Il n’est pas habituel que j’accorde un Coup de Cœur a un roman ancien. Pourtant “La bête de miséricorde” de Fredric Brown le mérite plus que tout autre. Il est disponible en format poche dès le 3 novembre 2011, aux Éditions Points.
À Tucson, en Arizona, au milieu des années 1950. Ayant découvert un cadavre étendu dans son jardin, John Medley téléphone à la police. Les enquêteurs Frank Ramos et Red Cahan arrivent bientôt sur place. Reçus courtoisement par John Medley, ils n’ont aucune raison de suspecter ce retraité âgé de cinquante-six ans. Installé ici depuis six ans et demi, cet homme cultivé vivant seul pratique de temps à autre des opérations immobilières régulières. Il possède un revolver mal entretenu, qui n’est certainement pas l’arme du crime. Un mauvais hasard a conduit cet inconnu à mourir sur son terrain, voilà tout.
Un meurtre, sans doute, mais on ne peut pas totalement exclure le suicide. Frank Ramos ne tarde pas à identifier le mort, même si ça mérite confirmation d’un témoin, le père Trent. Le prêtre reconnaît bientôt un de ses protégés, Kurt Stiffler.
La vie n’a pas épargné Stiffler. Né en Allemagne à l’époque nazie, il a vécu après guerre au Mexique, avant de s’installer depuis peu en Arizona avec sa femme et leurs trois enfants. Le père Trent lui trouva un emploi dans une entreprise de bâtiment dirigée par un Allemand d’origine. Stiffler étant de santé fragile, on lui attribuait des tâches simples. Quelques semaines plus tôt, il a perdu toute sa famille dans un accident de voiture. Il restait hanté par ce drame impossible à surmonter. Voilà pourquoi l’hypothèse d’un suicide apparaît également plausible. Si Frank Ramos éprouve une troublante obsession concernant John Medley, son supérieur le capitaine Pettijohn est assez d’accord avec Red Cahan pour chercher une autre explication. D’autant que Medley n’a pas le moindre lien avec Stiffler.
Ramos et Red Cahan interrogent le patron du défunt, la désagréable secrétaire, le contremaître et l’ensemble des ouvriers de l’entreprise. Ils confirment l’état dépressif de Stiffler et ses horaires. Par l’épicier de quartier où se fournissait la victime, les policiers obtiennent de minces indices. Ramos ne croit toujours pas au suicide, l’homme étant croyant, bien que ce soit possible. À condition de positionner l’arme de manière très particulière, et d’être capable d’expliquer la disparition du revolver en question. Tandis qu’Alice, l’épouse de Ramos, s’éloigne de son mari, Red Cahan va trouver l’amour auprès de la jeune et belle voisine de Medley, Caroline. Ayant rencontré John Medley, le capitaine Pettijohn est sûr de son innocence. Il souhaite que Frank Ramos cesse de le traiter en suspect…
Datant de 1956, ce livre figure parmi les classiques du roman noir. Beaucoup de lecteurs se souviennent certainement de l’édition de 1980 dans la collection Le miroir obscur, chez Néo, réédition de la version française publiée en 1967 chez Dupuis. C’est dans une nouvelle traduction, due à Emmanuel Pailler, qu’il est désormais proposé.
“La bête de miséricorde” frise la perfection. La construction du récit, à plusieurs voix, est d’une merveilleuse habileté. Dans cette affaire criminelle, nous avons sous les yeux un suspect : “Tu pensais que c’était un psychopathe, non ? Les dingues n’ont pas besoin de mobile. — Si, Alice. Ce n’est pas forcément un mobile logique, mais ils en ont un” répond Frank Ramos. Oui, c’est bien la subtilité des motivations de l’assassin sur laquelle bloque l’enquête de police.
“Quand on est flic, on voit tout le côté moche, tout le gâchis que les gens font de leur vie et de celle des autres” dit encore Ramos. C’est là l’autre grand atout de l’histoire, la précision avec laquelle les protagonistes nous sont présentés, leur caractère si proche de la réalité humaine. Y compris dans le vécu personnel des enquêteurs, pas si anodin. Nul besoin de longues descriptions pour rendre crédibles ces personnages, le style narratif de Fredric Brown étant d’une remarquable souplesse. L’auteur ne manque pas d’une certaine ironie, non plus. Évidemment, le dénouement sera moral, mais il faut en noter la finesse. Un roman noir à redécouvrir !