À chacun de ses romans (“De bons voisins”, “Emergency 911”, “Le dernier lendemain”, “La tendresse de l’assassin”), Ryan David Jahn est un des rares auteurs qui se renouvellent totalement, toujours dans la plus parfaite qualité. Désormais disponible en format poche, “Le dernier lendemain” est un bel exemple de son talent…
Âgé de quarante ans, Eugene Dahl est livreur de lait à Los Angeles en 1952. Pendant onze ans, il fut auteur de bandes-dessinées sur la côte Est des États-Unis. Trois ans plus tôt, en manque de reconnaissance, il a abandonné pour s'installer à l'Ouest. Il ne désespère pas de lancer sa carrière d'écrivain. Même s'il ne dépasse guère la première ligne du chapitre Un. Son éditeur de bédés était James Manning. Plus connu dans la mafia sous le nom de La Machine. Cette activité lui permettait de blanchir l'argent sale. Manning vient d'envoyer en Californie son comptable depuis dix ans, Terry Stuart. En réalité, il s'agit de faire éliminer Stuart par Louis Lynch, son tueur-à-gages, accompagné de la rousse Evelyn, la fille (et employée) de Manning. C'est Eugene Dahl qui devra passer pour le coupable.
C'est dans la famille désunie de Sandford Duncan, onze ans, que tout a commencé. Sandy est le soufre-douleur du second mari de sa mère Candice. Celle-ci étant entraîneuse au Sugar Club, avec son amie Vivian, elle s'occupe peu du petit. Sandy a conçu un pistolet artisanal, avec lequel il tue son beau-père. Il ne peut pas nier le crime, la police trouvant rapidement des preuves accablantes. Sandy est envoyé dans un centre de détention pour mineurs, mais Vivian possède un moyen de pression sur le procureur du comté, Seymour Markley, des photos. Ayant de l'ambition politique, le procureur ne peut se permettre un scandale. Pour étouffer l'affaire Sandy, il va médiatiser la mauvaise influence des bandes-dessinées. En effet, le gamin a imité le héros d'une bédé d'Eugène Dahl.
Veuf depuis peu, Carl Bachman est un policier expérimenté. Certes, il a besoin parfois d'un peu d'héroïne pour tenir le coup. Le crime de Sandy, il l'a vite résolu. Avec un brin de tristesse, car il n'est pas insensible au charme de Candice. Mais ni la mère de Sandy, ni lui n'expriment leurs sentiments. La campagne anti-bédés du procureur, pas son problème. Par contre, il retient qu'existe un lien avec le mafieux Manning… La rousse Evelyn n'a eu aucun mal à séduire Eugene Dahl, jusqu'à bientôt devenir intimes. Entre-temps, Lynch est passé à l'action, butant un flic puis le comptable Terry Stuart. Eugene a vite compris le piège dans lequel il s'est fourré. Il masque les indices, et prend la fuite. Il va croiser le policier Carl Bachman, qui ne réagit pas avec assez de promptitude pour le coincer.
Pour la police et pour le procureur Seymour Markley, qui a récupéré un lot de photos compromettantes, le coupable est fatalement Eugene Dahl. S'adressant à son collègue et ami Darryl Castor, un musicien surnommé Fingers, Eugene s'est procuré une arme. En cavale, il est conscient de ne pouvoir faire confiance à Evelyn. Carl Bachman progresse dans son enquête, sans se précipiter car la culpabilité du laitier le laisse sceptique. Eugene élabore un plan digne des aventures de ses anciens héros de bédés…
Les temps sont bizarres. On vit sous la menace de l'arme atomique. Les hommes politiques crient aux communistes à tort et à travers. Malgré la désagrégation de la Ligue majeure de base-ball, Bâton-Rouge ainsi que d'autres villes du Sud persistent à interdire leurs terrains aux joueurs noirs (…) On observe des soucoupes volantes aux quatre coins du pays et l'Armée nie toute responsabilité. Le monde est plus effrayant que jamais, et ça ne s'arrange pas. Et quand les gens ont peur tout est possible.
Dans certains vieux airs de jazz, l'orchestre jouait en harmonie, laissant place selon la partition à des solos de chaque instrument, se répondant musicalement, et c'est ainsi que l'ensemble offrait des morceaux magnifiques. Voilà ce que l'on peut ressentir à la lecture de cette histoire présentant un chassé-croisé de situations parallèles, dirigées par le maestro Ryan David Jahn, excellent chef d'orchestre. L'intrigue utilise la mythologie des romans noirs, c'est vrai : un flic mal sans sa peau, un faux-coupable piégé en fuite, un caïd mafieux sans pitié, son tueur attitré, sa fille jouant la femme fatale, une entraîneuse exerçant un chantage, un procureur arriviste, etc. On voit ces protagonistes se succéder dans le chapitre quatorze, sorte de bilan du début de l'affaire. Le meurtre initial commis par le petit Sandy importera moins que la suite, fort animée, des événements.
Pour autant, l'auteur n'oublie pas le contexte sociologique de l'Amérique d'après-guerre. Aspect social, la mère de Sandy vivotant de son métier de taxi-girl, sans homme fiable pour lui offrir une vie décente. Époque florissante du Maccarthysme, et des répressions en tous genres. Le cas du musicien Fingers est éloquent sur les rapports raciaux de ce temps-là. Entre le Code Hays et la Chasse aux sorcières, Hollywood épurait à tous les niveaux. Dans ces conditions, même si elle est inventée dans ce scénario, une campagne contre la mauvaise influence des bandes-dessinées apparaît parfaitement plausible. Les États-Unis des années 1950 n'avaient pas que du positif, loin s'en faut. Ce cadre permet à l'auteur de développer de manière plutôt fascinante un solide sujet criminel, où jamais on ne se perd dans les méandres de la narration.