GERARD ALLE EN DEUX QUESTIONS
Né en 1953, Gérard Alle est un romancier guidé par une exigence de qualité, dans un univers proche du roman noir. Depuis ses débuts chez Baleine en 2000, il a publié six romans, dirigé ou participé à plusieurs recueils de nouvelles, et sorti en 2007 Les papys féroces, regroupant trois courts “romans gris”. Sur RayonPolar.com, il a largement répondu à deux questions qui l'inspirent.
Claude Le Nocher : Dans quelle mesure le roman doit-il être le reflet de la réalité ?
Gérard Alle : Le rapport à la réalité est en effet préoccupant. Je vois le romancier comme un conteur. Il doit être capable de faire avaler des couleuvres au lecteur. Plus la couleuvre est grosse tout en restant consommable, plus le livre est réussi. C'est sans doute l'intérêt premier de l'écriture de fiction, car chacun peut constater à quel point la réalité est déjà incroyable et peu crédible. La fiction doit nous affranchir des contraintes de l'espace et du temps. Dans ce sens, les contraintes de la langue sont parfois un frein à l'imaginaire et au basculement nécessaire du point de vue. Il faudrait pouvoir écrire à la première personne quand il s'agit de toucher le réel de l'émotion, du ressenti, au plus près, et passer à la troisième personne quand on veut donner de la distance. Il faudrait en même temps pouvoir écrire au présent, pour être au plus près de l'action, et au passé, pour installer la narration. Il faudrait aussi être ici et ailleurs, au même instant, et puis vivant et mort. Il faudrait se débarrasser de la structure même du langage, parfois, pour traduire l'urgence, la fulgurance d'un instant.
Mais la réalité est le port d'attache du lecteur. Et il faut l'entraîner à larguer les amarres. Pourquoi ? Parce que l'imaginaire c'est l'aventure de l'esprit, la subversion. Celui qui n'entre jamais dans l'imaginaire d'un auteur a peu de chance de libérer le sien, d'imaginer sa propre vie, et risque fort de se laisser dicter ses choix. Mais il ne faut pas oublier pour autant le port d'attache. Le réel contient sans doute toutes les merveilles du monde, là, à portée de la main, dans notre quotidien. Mais notre sensibilité est émoussée, on ne veut pas voir, on ne veut pas entendre, on ne veut pas savoir, on veut oublier, aussi. Embrasser dans l'instant toute la réalité passée, présente et à venir est sans doute quelque chose d'insupportable pour notre cervelle et nos sens. Et comme notre vision de la réalité est forcément partielle, il faut changer de temps en temps d'angle de vue.
Souvent, imaginer, ce n'est pas inventer de toutes pièces une situation, mais c'est coller ensemble deux situations réelles ou vécues qui n'avaient rien à voir au départ; c'est aussi créer un personnages en assemblant les morceaux épars de plusieurs caractères bien réels. La littérature est là au moins pour nous proposer d'aborder les choses sous un angle inattendu. Tout part du réel, l'important c'est de ne pas y rester. Le reflet pur et simple de la réalité est sans intérêt. Il faut pour le moins que le reflet trouble nous trouble, que le miroir déformant nous déforme. S'il fallait donner un seul exemple, je citerai cet écrivain irlandais (Joyce ? Becket ? Oscar Wilde ?... je ne sais plus) qui a dit : “La réalité n'est qu'une hallucination due au manque d'alcool.”
Le roman peut-il cultiver la prise de conscience citoyenne sur l’environnement et l’écologie (respect de la nature et du cadre de vie, pollutions évitables et risques pour la santé) ?
Gérard Alle : Il est toujours risqué d'utiliser la fiction romanesque pour essayer de faire passer un message, quelle que soit la pertinence de ce message. Il m'est arrivé de décrire certaines dérives agri-environnementales, notamment dans un roman intitulé Il faut buter les patates [Baleine, 2001], et l'absence de réaction de la part des lobbies mis en cause montre à quel point la littérature n'est pas faite pour changer le monde - tout au plus peut-elle changer les gens (une personne, ici ou là, pourra être chamboulée par la lecture d'un ouvrage). En fait, les coupables sont cyniques, sûrs de leur puissance, et les citoyens, quelque peu fatalistes, alors, l'inertie est immense.
Le plus efficace - j'entends au sens littéraire du terme, est peut-être la science-fiction, le roman d'anticipation, quand il nous projette dans un avenir inquiétant et nous oblige à refuser cette fatalité. Le roman noir, aussi, peut nous bousculer, en nous faisant voyager dans la réalité glauque d'un complexe chimico-oligo-mafieux du fin-fond de la Russie ou de la Chine, par exemple, mais il risque, alors, de nous faire croire que le danger vient d'ailleurs, alors qu'il vient surtout de nous-mêmes.
Le roman que je suis en train d'écrire en ce moment, troisième d'un cycle intitulé Lancelot fils de salaud (*), nous projette dans une vingtaine d'années. La technologie y côtoie le chaos, plein de choses en lesquelles nous croyons aujourd'hui ne fonctionnent plus, ou par intermittence; il y a des vieillards séniles dans les maisons; il fait un brin plus chaud, ce qui permet de faire du vin en Bretagne et même en Suède (en fait ce sont les amplitudes climatiques qui augmentent, ainsi que les tempêtes). Le chaos qui règne dans certaines zones fait des dégâts socialement, mais il permet aussi des expériences originales, lorsque les hommes savent désobéir et se réinventer un vivre ensemble.
En fait, la question centrale, dans ces histoires de littérature et d'écologie est celle du contrôle social. Agiter la peur de la pollution, de la maladie et de la mort est très contre-productif, politiquement parlant : si tout est foutu, pourquoi se battre ? Si l'on joue avec cette matière explosive, il faut aussi, en face, jouer avec l'utopie. Aujourd'hui, nos enfants nous entendent dire à longueur de temps que le monde est pourri, et que leur vie sera plus dure que la nôtre. Or, demain leur appartient et sera ce qu'ils en feront. En ce sens, le catastrophisme littéraire est réactionnaire. Vive l'utopie !
(*) La fugue de l’escargot et L’arbre aux chimères. En 2007 est paru Les papys féroces, tous aux éditions Coop Breizh.