DOMINIQUE SYLVAIN
« L’absence de l’ogre », le nouveau roman de Dominique Sylvain, est sorti en mai 2007 (Editions Viviane Hamy). On y retrouve la commissaire retraitée Lola Jost,
et son amie américaine Ingrid Diesel. Brad, un jardinier aux allures de grizzli, originaire de La Nouvelle-Orléans, vit à Paris sous une fausse identité. Il est recherché pour le meurtre de Lou Necker, une rockeuse. Ingrid
le connaît bien, et doute de sa culpabilité. La et elle enquêtent, dans les parcs parisiens, et au Centre Artistique Jarmond, squat où vivait la victime. Mais une regrettable opération
immobilière, un livre sur un botaniste d’autrefois, l’ambition de l’épouse d’un policier, la réaction des jardiniers de Paris, l’alcoolisme contrarié de Brad, et quelques autres problèmes
compliquent cette affaire… Un roman foisonnant et palpitant, réellement entraînant.
Dominique Sylvain a longuement répondu à trois questions sur le site
www.rayonpolar.com, autant sur ses goûts littéraires, que sur sa propre écriture. Une manière d’approcher cette excellente
romancière…
Claude Le Nocher : Dans la Littérature Policière,
quel romancier vous a le plus marqué, et a peut-être influencé votre propre écriture ?
Dominique SYLVAIN : Plutôt qu’un auteur, je citerai un trio : Chandler, Leonard, Montalban. J’ai eu le coup de foudre pour Chandler étant ado. L’élégance de son style,
son romantisme désabusé, son humour raffiné et mélancolique et le charme de Philip Marlowe m’ont enthousiasmée, et remuée. Quand j’ai commencé à écrire des polars, en 1993/94, j’ai tout de suite
voulu mettre en scène un privé. J’ai choisi un personnage féminin, Louise Morvan, mais lui ai donné quelques aspects du caractère de Marlowe, plus ou moins consciemment. Louise est un rien
cynique et désabusée, mais reste une grande romantique capable de panache, pour la simple beauté du geste. Elle a un côté « chevalier blanc » comme Marlowe, et « ni Dieu ni
maître ». Comme lui, elle boit pas mal, accumule les relations sentimentales sans suite, se coltine physiquement avec ses adversaires, vit chacune de ses enquêtes comme un voyage
initiatique. Elle est intuitive, mais pas seulement : elle mouille sa chemise pour arriver à ses fins et mise sur la logique. C’est une bagarreuse, et une raisonneuse. Mes deux nouvelles
héroïnes, Ingrid Diesel et Lola Jost, ont ces deux points communs avec Louise, et Marlowe.
J’ai découvert Elmore Leonard et son humour subtil avec « Freaky Deaky », l’histoire d’un héros cool et malin aux prises avec des ex-activistes des années 60 reconvertis dans le gangstérisme. J’ai été épatée par sa technique. La fluidité de son style, sa manière de bâtir une histoire en trouvant des angles inédits, sa mécanique du suspense rigoureuse et qui ne laisse pas voir les coutures. Son univers est réaliste et jubilatoire. Quand il écrit une scène de séduction, Leonard ne tombe jamais dans la mièvrerie ; il sait parler de la connivence et de l’amitié comme personne, ses scènes d’action sont redoutablement efficaces et la violence n’y est jamais gratuite. Ses héros ont un charme irrésistible, notamment Chili Palmer dans « Get Shorty » (mon polar favori). Leonard prend son temps et accélère sans prévenir pour écrire une scène d’action magistrale, sans un effet de trop, sans une virgule inutile (la scène de massacre entre dealers dans « Out of Sight » est un modèle du genre). Ses méchants sont particulièrement réussis : le duo entre le tueur à gage indien et le petit blanc hystérique de « Killshot » est un morceau de bravoure. Comme tous les grands auteurs américains, Leonard est également très rigoureux dans les détails techniques ou historiques. J’admire ce professionnalisme. La rigueur mariée à une imagination impressionnante, c’est de la dynamite.
Un peu plus tard, je me suis plongée dans Manuel Vazquez Montalban pour lire tous ses Pepe Carvalho à la suite. La proximité du français et de l’espagnol, la qualité des traductions m’ont permis de goûter sans réserve la grande beauté de son style. Il m’arrivait quand j’avais un coup de mou pendant l’écriture d’un roman, d’ouvrir un Montalban au hasard et de lire quelques pages pour me redonner de l’énergie. Son écriture est à la fois délicate et puissante, sa vision du monde lucide et élégante, en grande partie parce qu’il n’assène jamais de leçon politique. Il donne à voir à des lecteurs adultes, leur offre un univers complexe et sensuel, et un regard singulier. Je crois que c’est Montalban qui a dit que le politique finissait toujours par transparaître, et que du coup il n’était pas nécessaire de durcir le trait.
Je suis allée à l’école du polar avec ces trois maîtres et j’ai mis des années à digérer leur technique, et à trouver ma propre voix. Dix ans au bas mot.
Claude Le Nocher : Réel ou réaliste, dans quelle mesure le roman doit-il être le reflet de la réalité ?
Dominique SYLVAIN : Je n’ai pas de certitudes dans ce domaine. Plutôt des impressions variées. Les trois romans qui m’ont emballée récemment, « Lunar Park » de Bret Easton Ellis, « Kafka on the Shore » (Kafka sur le rivage) de Haruki Murakami et « White Teeth » (Sourire de loup) de Zadie Smith, réinventent un monde en partant (scrupuleusement) du nôtre. A partir de bases plausibles, ils nous embarquent dans un voyage stylistique, narratif, émotionnel d’autant plus fort qu’il est savamment architecturé. Les personnages s’expriment, s’habillent, vivent à peu près comme nos contemporains. Ils ont nos mauvaises habitudes et nos inquiétudes. Mais ce n’est que le début de l’aventure.
Ce qui est intéressant et source d’émotion, c’est que ces mondes recréés nous montrent des « reflets » de notre réalité. Dans le sens où le fantastique est juste derrière la porte. Comme dans ce roman de Murakami, « Danse, danse, danse » où le héros débarque dans une réalité parallèle grâce à l’ascenseur de l’hôtel du Dauphin. Le basculement du monde « réel » vers le monde imaginaire tient à peu de choses. C’est un froissement léger de la réalité, une discrète courbure de l’espace temps.
A priori, un roman qui est le reflet de son époque m’intéresse plus que celui qui est un reflet de la réalité. D’une part parce que la réalité est subjective : nous percevons le monde à travers le crible de nos sens, or, on sait par exemple que les couleurs n’existent pas dans l’absolu mais sont une production de notre perception. Et que la lumière est maîtresse du jeu. D’autre part parce qu’une époque englobe plusieurs réalités.
En revanche, j’émets un bémol concernant le polar. En tant que lectrice, je suis gênée par la réalité tronquée, et les histoires invraisemblables. Quand le revolver se comporte comme un pistolet, ou que les flics se prennent pour Prévert toutes les cinq minutes, ou au contraire passent leur vie à soigner leur gueule de bois, ou que les intrigues se résolvent à coups d’intuition subite. Il y a des éléments de réalisme de base qui me semblent indispensables, une fois ce fait admis, on peut décoller, délirer, réinventer, etc. Mais il faut un minimum. Et je crois que c’est pour cette raison que j’aime la façon dont le polar américain empoigne le réel. Même dans « Shutter Island » qui est un rêve, tout est réaliste. Ça n’empêche pas Dennis Lehane d’avoir un style éblouissant (à ne pas confondre avec un style joli) et de nous offrir un voyage vers des territoires mentaux à la fois connus et inconnus.
L’intéressant, c’est justement quand un auteur évoque une réalité proche de la nôtre et, dans le même temps, nous la fait voir sous un angle complètement nouveau. Un effet de proximité/distance difficile à réussir.
Souvent, pour écrire une scène, il est intéressant de partir du réel. On décrit la vitrine d’un magasin d’antiquité à Tokyo, située à côté d’un cimetière, et tout est vrai. Les objets dans la vitrine, l’allure déglinguée de l’enseigne en bois, les kanji écaillés sur la vitrine, le cri des corbeaux dans les arbres du cimetière. Et la fiction émerge d’autant mieux de cette réalité. Partir de données précises donne souvent du muscle à la fiction. Parce que l’histoire, les personnages obéissent alors à une logique. On en revient à l’histoire de l’ossature solide. Mais c’est pareil pour tous les arts. L’œuvre ne tient pas sans la composition.
D’autre part, j’avoue avoir un faible pour les auteurs qui osent se coltiner à la réalité, même s’ils en donnent une version subjective. Ils sont les plus courageux d’entre nous. Dans ce registre, j’admire Jonquet. Il est le seul à avoir osé travailler sur les émeutes de banlieues. Justement parce que c’est le sujet qui gêne, qui fâche, surtout à gauche. J’admire aussi « Les Particules élémentaires ». Ecrit dans un style volontairement plat, c’est un des rares romans français qui observe la réalité du déclin de l’occident. Pour moi, c’est un livre troublant. Il commence dans le marasme le plus réaliste, il finit comme un roman de science fiction. Tout comme dans « Lunar Park », le réel cède le terrain doucement à l’expression d’une sorte d’hyper réalité romanesque.
Claude Le Nocher : Qu’il s’agisse de la planification par un meurtrier avec préméditation, de la folie ou de la cruauté d’un tueur en série, de l’esprit de vengeance d’un assassin rancunier, les motivations des criminels de romans ressemblent-elles vraiment à la réalité, ou en sont-elles logiquement éloignées ?
Dominique SYLVAIN : A mon avis, ces motivations ont plutôt intérêt à être logiques et vraisemblables. Et ça concerne tous les personnages et pas seulement les meurtriers. Il m’est arrivé de partir sur une histoire avec une grosse envie de feu d’artifice. Je me construisais mon petit opéra noir dans ma tête, avec l’intention de mettre les personnages au service de cette idée : il fallait que leurs motivations collent à mon projet pour obtenir l’effet escompté. Je les traitais comme des objets parfois, au lieu de les voir comme des êtres de chair et de sang, avec leurs propres désirs, leurs peurs, et surtout leur fonctionnement spécifique dans un écosystème économique. Aujourd’hui, j’ai changé de méthode. J’ai fini par comprendre qu’injecter du réel dans une histoire est un passage obligé, sinon on risque de déraper dans l’artifice, et d’écrire des histoires rocambolesques. J’ai compris qu’en veillant à toujours donner de vraies motivations aux personnages, on débouche sur des histoires intéressantes et touchantes aussi. C’est dans cet esprit que j’ai réécrit « Baka ! », mon premier roman qui était épuisé. J’ai revu toute l’histoire en donnant de vraies motivations à tous les personnages, même aux secondaires. Et cette deuxième version est à mon avis nettement meilleure que la première. Bien sûr, je recherche toujours le feu d’artifice et la jubilation, mais ça passe désormais par le travail sur le style, les inventions langagières, et l’angle d’attaque des scènes. Pour ce qui est des personnages, je me suis mise à les respecter, et à essayer de comprendre encore mieux leur vie. Même si je ne révèle pas tout, j’ai glané suffisamment d’informations pour les rendre plus denses. Par exemple, je dois savoir où ils vivent, visualiser leur rue, leur appartement, connaître une partie de leurs goûts, leurs moyens financiers, leurs amis, etc. Evidemment pour un meurtrier en série ou pour n’importe quel psychopathe, c’est plus délicat. Mais c’est jouable. Il faut se glisser un peu dans sa peau. Quelquefois, ça fatigue mais ça vaut la peine. Ce qui est difficile, c’est la cruauté. Il s’agit d’être plausible mais pas gore pour autant. Un détail suffit quelquefois, mais il faut réussir à le trouver. Il faut du temps, et de l’intuition. De la documentation aussi, mais pas seulement. Et il faut faire très attention parce que notre vécu est largement imbibé par la fiction visuelle, notamment celle des films et des séries policières. Il y a un panthéon grouillant de criminels sous nos crânes. Ils peuvent nous aider mais il faut savoir s’en dégager, trouver l’alchimie.
LES ROMANS DE DOMINIQUE SYLVAIN
Aux Editions Viviane Hamy : « Baka » 1995 - « Sœurs de sang » 1997 -
« Travestis » 1998 - « Techno bobo » 1999 - « Vox » 2000 - « Strad » 2001 - « Cobra » 2002 - « Passage du désir » 2004 - « La
fille du samouraï » 2005 - « Manta Corridor » 2006 - « L’Absence de l’ogre » 2007 - « Baka ! » mai 2007 (réédition du roman de 1995, dans une nouvelle
version).
« Les passeurs de l’Etoile d’Or » (2004, Editions Autrement « Noir Urbain ») - « Mon Brooklyn de quatre sous » (2006, Editions Après La Lune « La Maîtresse en
maillot de bain ») – Nouvelles dans « Petite ceinture » (2006) et « Bains Douches » (2007), Arcadia Editions