L'univers de Romain, ce sont les rues parisiennes. Pas exactement en flâneur appréciant le décor, car il est aujourd'hui SDF, à quarante-neuf ans. Romain a tenu une librairie rue de Charenton, avec Virginie, et repense parfois à cette période heureuse de sa vie. Il fait la manche, s'alimente dans des commerces où la bière est moins chère. S'il est basé dans le 4e arrondissement, c'est aux bains-douches publics du 5e qu'il s'efforce de rester propre. Grâce à la complicité de Sarafina, native du Liberia. Des putes venant des pays de l'Est, il en côtoie sur les trottoirs. Il n'a sympathisé qu'avec Yuliya, une Biélorusse tapinant depuis deux ans dans le secteur. Elle a perdu ses illusions, elle aussi, son proxénète Danik usant parfois de méthodes radicales. Il paraît très mécontent que la jeune femme fréquente des clodos tels que Romain.
Le capitaine Thiéré, du commissariat de police du 4e, a compris que Romain était un SDF moins déclassé que les autres. Pas question de jouer les indics pour autant, mais il n'est pas mauvais de garder de bonnes relations avec un flic. D'autant que Paul, clochard bègue du quartier, vient d'être abattu par des types dans une grosse bagnole. Pas vraiment de témoins : “Un SDF qui s'effondre… Il faut un moment pour que ça commence à émouvoir quelqu'un...” résume le policier Thiéré. Peu après, c'est un autre clodo prénommé Richard qui est retrouvé assassiné, cramé dans son caddie. Romain les connaissaient assez bien tous les deux. Il n'est pas suspecté, mais le flic aurait besoin d'infos. Le cadavre d'une troisième victime, encore un SDF, est repêché au bout du port de l'Arsenal, au niveau de l'écluse du Pont Morland.
Avant même cette série de meurtres, Romain pressentait le drame : “Il y a cette odeur aigre du danger, son imminence que la rue vous enseigne. Sans pouvoir en déterminer les causes et les effets, je sais qu'il rôde.” Ces crimes, il pense en discerner le motif, et ne se trompe probablement pas quant aux exécutants. Il sait à qui s'adresser pour en obtenir confirmation. Quand un Nigérien est agressé, Romain intervient contre les tueurs. Mais l'Africain apeuré, sans aucun statut légal, a rapidement fui les lieux. Il ne s'agit pas d'une simple altercation, d'un incident sans conséquence. Même si ce n'est pas de gaîté de cœur, Romain ayant été repéré par la vidéo-surveillance, il n'a pas d'autre choix que d'aider la police. Toutefois, il ferait mieux de ne pas revenir dans certains endroits. Pour les tueurs patibulaires, il risque de devenir une cible à son tour…
Retour sur une novella publiée à l'automne 2015 dans la collection dirigée par Marc Villard aux Éditions In-8. Il s'agit là d'un texte d'une soixantaine de pages, une longue nouvelle de Jean-Luc Manet, qui en a publié beaucoup. C'est dans le Paris des laissés-pour-compte qu'il nous entraîne. En filigrane, on aperçoit "un accident de la vie" qui a obligé son héros à descendre l'échelle sociale. Pas de misérabilisme caricatural, néanmoins, car Romain est de ceux qui essaie de conserver une allure présentable. Et un cerveau actif, pas trop embrumé par l'alcool. Comme tant de ses congénères, il survit dans la rue, gardant malgré tout une dignité.
Le style narratif fluide et imagé est fort séduisant. En témoigne ce passage, où Romain vient d'être tabassé : “Je me relève encore un peu groggy. Je rassemble mes neurones, mes fringues aussi, disséminées sur le trottoir par l'ouragan. Mes côtes résonnent un peu. La répartition des douleurs a au moins le mérite de me faire oublier l'abcès qui me chatouille les molaires. Un rétroviseur me répond que je n'ai pas reçu de heurts trop flagrants.” Qualité d'écriture non négligeable, qui permet une tonalité enjouée : “On n'est loin des hymnes d'Hugues Auffray, n'empêche que dans un wagon de métro aussi, on tient bon la barre et tient bon le vent.” Le fond de l'intrigue offre une noirceur criminelle, bien sûr. Excellente histoire, dans un format court idéal pour ce genre de récit.