À Marseille, en mai 1981. Luc Rio est âgé d’une vingtaine d’années. Surnommé Louka, il est étudiant à la fac de Luminy. Il occupe une ex-chambre de bonne dans l’immeuble où habite sa grand-mère, Mamété, qui passe ses journées à écouter des chansons anciennes. La copulation avec sa voisine défraîchie n’excite plus guère Louka, qui préfère le petit cul rond de l’étudiante Lucie, vingt ans. Celle-ci appartient à la famille Barbelasse, membres de la bourgeoisie d’affaires phocéenne. Son oncle est politicien de droite, officiellement un modéré, mais entouré des gros bras du Service d’Action Civique gaulliste. Ça chauffe dans ce camp politique à la veille du 10 mai, d’autant qu’éclate le cas Maurice Papon. Ministre de Giscard, ex-Préfet de police contestable, il envoya jadis des Juifs à la mort.
Louka n’est pas vraiment politisé. Son parcours est déjà assez compliqué comme ça. Fils d’un truand abattu par la police, abandonné par sa mère, il a longtemps vécu dans des familles d’accueil, via la DDASS. Ce n’est qu’à sa majorité que Mamété s’est souvenue de lui. Il y a aussi "l’Ouncle", ancien complice de son père au temps de la French Connection, duquel Louka reste proche. Pas sûr que le vieux malfaiteur soit aussi rangé qu’il l’affirme, à vrai dire. C’est par son entremise que Louka va tenter sa chance au poker, et perdre une très grosse somme, à rembourser sans tarder. Néanmoins, le jeune homme ne compte pas renoncer à la Renault Fuego d’un jaune pétant qu’il vient d’acquérir. Sa combine pour se procurer du fric fonctionne encore, même s’il serait bon qu’il commence à se méfier.
En effet, Louka a trouvé une astuce pour détourner les versements des clients de l’agence bancaire où il est inscrit sous une fausse identité. Le directeur et deux spécialistes, des clones de Dupont et Dupond, examinent les mouvements bancaires et finiront sûrement par dénicher le fraudeur. Louka est déjà lancé sur une autre opération. Son ami Jeannot, traumatisé depuis la guerre d’Algérie, est employé aux Archives Départementales. Dans les documents transitant par lui, on retrouve des lettres de délation remontant à la 2e Guerre Mondiale. Faire chanter ceux qui, plusieurs décennies plus tard, ne voudraient pas que soit révélé cet aspect de leur passé, c’est jouable. Sans grands risques, puisque Louka utilise la boîte à lettres du voisin de sa grand-mère.
La dette de jeu serait remboursée sans trop de difficulté, s’il ne surgissait un problème. Ses amours avec Lucie, un moment contrariés, sont de nouveau au beau fixe. Ça se gâte du côté de "L’Ouncle", il fallait s’y attendre. Mamété écoute toujours en boucle ses vieilles chansons. Les électeurs giscardiens battus s’inquiètent pour leur argent, après la victoire de Mitterrand : le danger socialo-communiste les guettent. Tout en s’intéressant à la vie marseillaise à l’époque de l’Occupation, Louka est approché par Roland Barbelasse, oncle politicien de Lucie, en vue des prochaines Législatives. Quand un meurtre est commis dans son immeuble, et que son studio est saccagé, Louka sait qu’il doit être prudent…
Je n’avais qu’un seul but dans l’immédiat : fuir, ne pas me faire cravater. J’ai senti que le directeur sortait de l’agence derrière moi et allait tenter de me poursuivre. Ce gars n’avait ni la santé, ni la tenue pour espérer me rattraper. Il s’est contenté de hurler à l’adresse de deux flics en baguenaude en haut de la rue de Rome :
— Arrêtez-le, c’est un voleur !
L’ignare… J’ignore sur quelle planète il avait vu le jour. Certainement pas la phocéenne, parce qu’ici les condés n’arrêtaient jamais les voleurs ! Les deux flics ne l’ont même pas calculé, ils ont poursuivi leur chemin comme si de rien n’était. Tandis que le pauvre directeur s’égosillait sur les dérives d’une société française dont les représentants de l’ordre s’avéraient incapables de protéger les citoyens, j’ai traversé la rue de Rome en me faufilant dans une circulation dense…
Ce roman entraînant de Maurice Gouiran possède une multitude de qualités. D’abord, par sa facette purement "polar", puisqu’il est question de banditisme, de chantage, et autres moyens illégaux de se procurer rapidement un maximum d’argent. Voilà trente-cinq ans, l’informatique balbutiante permettait des arnaques bien plus rentables que les braquages. Héritier de la truanderie paternelle, Louka teste ces méthodes nouvelles avec un certain succès. Ce qui n’exclut pas un meurtre, dans cette affaire. S’il veut mener à bien tout ce qu’il a en cours, le quotidien du jeune homme ne connaît pas de temps mort. Cela nous garantit un récit mouvementé, pour notre plus grand plaisir.
Une autre qualité essentielle, c’est le contexte. L’auteur évoque des épisodes méconnus ou oubliés du passé dans ses romans. Ici, l’Histoire de Marseille entre les années 1940 et 1980 apparaît en toile de fond. Les odieuses lettres de délation et le marché noir durant la guerre, les trahisons au sein des réseaux de Résistants, les compromis politicards qui sont de mise dans la cité phocéenne, la hautaine bourgeoisie financière qui ne vaut pas mieux que des petits commerçants magouilleurs, sans oublier les cadors du banditisme toujours aussi dangereux. Le portrait dressé par Maurice Gouiran n’a rien de démonstratif, ni de caricatural : la réputation malsaine de Marseille n’est pas un mythe, on le constate.
L’auteur nous invite à sourire : le pseudonyme utilisé par Louka pour son compte bancaire n’est pas anodin. L’atout ironique de cette intrigue réside dans la période choisie, en mai 1981. Ceux qui l’ont vécue se souviennent, aussi bien des espoirs suscités chez les uns par l’élection de François Mitterrand, que de la panique des autres face à une défaite qu’ils ne digéraient pas (devenus "l'opposition", ils se qualifiaient toujours "d'ex-majorité"). Si le personnage de Louka ne prend pas parti, par rapport aux nantis telle la famille de Lucie, il se sent quand même "de l’autre côté de la barrière sociale". Citons enfin l’évocation de la scandaleuse affaire Papon, rappelant aux Français la connivence scabreuse entre quelques grands notables politiques et le nazisme.
Avec “Le printemps des corbeaux”, le chevronné Maurice Gouiran nous présente un de ses meilleurs romans, un polar plein de péripéties et riche en rappels historiques.
Lire aussi mes chroniques sur quelques autres romans de Maurice Gouiran.
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