Été 1992 à Heillange, en Lorraine, dans la vallée de la Henne. Anthony Casati a quatorze ans, âge où l’on aspire à une large liberté durant les vacances. Patrick et Hélène, ses parents – entamant une "crise de couple", essaient vainement de le garder à l’œil. Avec son cousin, Anthony fréquente des fêtes chez de vagues copains, où circulent des joints et autres substances. L’adolescent est fasciné par Stéphanie, une des plus belles filles de son bahut, qui ne semble qu’à peine le remarquer. Une nuit de fiesta, ayant emprunté la moto de son père sans autorisation, Anthony se la fait voler. C’est l’œuvre d’Hacine, dix-sept ans, fils d’un honnête ouvrier marocain, impliqué dans un trafic de drogues. Hacine, dont le problème actuel est la pénurie de shit dans la région.
Bien que leur ami adulte Manu lui procure une arme à feu, ce n’est pas ainsi que se réglera pour Anthony le vol de la moto. Alors que son couple se désagrège de plus en plus, Hélène va rencontrer le père d’Hacine. Ce dernier adopte une solution sévère envers son fils. Ce qui, finalement, n’empêchera nullement Hacine de récidiver dans les trafics dès qu’il en aura l’occasion. Quant aux amours espérées entre Steph et lui, Anthony devra patienter ou se résoudre à renoncer.
Été 1994. Anthony a décroché un job au club nautique local. Stéphanie étant toujours aussi fuyante, c’est avec l’étudiante Vanessa qu’il pratique ponctuellement le sexe, sans sentiment. Il vit entre sa mère et son père, désormais séparés. Patrick Casati connaît plus de bas que de hauts dans son existence, ces derniers temps. Hélène recherche un certain équilibre, mais reste plutôt névrosée. Si Anthony cultive son indépendance, la vie libre à laquelle il aspire n’est encore qu’un espoir.
Été 1996, c’est l’année du Bac pour Anthony, qui a dix-huit ans. Sans doute s’est-il rapproché de la belle Steph, mais de façon quasiment platonique. Le quotidien est toujours tourmenté autour de lui. Même un 14-juillet, jour de fête, les choses peuvent se compliquer bien vite… Vient l’été 1998, avec sa Coupe du Monde de football, où Anthony a des chances de s’éloigner de ce marigot dans lequel il se sent englué…
Il se tourna vers Steph. Tous deux ne représentaient rien dans cet espace qui n’était déjà pas grand-chose. Un affluent passait à travers une vallée où des hommes avaient construit six villes et des villages, des usines et des maisons, des familles et des habitudes. Dans cette vallée, des champs géométriques, de blé ou jaune colza, découpaient des patchworks méticuleux sur un relief d’ondes. Des reliquats de forêts couraient entre les parcelles, joignaient des hameaux, bordaient des routes grises où passaient dix mille poids-lourds par an. Parfois, sur le vert mordant d’un vallon, un chêne poussait tout seul, semblable à une tache d’encre soufflée.
Dans cette vallée, des hommes étaient devenus riches et avaient construit de hautes maisons qui dans chaque bled narguaient l’actualité. Des enfants avaient été dévorés, par des loups, des guerres, des fabriques ; à présent, Anthony et Steph étaient là, constatant les dégâts. Sous leur peau courait un frisson intact. De même que dans la ville éteinte se poursuivait une histoire souterraine qui finirait pas exiger des camps, des choix, des mouvements et des batailles.
— Tu voudrais pas sortir avec moi ?
Il suffisait de lire le multi-récompensé “Aux animaux la guerre” (Actes Noirs, 2014), premier roman de l’auteur, pour comprendre que Nicolas Mathieu était un écrivain de grand talent. Serait-ce, comme d’autres, l’homme d’un seul livre ? Non, impensable quand on s’inscrit dans la veine des "romans sociaux", ou plus exactement "humains". Car c’est bien de la véritable population, celle des régions touchées par les problèmes économiques, dont nous parle Nicolas Mathieu. Des laissés-pour-compte de la société, de ceux qui ne se résolvent pas à sombrer dans le marasme – y-a-t-il encore un avenir pour les plus jeunes ? – autant que de ceux qui coulent – tel le père d’Anthony. Présenter un contexte social à la façon des rapports officiels n’a qu’un intérêt limité. L’illustrer de manière vivante est bien plus crédible, ce qu’il fait avec intelligence, lucidité, fluidité.
L’adolescence d’Anthony s’inspire de celle de l’auteur, qui chercha lui aussi à fuir son monde trop étroit. Il retrace les émois sentimentaux, les bêtises et la part d’égoïsme de cet âge, témoigne de la fin des cellules parentales, montre la dérive délinquante de jeunes issus de l’immigration : on est dans le vrai. Toutefois, pas de misérabilisme dans les portraits, dans la situation de ces protagonistes. S’ils ont parfois besoin d’aide, ils ne doivent pas être regardés comme des "perdants" absolus sur lesquels on s’apitoie. Ces gens ne sont pas responsables de la fin de la Lorraine industrielle, ils en sont les victimes.
Faut-il le répéter ? Au-delà de la fiction, de la vie vécue par des ados ou des adultes, c’est de "l’humain" dont il s’agit dans cette histoire qui fait mouche. Nicolas Mathieu, confirmation dans l'excellence.