Franck Bouysse : "Grossir le ciel" (Le Livre de poche, 2016)
Les Cévennes ne se résument pas à des sites accueillant le tourisme. Vers les sommets de Lozère, on trouve encore certains villages et hameaux où la population n'a guère d'estime pour la modernité. Les émissaires du Crédit des Agriculteurs sont bien vite renvoyés à leurs banques citadines. Certes, il y a des gens qui s'enrichissent. Tel l'exploitant agricole Jean Paradis qui rachète toutes les terres du coin, ou le maire du Pont-de-Montvert avec sa scierie. À l'inverse, le hameau isolé Les Doges abrite les fermes de deux ours, des solitaires bien heureux que le monde ne s'occupe pas d'eux.
Quinquagénaire célibataire, le paysan Gustave Targot (dit Gus) vit dans la ferme héritée de sa famille, avec son chien Mars. Dix-sept vaches Aubrac et huit veaux, c'est bien assez de travail pour lui, sans compter l'entretien de ses terres. Son voisin, c'est le veuf Abel Dupuy, septuagénaire. Tous deux sont un peu chasseurs. Ils ne se fréquentent pas tant, juste pour échanger des outils agricoles, parfois boire un verre ensemble. Leurs familles ont été longtemps en bisbille pour des motifs oubliés. La méchanceté des parents de Gus, père buveur et mère agressive, était notoire. Seule la grand-mère lui apporta, jadis, un peu d'affection.
Ce mois de janvier est particulièrement rude. Ce jour-là, il entend cris et coups de feu du côté de chez Abel. Il y a des traces de sang dans la neige. S'il est intrigué, ce n'est pas son voisin qui lui fera des confidences. Tracassé, Gus surveille quelque peu Abel, au risque de laisser des signes de son passage dans la neige. Après tout, il se peut que par accident, Abel ait tué son chien, comme il le dit. Ça pourrait raviver les tensions entre eux, ce petit mystère. Ayant chopé la crève, Gus n'a pas besoin de telles complications. Gus n'ait jamais été pratiquant. Quand un Évangéliste se présente dans sa ferme, même si ce “suceur de Bible” n'est pas antipathique, Gus le reçoit avec son habituelle rudesse…
Un monde en voie d'extinction, sûrement. Néanmoins, notre ruralité vaut bien celle d'ailleurs. “Ici, les lignées [familiales], elles s'éteignent toutes les unes après les autres, comme des bougies qui n'ont plus de cire à brûler. C'est ça le truc, la mèche, c'est rien du tout s'il n'y a plus de cire autour, une sorte de pâte humaine. Si bien que l'obscurité gagne un peu plus de terrain chaque jour ; et personne n'est assez puissant pour contrecarrer le projet de la nuit.” Paysages enneigés et ombreux, conservant une étincelle de vie, fut-ce à l'ancienne. Dans la tradition des taiseux où même les silences ont un sens. Gestes ancestraux et ambiance au ralenti, voilà ce que décrit admirablement Franck Bouysse. Pas moins violent qu'ailleurs, juste d'une autre nature, le crime a aussi sa place dans ces petits univers-là. Belle intrigue pour un roman fort bien écrit, un suspense à découvrir. (Disponible le 6 janvier 2016)
James M.Cain : "Bloody cocktail" (Folio policier, 2016)
Âgée de vingt-et-un ans, Joan vit à Hyattsville, au cœur des années 1950. Elle a un fils d'environ trois ans, Tad, né de son mariage avec Ron Medford. Fils d'un notable de cette petite ville du Maryland, le mari de Joan était un bon à rien, qui brutalisait Joan et Tad. Après une dispute conjugale, Ron a trouvé la mort dans un accident de voiture. C'est Ethel Lucas, la sœur du défunt, qui a pris provisoirement en charge le petit Tad. Elle cache mal son intention de le garder, elle qui ne peut avoir d'enfant. Ethel accuse sa belle-sœur d'avoir provoqué la mort de Ron. Le sergent de police Young ne gobe pas ces affirmations. Son collègue l'agent Church est plus sceptique.
Veuve désargentée sans métier, Joan doit trouver au plus vite de quoi vivre, afin de récupérer son fils. Le sergent Young lui conseille de s'adresser au Garden of Roses, le restaurant de Mme Bianca Rossi, situé non loin de chez elle. Joan étant une fort jolie femme, elle est immédiatement engagée au bar à cocktails de cet établissement. Avec sa collègue plus âgée Liz et le barman Jake, tout va bien. Dès le premier jour, le riche habitué Earl K.White III est séduit par la nouvelle serveuse. Ses premiers pourboires servent à Joan pour renflouer quelques dettes, mais elle va être trop occupée pour récupérer Tad. Peu après, White fait don d'une grosse somme à Joan, qui règle tous ses impayés, et place l'argent en achetant une maison qu'elle met en location.
Ami de Bianca Rossi, Tom Barclay est un beau jeune homme, promis à un bel avenir si ses idées se concrétisent. Quand son ami Jim Lacey a des ennuis avec la Justice, Tom cherche quelqu'un pour couvrir la caution de celui-ci. Bénéficiant désormais d'une certaine aisance, Joan accepte de les aider. Lacey va causer des embrouilles risquant de pénaliser financièrement Joan. Puisque la police ne paraît pas très active pour retrouver le fuyard, la jeune femme et Tom doivent s'en occuper…
James M.Cain (1892-1977) fait partie des grands noms du roman noir, des précurseurs du genre. “Le facteur sonne toujours deux fois”, “Mildred Pierce” ou “Assurance sur la mort” figurent parmi ses grands succès. Il restait au moins un roman inédit de James Cain, dont l'éditeur américain nous raconte dans la postface comment il l'a retrouvé. Il ne s'agit pas d'un ouvrage inachevé, mais bel et bien d'une histoire dont il fallait composer la version finale (car il y en avait plusieurs). Le moins qu'on puisse dire, c'est que le remarquable résultat est digne des meilleurs titres de James M.Cain. Un magnifique roman noir “de tradition”, parfait exemple d'intrigue de qualité supérieure, en particulier par la souplesse narrative et les portraits des protagonistes. (Disponible dès le 14 janvier 2016)