinistre qu’elle a vécu depuis toujours ? C’est de sa faute, Sylviane le sait trop bien : aux gendarmes, “je leur cracherai à la gueule ma vie de merde, ma misère, ma douleur, mon chagrin, mon désespoir.”
Des secrets trop lourds pour une famille banale comme la leur, c’est certain. Compréhensif, le gendarme Loussouarn se pose fatalement des questions sur un accident qui pourrait cacher une sale affaire. Quand la voiture d’Aurore est retrouvée, il héberge Sylviane chez lui. L’épouse de Loussouarn, ex-gendarme elle aussi, sait susciter les confidences. Raconter son parcours maudit dans cette ambiance sans avenir ? Les échecs, Sylviane les assumerait presque, si Louis et Capucine n’en étaient les victimes. Et demain, quand des médias imbéciles vont relayer ce faits divers sans rien comprendre de leur vie, qu’y peut-elle ? Drame, parce que leurs mensonges, et tous leurs mauvais choix, ne pouvaient que finir dans le canal ? Non, même dans des endroits d’apparence paisibles, les destins insoupçonnés des habitants conduisent à des actes incontrôlés…
Une histoire criminelle, c’est bien ce que nous raconte Hervé Jaouen. Non pas une enquête policière, ou les investigations d’un détective amateur. Encore que, à sa manière, Loussouarn est aussi un expert : “Il ne l’avouerait pas, mais il a envie de se signer. Il croit en Dieu, beaucoup moins en l’homme. Ce fils de paysan en a trop vu de dures, dans les campagnes, sous le fumier des omertas familiales, depuis qu’il est gendarme.”
Au-delà d’un accident mortel provoqué, ce qu’évoque l’auteur dans ce quatrième opus de sa saga d’une famille bretonne, ce sont les conditions de vie de cette tribu isolée socialement. Il y a environ trente ans et plus, il est fort plausible que ce genre de faits ait pu se produire dans une telle bourgade, un hameau oublié. Nul n’était fautif, chacun ayant reçu une culture suffisante. Simplement, naître dans des conditions imparfaites entraîne des situations mal maîtrisables. Sans doute existe-t-il aujourd’hui encore des versions différentes, pourtant similaires. Humaines et dramatiques, sans vraie culpabilité, si difficiles à rectifier comme celle de Sylviane. Un suspense d'une grande finesse...
Lire aussi ma chronique sur "Les soeurs Gwenan", précédent titre de cette saga. Dans un genre un peu différent, "Aux armes Zécolos" d'Hervé Jaouen est aussi un roman savoureux.