Depuis quelques mois, Le Poulpe a repris de la vigueur. Outre l’épisode signé Jean-Bernard Pouy ("Cinq bières, deux rhums" – Le Poulpe, n°261) dont on a déjà parlé, voici trois autres aventures à découvrir, trois approches de ce singulier personnage.
Laurent Martin : "Certains l’aiment clos" (Le Poulpe n°257). Anar invétéré, Gabriel Lecouvreur n’a jamais été très pieux. Signe de l’âge et rencontre de hasard, Le Poulpe décide de tenter une retraite spirituelle dans un monastère. Sans doute est-il réellement maudit car un incident se produit lors du voyage en TGV. Arrivé chez les bénédictins, il espère trouver la sérénité. D’autant que les retraitants comme lui ne sont pas nombreux en ce mois de janvier. Gabriel loge à l’hostellerie du monastère, assiste aux offices, et se plonge dans des livres saints. Pourtant, ce lieu propice à la méditation, n’est pas si reposant. Dans la nuit, Gabriel aperçoit une ombre qui s’enfuit. Puis c’est un moine qui meurt, poignardé avec une croix. Son enterrement se fait dans la plus grande discrétion.
Gabriel n’est pas insensible au charme de la rousse Natacha, qui tient une crêperie dans les environs. Mais, intrigué par le décès suspect d’un autre vieux moine, Le Poulpe s’intéresse d’abord aux secrets du monastère. C’est comme si Dieu lui demandait de trouver le coupable. Il interroge le frère s’occupant de la boutique sur les fonctions et les charges de chacun, sympathise avec le moinillon Philippe qui est de la région, et entreprend une visite nocturne des bâtiments religieux. Une réunion de quelques moines, à l’insu des autres, lui laisse imaginer quelque complot. Avant qu’un coup sur la tête ne le mette KO. Passages secrets ou souterrains expliqueraient que l’ombre aperçue par Gabriel disparaisse si aisément. Il s’interroge aussi sur l’incendie de la chapelle du monastère, qui la détruisit un an plus tôt…
Grand prix de Littérature policière 2003, Laurent Martin nous propose un épisode de qualité supérieure. Gabriel chez les religieux, “attaqué par un virus clérical inconnu et sournois”, c’est déjà une belle idée. Vu le contexte, le récit donne plutôt dans le sourire esquissé que dans la grosse plaisanterie. Notons la précision subtilement érudite concernant les rites monastiques. Quant à l’intrigue criminelle, forcément placée sous les auspices du Démon, elle est solidement construite, dans les règles de l’art. Un suspense divinement entraînant, un roman diablement agréable.
Caryl Férey / Sophie Couronne : "D’amour et dope fraîche" (Le Poulpe n°258). Gabriel Lecouvreur séjourne dans les Pyrénées, pour une cure destinée à soigner sa sciatique. Le régime culinaire minimum et la promiscuité avec les autres curistes n’amusent guère Le Poulpe. Il écrit une lettre quotidienne à sa Poulpinette restée à Paris, la blonde Cheryl. Ce jour-là, pour s’évader du ghetto curatif, Gabriel se promène en montagne. Soudain, il voit passer comme une flèche un athlète noir nu, qui court tel un halluciné. Le sportif chute dans un ravin, le corps disloqué. Le Poulpe ne peut rien pour lui. Il est probable que le coureur vienne du Centre d’entraînement de Font-Romeu, où les équipes françaises se préparent actuellement pour les prochains Jeux Olympiques. Les jours suivants, Gabriel ne trouve pas d’écho dans la presse de ce décès surprenant. Alors que la visite du ministre des sports Bernard Lapoutre est annoncée, Le Poulpe tente sans succès de pénétrer dans le Centre de Font-Romeu. Ce bunker bien trop protégé, ça ne peut que l’exciter.
À Paris, Cheryl a été hospitalisée après une agression sexuelle. L’intrépide coiffeuse menait une enquête suite à la disparition de Laetitia, sa stagiaire. Au club Le Wagon, Cheryl a approché le nouveau petit ami de la jeune fille, Nicolas. Il a utilisé une “drogue du violeur”, différente du GHB mais avec les mêmes effets sur la mémoire. Via Internet, Cheryl recoupe quelques infos sur les drogues existantes. Bientôt requinquée, elle quitte l’hôpital bien décidée à poursuivre ses investigations. Elle commence par changer d’aspect, se grimant en brune fatale. Après avoir testé le nouveau look au bar de Gérard, qui ne la reconnaît pas, Cheryl retourne sur la piste de Nicolas. De son côté, Gabriel rencontre deux jeunes filles délurées circulant dans une Porsche volée. Copines de plusieurs sportifs logés à Font-Romeu, elles sont sans nouvelles de leurs étalons. Car ces fieffées sauteuses se régalaient, question sexe, avec les athlètes. De précieuses alliées pour Le Poulpe, ces deux greluches. Cheryl, elle, a joué le coup en finesse avec le furieux Nicolas. Elle est parvenue à droguer le drogueur…
Etant bien entendu que l’éventualité du dopage dans le sport ne repose que sur des médisances sans preuves, que jamais aucun champion n’a été dépisté positif aux stupéfiants, cette histoire relève donc de la pure fiction. Quant au rapport entre sport, politique et enjeux financiers (ou pharmaceutiques), tout est transparent et sain dans cet univers-là. On s’amuse réellement beaucoup avec cette fort sympathique aventure où Cheryl et Gabriel sont autant impliqués l’un que l’autre.
Jérôme Leroy : "À vos Marx, prêts, partez !" (Le Poulpe, n°260). Les seuls vrais maîtres du monde sont les six membres du Consortium. Cinq vieillards hommes et femmes, des momies ne paraissant pas leur âge, sur lesquels repose tout l’équilibre du système politico-financier, et leur factotum quinquagénaire, Alfredo Garcia. La crise économique qui secoue aujourd’hui toute la planète prend des allures pré-apocalyptiques, ce qui les inquiètent sérieusement. La population s’agite, les mythes marxistes resurgissent. Il existe une solution : éliminer physiquement Karl Marx, afin qu’il ne soit plus une référence, un espoir pour le peuple. Certes, il est mort depuis 1883, mais son idéal perdure. Deux ingénieurs au service du Consortium ont développé un projet, en parallèle de l’accélérateur de particules expérimenté sous la frontière franco-suisse. Il s’agit d’une machine à voyager dans le temps. Le premier test, avec pour cobaye un ex-détenu de Guantanamo, est une réussite.
Gabriel Lecouvreur subit, lui, un autre genre de crise. Son couple avec la belle Cheryl s’enfonce dans une passion autodestructrice. La dérive du Poulpe se nourrit d’alcool forts à haute dose, de médicaments mélangés, et de nuits tristement orgiaques. Gabriel en arrive même à se disputer avec ses amis Gérard et Maria, qui viennent de rouvrir leur bistrot après les vacances. Il est encore mêlé à une baston dans un fast-food. Par chance, il tombe sur une capitaine de police sexy et marxiste. Car voilà la seule chose qui lui permet de ne pas sombrer complètement : Gabriel lit et relit les écrits prophétiques de Karl Marx. Il essaie même d’initier le jeune Abdoulaye, complice dans l’altercation du fast-food, à la pensée marxiste... Le Consortium a exigé qu’on envoie immédiatement cinq mercenaires en 1843 à Paris, afin d’abattre Marx. C’est un ratage complet. Un des ingénieurs, qui prédisait ce problème, a été abattu avant cet échec. Mourant, il a eu le temps de glisser à Alfredo Garcia, le nom d’un ami de fac : Gabriel Lecouvreur.
Les nouvelles et romans de Jérôme Leroy ont souvent fustigé les excès de l’esprit ultra-libéral. Les responsables du
fiasco économique sont ici symbolisés par ces éternels vieillards, caricaturaux et sans pitié, qui dominent toute l’activité mondiale. C’est un Gabriel dépressif à l’extrême, plus écorché vif que
jamais, qu’on nous présente dans cet épisode. Hormis Marx point de salut, estime-t-il, incapable de se concentrer sur la moindre mission. Un Poulpe plutôt sombre, donc, mais inventif et
passionnant, avec de nombreux clins d’œils.
(lire aussi l'article) Jean-Bernard Pouy : deux romans 2009