Âgé de treize ans, Tyrone Bradoux a l'air d'un enfant de sept ans. Il a été “électrochoqué” par la disparition de sa mère, quelques années plus tôt. Tyrone est devenu sourd-muet ou, du moins, il ne s'exprime plus et ne paraît plus entendre. Pourtant, il perçoit bien les aboiements de son chien Biscoto, ainsi que les paroles des gens. À l'école primaire, il suit une scolarité un peu décalée. Son père s'étant remarié avec Chloé, Tyrone a volontiers adopté sa nouvelle mère. Elle a deux enfants, Edgar et Saskia, déjà adolescents. Harmonieuse famille recomposée, les Bradoux habitent Lanormale-les-Ponts, une ville que rien ne distingue des autres.
Le parti politique populiste les Lucioles séduit beaucoup d'électeurs. Ils organisent des kermesses, se montrent serviables envers leurs concitoyens. Leurs actions sur le terrain ne manquent pas de générosité. On les reconnaît aisément à leurs tenues noires à points blancs, leur béret noir. Dans les écoles, ils expliquent que le monde sera meilleur grâce à eux. Edgar et Saskia sont enthousiastes, leurs parents beaucoup moins. Il est logique que les Lucioles gagnent les élections nationales. Tyrone a suivi de près le scrutin. Le pays adopte les noires couleurs des Lucioles. Il va y avoir du changement, pour le bonheur de tous. Ça commence quand même par une grande quantité d'interdictions.
L'endoctrinement a bien fonctionné, concernant Edgar et Saskia. Enrôlés par les Lucioles, ils ont quitté la maison. Il est bien normal que l'épicerie exotique où se fournissait le père de Tyrone soit fermée, car les produits étrangers sont proscrits. C'est aussi l'évidence pour les livres, étrangers ou pas, et tous les produits culturels : plus question de pervertir le peuple avec ce qui leur permet de réfléchir. Lors de la fête obligatoire célébrant la victoire du Grand Chef des Lucioles, celui-ci fait un admirable discours, avant que l'on procède à un autodafé pour détruire tous les mauvais livres. Heureusement que la milice des Lucioles veille et surveille, que dans leurs uniformes seyants ils sanctionnent les récalcitrants.
La société nouvelle s'installe, n'offrant des privilèges qu'aux partisans les plus zélés des Lucioles. Les vieux, les malades et les handicapés n'ayant pas leur place dans une société si pure, des expériences eugénistes y remédieront. Le changement vers ce monde parfait promis par les Lucioles ne va pas sans sacrifices. Les parents de Tyrone doivent accepter un autre métier, très fatigant pour son père. Il n'est plus raisonnable de manger autant, il est légitime que la population soit soumise à des restrictions. Tyrone et son chien Biscoto restent chez eux, ne sortant qu'en cachette. Jusqu'au jour où l'animal disparaît. Au bout d'un an de ce régime politique, la situation s'est nettement dégradée pour le peuple. Une étape encore plus sévère s'annonce pour ceux n'appartenant pas à l'élite des Lucioles…
Le narrateur étant un enfant, on peut apposer l'étiquette "roman jeunesse" sur ce livre. Il est bon, néanmoins, de préciser que cette histoire s'adresse aux publics de toutes les générations. En particulier aux lectrices et aux lecteurs en âge de voter. Car si, en termes simples, l'auteur rappelle le sens et les modalités d'une élection, c'est aussi une manière d'en souligner l'importance. Aucun scrutin n'est sans conséquences, chacun (y compris les abstentionnistes) doit en être pleinement conscient. Justement, ce sont les effets de ces élections qui constituent le thème de cette fiction. Du scénario fictif à la réalité, il n'y a qu'un pas, qu'il est prudent de ne pas franchir.
Certes, on a le droit de penser qu'une société idéale, heureuse et conviviale, va d'abord exclure et rejeter, qu'elle commencera par interdire et par réprimer. Que son but supposé bienveillant sera de remplacer la liberté par des obligations strictes, et d'imposer un nivellement minimaliste. On peut rêver au miracle, quand un parti hurle avec les loups, confirme les récriminations de l'opinion publique, émet des promesses n'engageant que ceux qui y croient. Toutefois, soyons sûrs que la démocratie sera en péril. Et que ces futurs maîtres seront bien plus corrompus que les précédents, et nettement plus cruels. L'Histoire l'a maintes fois démontré, il suffit de s'en souvenir.
Auteur de nombreuses nouvelles et de romans, Jan Thirion est décédé en mars 2016, à l'âge de soixante-quatre ans. Dans “Les Lucioles”, sous couvert de la candeur enfantine, il met en garde contre la dictature obscurantiste, le totalitarisme qui guette nos pays. Les solutions radicales et extrêmes ont toujours causé grand tort à la population. C'est ce danger qu'illustre brillamment le regretté Jan Thirion dans ce polar de grande qualité.