Ce n’est pas un polar qui est à l’honneur dans cette chronique. Coup de cœur pour le nouveau roman d’Hervé Jaouen aux Presses de la Cité : “Les sœurs Gwenan”. Il est disponible dès le 7 octobre 2010.
Né en 1890, Jos Gwenan est adopté par un brave couple du Cap Sizun. Très tôt, Jos est fasciné par la mer. Il a pensé devenir pêcheur, mais admet vite qu’une carrière dans la Royale est plus raisonnable. Après l’École des Mousses, le jeune homme s’affirme comme un solide marin. En 1913, Jos épouse Guillemette. Leur première fille, Joséphine, naît l’année suivante. Embarqué sur le Gaulois durant la Première Guerre mondiale, Jos va vivre un épisode mémorable de l’Histoire : les Dardanelles. Plus tard, il racontera maintes fois les péripéties de ce combat. Le couple a deux autres filles, Germaine et Yvonne, sœurs fusionnelles, puis une dernière Marie-Morgane. Belle, fière et intelligente, celle-ci se démarquera toute sa vie du clan familial. Jos Gwenan a aussi un frère, aujourd’hui installé dans la région d’Ancenis. Il déteste ce vaniteux Donatien, au passé trouble, méprisant envers tous car il a pu gravir l’échelle sociale. Ayant épousé une châtelaine, Adélaïde, Donatien sait profiter des propriétés et de la fortune de sa femme. Ils auront tardivement un fils, très éloigné du caractère expansif de son père.
Les choix amoureux des filles de Jos sont clairs : “Il n’y avait de mari possible qu’un marin comme [leur père]. Chacune des quatre sœurs Gwenan se donnerait pour la vie à l’un de ces dompteurs d’océans, promis, juré sur les obus du vaisselier, croix de bois croix de fer, et que celle qui s’en dédie aille en enfer. Joséphine était la première à avoir fait un bout de chemin vers la réalisation du serment.” Elle devient couturière dans une maison de mode à Quimper, où elle est fort appréciée de sa patronne. À 20 ans, Joséphine tombe sous le charme d’Armand, beau marin avec lequel elle va se fiancer. Désormais retraité, Jos approuve leur union. Peut-être sous l’influence de l’acariâtre future belle-mère, s’ensuit une rupture inexpliquée. L’atelier de couture quimpérois devant fermer, Joséphine est incitée par sa patronne à monter à Paris. Elle s’entend parfaitement avec les Libermann, vieux couple de Juifs du Sentier, fatalistes mais prudents. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, ils vont tous trois s’installer à Hyères. Ils ne sont pas loin de Toulon, où Joséphine approchera quelques marins.
Après-guerre, Joséphine retourne vivre auprès de ses parents, munie de belles économies mais sans mari. Ses sœurs Germaine et Yvonne épousent deux bons copains, évidemment des marins, avec la bénédiction de Jos. Marie-Morgane interrompt ses études, pour être réceptionniste dans un hôtel de luxe de Morgat. Elle se trouve un fiancé de bonne famille, issu de l’École Navale, futur officier prénommé Yves-Marie. Jos avait craint qu’il soit arrogant, mais ce n’est pas le cas. C’est plutôt du côté de Marie-Morgane qu’ils risquent des surprises. Même si son frère Donatien l’agace, Jos et les siens sont toujours en relation avec “ceux d’Ancenis”. Passent les années, entre décès et arrivées d’enfants. Joséphine pense encore à Lili, ce sous-marinier avec lequel elle eut une sincère relation amoureuse autrefois, à Toulon…
Avec sa fluidité habituelle, Hervé Jaouen décrit le plus juste portrait de famille qu’il soit donné de lire. Il restitue à la perfection les ambiances (qui évoluent au cours du 20e siècle) et surtout l’état d’esprit d’une catégorie de la population. La famille Gwenan est à l’exemple de toutes celles qui, vivant près de la mer, ont produit des générations de marins d’état. Le meilleur atout du récit consiste en un chassé-croisé naturel entre les personnages. En effet, le sort de ces gens est lié. Même celui de Marie-Morgane, qui s’écarte du clan, ou de l’oncle Donatien, qui “tarabuste” les Gwenan en perturbant leur tranquillité. Prestigieux héros qui fait souche, Jos n’est pas un de ces rugueux patriarches régnant en maître, mais un homme tolérant et humaniste. Narrant volontiers “Les Dardanelles”, Jos fut aussi témoin d’un moment singulier de la Révolution russe. (Notons aussi une allusion au poète quimpérois Max Jacob) Malgré les aléas de la vie, Jos et ses proches cultivent une forme de bonheur simple et sincère, évitant si possible de trop se compliquer l’existence. Un histoire crédible, d’une rare vérité.