Malgré les efforts des "petits éditeurs", il est souvent difficile de mettre en valeur certains livres de qualité, modestement diffusés. Il y a fort à parier que ce fut le cas du premier roman de Séverine Chevalier, publié fin 2011 aux Éditions Écorce. Aussi est-ce une très bonne initiative de rééditer ce “Recluses” en format poche, dans la collection La Petite Vermillon, aux Éditions de la Table Ronde…
Suzanne Jauque est une femme de quarante ans, qu’on imagine marquée par le destin. Il suffit de savoir que sa sœur Géraldine est lourdement handicapée, en fauteuil. Qu’elles ont été élevées sans père, par une mère assurant le minimum, sans tendresse, même avant sa maladie. Suzanne s’est occupée de sa sœur, surnommée Zia. Puis cette dernière a vécu au Centre. Zia n’a rien à reprocher au fonctionnement de cet endroit, vie réglée où on les traite en gentils légumes, un peu disloqués, sans trop les montrer quand même. Quand Suzanne viendra l’y chercher, Zia ne verra que la perspective d’un voyage changeant son décor. Vers Marseille, puis la Camargue et Mimizan dans les Landes, dans une villa vide. Ensuite, les Gorges du Tarn, nouvelle destination choisie par Suzanne.
Zia n’a pas besoin de s’interroger sur les motivations de son aînée de huit ans. Pour Suzanne, tout semble commencer par cet attentat, le 29 mai 2010. Une jeune fille se fait exploser dans un hypermarché d’Écully, dans la banlieue de Lyon, causant quantité de victimes. La kamikaze s’appelait Zora Korps, étudiante en management. Menant une enquête hasardeuse, Suzanne visite l’appartement du père de Zora, Paul Korps. La chambre de Zora ne renseigne guère Suzanne. Pourtant, elle voudrait reconstituer le parcours de cette jeune fille en jaune qui a semé la mort. Une tentative comportant bien plus d’improvisation fantasmée que de preuves. Avec Zia, elle part donc vers Marseille, Mimizan et autres lieux où passa Zora.
Fonctionnant principalement dans sa tête, Zia n’a pas trop de mal à surmonter les aléas de cet incertain voyage. Le comportement de Suzanne glisse vers une tension violente. Dans un camping désaffecté des Gorges du Tarn, les sœurs rencontrent Vautour. Tel est le pseudonyme de ce jeune marginal, qui ne se sent libre et bien dans sa peau que dans ce paysage-là. Un type va bientôt se trouver dans le coma, à cause de Suzanne. Avec Zia, elles vont faire d’autres rencontres, qui vont dramatiquement théâtraliser leur vie…
Je ne sais pas pourquoi on en est là. À ce point de non-retour. Je sais maintenant, précisément, qu’elle s’est bel et bien détachée, comme l’iceberg. C’est peut-être ça, la véritable errance.
Amateurs de puzzles, bienvenue dans l’univers de Suzanne. Ne comptez pas sur un policier chevronné ou un détective intuitif pour recomposer à votre place son portrait. Ni sur le docteur Saw, psy ayant suivi cette femme égarée, qui raconte son expérience en parallèle du récit. Dans sa lettre à Zia, il explique l’étrange rapport qui s’était établi entre Suzanne et lui. N’espérez pas que le bref résumé ci-dessus vous offre des clés, non plus. C’est au fil de la lecture que se dessine une image, qui garde des contours encore flous. Les pièces du puzzle passent sous nos yeux, parfois difficile à ajuster. Non pas qu’elles soient mal calibrées, mais c’est la vie et la vérité de Suzanne qui sont faussées.
Il est quelque peu nécessaire de se triturer les méninges, parfois d’extrapoler le simple récit. C’est bien ce qui offre sa singularité à ce roman, sinueux, différent, passionnant. Ce que confirme Jérôme Leroy dans sa présentation : “Séverine Chevalier tisse ensemble les fragments d’existence de ces trois femmes, ces trois solitudes. Son roman, surprenant de virtuosité narrative, est à l’image du corps déchiqueté de Zora : éclaté et parcellaire, raconté de différents points de vue dont aucun ne peut rendre compte totalement de la vérité puisque, dans un bon roman noir, il n’y a pas de vérité.”