« The dark page » de Samuel Fuller
Un magnifique roman publié en 1950 sous le titre « Eh bien ! Dansez maintenant » , réédité en 1983 puis en 1994 avec son titre actuel : « L’inexorable enquête » (Rivages)
Cinéaste controversé – très apprécié en Europe, souvent critiqué aux Etats-Unis – Samuel Fuller (1911-1997) fut un personnage singulier. Le Dictionnaire des Cinéastes de Georges Sadoul (Ed.1981, Microcosme, Seuil) considère Fuller comme « le plus doué de sa génération, avec Nicholas Ray » et souligne que « la force de Fuller, c’est son instinct de narrateur, sa capacité à transformer en récit n’importe quelle situation ». En effet, Samuel Fuller fut un scénariste inspiré, un auteur.
The dark page a pour thème le monde de la presse, qu’il connaissait fort bien. Né à Worcester (Massachusetts), Samuel Fuller devient à treize ans rédacteur (copyboy) au « New York Journal ». Il y sera même pendant deux ans l’assistant personnel d’Arthur Brisbane, l’éditeur. Après un bref passage au « New York Evening Grafic », il entre au « San Diego Sun ». A 17 ans, c’est l’un des plus jeunes reporters criminels du pays.
Son premier roman, Burn baby burn, date de 1935. Il en publie plusieurs, sous pseudonymes. En 1944, à l’issue de la guerre qui lui valut quelques médailles de bravoure, il publie The dark page – que le « Books Critics of America » qualifie d’exceptionnel roman psychologique, le meilleur de l’année 44. Le cinéaste Howard Hawks en achète les droits. Mais ce n’est qu’en 1952 que le film sera réalisé par Phil Karlson (« Scandal Sheet », avec Broderick Crawford, John Derek, Donna Reed, Rosemary de Camp). Le roman sera publié en France chez Morgan, série rouge. Il est traduit par Yves Malartic, directeur de la collection. Traduction très réussie, sauf peut-être pour le titre. Celui qui fut adopté en réédition reflète plus justement l’esprit de cette remarquable histoire.
Carl Chapman peut s’avouer satisfait de sa vie : marié, père de deux enfants, il est devenu – à force de persévérance et d’habileté – le puissant rédacteur en chef du quotidien new-yorkais « La Comète ». Il a toute la confiance de Madison, propriétaire du journal. Pourquoi ce quotidien connaît-il un tel succès ? Carl Chapman a compris qu’il faut s’adresser au plus large public, à toute la population. Quitte à utiliser des titres racoleurs, ou à monter des opérations tapageuses – telle cette soirée rassemblant 12 000 Cœurs Solitaires, qui est un triomphe. Celui de Chapman, surtout !
Mais une femme l’accoste : Charlotte, son épouse quand il s’appelait encore John Grant et vivait à Worcester. Il l’a autrefois abandonnée. Elle se montrait possessive, aurait nui à sa carrière. Charlotte n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il l’accompagne dans son logement miteux. Il la tue sans presque le vouloir. Il arrange une mise en scène pour masquer le crime. Il détruit les indices – mais garde le reçu d’un prêteur- sur-gages.
Lance Mc Cleary, un beau rouquin de 28 ans, est le meilleur reporter criminel de « La Comète ». Il voue une grande admiration à Chapman, dont il est le fils spirituel… La mort d’une inconnue ne mérite certainement pas beaucoup d’écho. Mais Lance a deviné qu’il s’agit d’un meurtre, et y voit une nouvelle occasion de démontrer son talent. Il soumet l’affaire à Chapman. Ce dernier estime qu’il n’y a pas grand danger à le laisser enquêter. Et puis, le meurtre d’un Cœur Solitaire, çà fait vendre ! Le jeu est périlleux, mais il contrôlera la situation.
Pop Farnsworth est un ancien journaliste devenu clochard. Quand Chapman lui donne par mégarde le reçu trouvé chez Charlotte, Pop espère en tirer parti. Il en parle à Lance et à Julie Allison (elle écrit des chroniques religieuses, et veut épouser Lance). Chapman réalise vite qu’il doit éliminer Pop, lequel risque de se montrer trop bavard ou même de tout comprendre. Le mort de Pop sert une fois de plus les intérêts de « La Comète » (qui atteint 783 000 exemplaires, Chapman visant le million).
Pendant ce temps, Lance enquête chez les clochards et dans le quartier pouilleux de La Bowery. Il reconstitue la dernière journée de Pop. Celui-ci a discuté avec un homme, dont Lance n’obtiendra pas la description. Chapman a failli être démasqué. Heureusement, Lance commence à douter de lui-même et de son talent. C’est l’impasse !
Quelques jours plus tard, grâce à un prêtre, Lance envisage une nouvelle piste : retrouver celui qui a marié la Cœur Solitaire inconnue. Et çà marche ! Un juge de paix nommé Miller le contacte. Mais Carl Chapman veille, et intercepte une réponse de cet homme. Il se rend à Franklin, où John Grant et Charlotte Faith se marièrent. Chez le témoin, il n’a qu’une solution… Lance se rendra également sur les lieux. Bientôt, il pourra fièrement dévoiler à son patron le nom de John Grant. Là encore, Chapman n’a pas le choix…
« Fuller a utilisé comme matière pour ce roman son expérience de rédacteur pour différents tabloïds, et il illustre comment des hommes fondamentalement honorables peuvent être déformés par leur obsession de rester au plus haut niveau. Le personnage de Chapman est un salaud, mais on peut aussi le comprendre et le trouver sympathique (…) La relation mentor-protégé entre Chapman et Mc Cleary est particulièrement ironique, car Chapman a créé le monstre qui finalement le détruira. » (Cinébooks Database, sur tvguide.com)
Une analyse claire de cette intrigue, qui ne manque pas de perversité. Les deux héros sont attachants. Le suspense est bien réel, sans être inutilement pesant. La narration est astucieuse, vive et précise. L’auteur est à l’aise pour décrire le milieu du journalisme et le New York de l’époque. Ce qui offre une tonalité juste et une ambiance vécue à cette histoire. La psychologie des personnages est très crédible, ainsi que l’évolution de l’intrigue, parfaitement structurée. Evitons toute comparaison superfétatoire avec Hammet, Chandler, Goodis, ou autre. Samuel Fuller écrivit là un roman de grande qualité qu’il serait injuste d’oublier.
© Claude Le Nocher
[Cet article a été précédemment diffusé dans « le Billet Polar » sur www.bibliopoche.com et dans la revue « 813 ». L’inexorable enquête est publié aux éditions Rivages]