Aucun auteur n’a probablement écrit un polar se passant intégralement dans un cimetière. Ce genre de décor sert parfois à quelques scènes pathétiques. Des obsèques sous une fine pluie qui symbolise larmes et tristesse. Des funérailles où l’enquêteur espère repérer un assassin, venu par obligation ou par défi. Ça peut constituer le pivot d’une intrigue, quand le crime est commis dans un cimetière, ou quand le héros est attiré en ces lieux de façon obsessionnelle. Il y aurait quantité de titres à citer, certainement.
Que toute une histoire se déroule entre les murs d’un cimetière, on doute que l’expérience ait été tentée par des romanciers. Pourtant, une parfaite unité de lieu. Ont-ils craint qu’un tel décor soit trop statique, comme figé pour l’éternité ? Diable, ça ne manque pas, les détails à exploiter, y compris dans un modeste cimetière rural. Celui de La Chèze (Côtes d’Armor, 600 âmes) vaut sûrement celui du Père Lachaise, même s’il est moins prestigieux, moins visité. La centaine de tombes du petit cimetière de Montplaisant (Dordogne) n’a rien à envier à celui de Montparnasse.
Au fil des allées et des travées, rares sont les sépultures identiques, monumentales ou sans artifice, selon la volonté ou les moyens des défunts (mourir coûte cher, il est vrai). On verra un ou plusieurs majestueux caveaux de familles dans le carré des véritables autochtones, des habitants ancestraux de la commune. Quelques-uns sont délaissés, faute de descendants. Là-bas, peut-être un mausolée en souvenir d’une gloire locale enterrée ailleurs ? Pas si loin, des cyprès séculaires laissent-ils peu à peu la place à des arbres plus rachitiques, minés par la pollution ? N’y a-t-il pas un remarquable chêne ou un bon vieux sapin symbolisant on ne sait plus quoi ? Ceinturés de murs de pierres à l’ancienne ou en béton grisaillant, enfermés dans leurs tombes scellées, les défunts ne s’évaderont plus d’ici.
Quand on est mort, c’est pour longtemps.
Il est à noter que, fort heureusement, nos cimetières ne regorgent pas de victimes d’assassinats. Lorsque c’est le cas, les inscriptions sur les tombes évitent les précisions du genre : "À la mémoire de l’oncle Jean-Louis, célibataire fortuné, occis par ses neveux pour se partager l’héritage". Si l’affaire fit grand bruit en son temps, à part une poignée de commères venimeuses (il en existe encore), qui se souvient de ce crime vénal ? D’ailleurs, les aimables épitaphes sont passées de modes, hélas : "La coquette mémé Huguette nous laisse tant de souvenirs chouettes" est remplacé par une simple plaque "Souvenir", d’une affligeante banalité. Pauvre mémé Huguette, vous méritiez mieux !
Le cimetière, lieu de recueillement, cela empêche-t-il d’y placer l’action d’un roman ? On n’est pas obligé de penser à des saccages, des profanations, du vandalisme dû à des sagouins incultes, des malfaisants ivres, des satanistes d’opérette, ou autres sombres crétins provocateurs. Encore qu’une surveillance policière pour alpaguer les auteurs de telles dégradations, ça peut servir de base au récit. À condition qu’il y ait ensuite des trucidés au boulevard des allongés, c’est un minimum. Ou alors imaginons un rendez-vous après la fermeture du cimetière, entre chien et loup, tandis qu’une brume vespérale envahit l’endroit. Le tueur potentiel et sa future victime retardent la rencontre fatale. Un jeu de cache-cache autour des sépultures qui peut durer des heures, toute la nuit. Unité de temps, en plus.
Pour densifier l’ambiance, ponctuons-la de coups de feu sourds, chacun possédant un de ces revolvers munis de silencieux. Comme dans les films de Georges Lautner, un "plop" fuse de temps à autre. Un troisième protagoniste viendra-t-il perturber la vengeance en cours ? Apportera-t-il des révélations fracassantes sur ce qui motive la rivalité haineuse entre nos deux antagonistes ? Des rebondissements, il faut que ça bouge ! Tiens, un voisin trop curieux qui promenait son chien pointe le nez au portail ? Attention, il risque une balle perdue. Le clodo qui squatte l’appentis des services techniques municipaux ferait bien de déguerpir également, s’il est capable de sauter par dessus le mur d’enceinte.
Et voici que résonne un téléphone portable dans le silence nocturne. Premier appel, si un complice s’impatiente : “Ben quoi, toujours au cimetière, tu ne l’as pas encore abattu ?” Plus tard, à la seconde sonnerie du portable, c’est le commissaire Javert (connu de la France entière) qui prévient le coupable : “Les forces de l’ordre cernent le cimetière, sortez immédiatement les mains en l’air.” Ce policier croit-il vraiment que le criminel va se rendre sans résister, sans au moins cracher ce qu’il a sur le cœur ? Des rebondissements ne sont pas impossibles, d’ici le dénouement.
Tout un polar situé dans un cimetière ? Ça aboutirait sans doute à une accumulation de clichés, au mieux à une parodie tragi-comique. Finalement, abandonnons l’idée. Gardons juste une ou deux scènes, c’est suffisant. Revenons dans la réalité : vers la Toussaint, profitons de prendre l’air tout en rendant hommage à nos défunts, décédés de mort naturelle.