Domi est un cadre commercial parisien. Âgé d’environ trente-cinq ans, il est marié avec Christine. Ils habitent dans le 10e arrondissement, du côté de la place Franz-Liszt. Leur brave chien noir, Laskar, est un groenendael ou berger-belge, vif au possible malgré ses neuf ans, assez craintif. La fête du Comité d’Entreprise de sa société s’est poursuivie en boîte de nuit, pour Domi et quelques collègues. Il s’est largement alcoolisé durant cette soirée inhabituelle. Pourquoi se voit-il tel un aventurier, tandis qu’il rentre chez lui en taxi à un horaire matutinal ? Dans ce club, il vient de rencontrer le grand amour. Elle s’appelle Armelle, c’est une mignonne blonde, employée de banque de vingt-cinq ans. Armelle est prête à le suivre pour le projet auquel il rêve depuis des années.
On peut être un responsable commercial pragmatique et éprouver des envies d’ailleurs. Ce qui excite Domi, c’est l’idée d’imiter l’écrivain Robert-Louis Stevenson. Du moins, de faire lui aussi son “voyage avec un âne dans les Cévennes”, tel l’Écossais en 1878. Partir de la Haute-Loire, traverser la Lozère, cheminer jusque dans le Gard, admirer pour de vrai les paysages escarpés et retrouver l’ambiance de la randonnée de Stevenson. Lors de cette soirée en boîte de nuit, Armelle a accepté de l’accompagner. Elle a indiqué son adresse sur un paquet de cigarettes. Pas encore vraiment désenivré, Domi repasse par chez lui, évite de réveiller Christine, quitte son domicile avec le chien Laskar. Entre-temps, il a cassé ses lunettes. Pas si grave, Domi a une paire de rechange à son bureau.
C’est ainsi que Laskar et lui vont traverser à pieds la moitié de Paris. S’il pense à certains écrivains, comme Marcel Aymé ou Jacques Perret, ayant raconté ce genre de périples, il se souvient surtout des fugues qu’il vécut dans sa prime jeunesse. Certes, Domi n’y voit pas trop clair, mais le trajet pourrait se faire sans incident. L’esprit à l’aventure, il va chercher néanmoins querelle à un quidam, au sujet d’un chantier interdit au public qui ralentit son parcours. “Ergoter, discutailler, perdre infiniment de temps à prouver ses droits”, Domi est sur ce point un Français bien ordinaire.
Vu que Domi va manquer de cigarettes et qu’il est dans le flou, il urge d’arriver – à six heures du matin – aux bureaux de la société qui l’emploie. Il ne peut échapper à une halte auprès du gardien de nuit, un drôle de bonhomme catarrheux. Avant d’inopinément croiser le PDG de l’entreprise, un monsieur bavard, agaçant quand on a la gueule-de-bois et besoin de l’air des Cévennes. Ce que Domi ne risque pas d’oublier, c’est l’adresse d’Armelle. Elle ne l’espère sans doute pas si tôt, mais il a tellement hâte d’aventure, avec ses surprises…
Le veilleur se trouvait être un personnage pitoyable : d’allure plutôt nunuche et de taille brève, des yeux jaunes veinulés d’incarnat, un nez cassé et rose à l’arête, le teint d’un sac de jute et l’haleine d’une charogne. Il picolait comme un boyard, égarant ses kils de rouge à tous les étages lors des rondes réglementaires et comme il était sujet également à une bronchite chronique, il se rinçait le gosier avec des sirops relativement opiacés, sans préjudice des tranquillisants qu’il croquait assidûment au motif d’une vie insignifiante.
Ces séduisants coquetèles faisaient alterner en lui une hébétude joviale et d’extravagantes colères ; au demeurant, le meilleur homme du monde, n’était la manie fatigante qu’il avait de ne pas vous lâcher la main de sitôt après l’avoir serrée…
De 1971 à 1988, le romancier A.D.G. (1947-2004) figura parmi les piliers de la Série Noire chez Gallimard, où furent publiés près de vingt de ses titres. Il fut récompensé en 1977 par le Prix Mystère de la critique pour “L’otage est sans pitié”. Écrivain et journaliste pour le moins sulfureux, il se démarqua des auteurs de sa génération en adoptant des positions marquées à l’extrême droite politique. Provocateur réac controversé sans doute, mais les idéologies opposées n’excluaient pas les sympathies personnelles, en particulier avec son confrère Frédéric Fajardie. S’il restait infréquentable, A.D.G. ne manquait pas de talent. Ce court roman présenté dans la collection "La petite vermillon" par l’écrivain Jérôme Leroy en apporte la démonstration.
Cette “Nuit myope” n’est pas une histoire criminelle. Ce roman court est une déambulation littéraire amusée à travers Paris, sur les pas d’un “navranturier”. De l’humour, le récit en regorge. Par exemple : “La friture immonde qui frétillait dans les eaux répugnantes fut dispersée par un poisson-chat assermenté : — Circulez, y a rien nageoires. Caudales, je vous dis.” A.D.G aimait les mots, et se servait à merveille du vocabulaire. Simple, l’idée du scénario ? Oui, ce qui n’empêche pas que ce roman soit enthousiasmant. À redécouvrir, dans cette réédition bienvenue.
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