C'est Octave, cinq ans, “un petit garçon joli comme un ange, aux yeux bleus, aux boucles dorées, intelligent”, qui observe et raconte les mésaventures de ses parents, et de ses six frères et sœurs. Octave joue un rôle quelque peu fantomatique parmi eux. Toute sa famille habite dans le château du grand-père, le docteur Albert Ade. Cet aïeul apparaît sévère, car il se veut garant de l'hérédité familiale, d'une droiture sans faille. Quand Ernest, l'aîné de ses petits-enfants, sort de prison pour une condamnation après un petit vol, le grand-père le chasse de sa propriété. M.Cueille, l'amoureux de Clémence, sa petite-fille de dix-neuf ans, espère se marier avec la jeune fille. Ayant aussi un vague antécédent délictueux, M.Cueille se voit refuser par le docteur Ade d'épouser Clémence.
Les parents d'Octave sont de retour de voyage, accompagnés de M.Khan, l'assistant du père de famille. Cet Indien semble attiré par Madame Ade, peut-être parce que celle-ci affiche un esprit troublé plutôt que par amour. Il finira par quitter le château, disparaissant dans des circonstances bizarres. Le père d'Octave voudrait savoir où son épouse cache le petit Alfred, enfant du couple que personne n'a jamais vu. Si le grand-père médecin est un homme de rigueur, son fils n'est qu'un freluquet. Le plus fort de la famille, c'est Charles. Âgé de quatorze ans, il est grand, musclé, et cruel. Méchant de nature, excessif en tout, il ne craint guère les corrections physiques que lui inflige sa sœur Clémence. Étrangler toute sa famille et mettre de l'argent de côté semblent ses deux obsessions.
Paralysé à la suite d'une "attaque", le grand-père médecin est bientôt retrouvé pendu. Le petit Octave a vu rôder une étrange Bête dans la propriété. Ce pourrait être une des sales idées de son frère Charles, pour effrayer son entourage. Toutefois, la Bête apparaît encore bien plus dangereuse, sans doute meurtrière. Un certain Lefort, docteur défiguré, s'installe dans une maison sans confort proche du château. Charles et lui sympathisent lors de visites nocturnes de l'adolescent chez Lefort. Malgré son incontestable force physique, le jeune Charles s'avère plus faible à la lutte que le médecin défiguré.
Il est probable que ce nouveau venu ait de mauvaises intentions, concernant les habitants du château. Sa violence visant des figurines ensorcelées indique sa volonté destructrice. D'ailleurs les décès vont maintenant se succéder dans la famille Ade. Certes, noyades et chutes mortelles peuvent toujours être attribuées à de la malchance, ou au hasard. Malgré sa paranoïa, la mère d'Octave n'en croit rien. Elle est décidée à protéger coûte que coûte l'invisible enfant Alfred. Contre son mari ou contre la Bête rôdant pour tuer ? Bien que des policiers surveillent la propriété, seront-ils assez forts pour arrêter le criminel ?…
De son vrai nom Adrien Sobra (1897-1985), Marc Agapit fut l'auteur-phare de la collection Angoisse du Fleuve Noir, produisant deux à trois titres par an de 1958 à 1974. Professeur d'Anglais célibataire, c'est à la soixantaine qu'il écrivit ces romans où règnent la mort et des ambiances étranges. “Une œuvre magistrale dont les thèmes récurrents sont l'Enfer et la mythologie et qui, bien que résolument fantastique, a des accointances avec le policier” écrit François Guérif dans le "Dictionnaire des Littératures Policières" de C.Mesplède.
Les intrigues de Marc Agapit sont servies par deux grandes qualités. D'abord, la fluidité de la narration, sachant que bon nombre de ces histoires sont racontées par des enfants. Candeur et imaginaire enfantin, face à des situations glauques et morbides, le contraste fonctionne à merveille. Autre élément capital, la non-dramatisation du récit : l'auteur ne surenchérit pas dans le spectaculaire, il garde volontairement un côté factice. Il présente des monstres fort laids, des personnages violents, des silhouettes inquiétantes, et cultive le mystère. Néanmoins, on sourit autant que l'on tremble en lisant ces aventures.
Les rééditions de romans de Marc Agapit sont rares, hélas. C'est à l'initiative de l'écrivain Philippe Vasset que “Greffe mortelle” paraît à nouveau (pour un prix modique) dans la collection "Mille et une nuits". Heureuse idée, et bel hommage de sa part en préface de cet ouvrage. Il n'a pas tort de souligner que la littérature populaire a toujours été négligée par les beaux esprits, mais également qu'existe un ostracisme envers les auteurs français singuliers tels que Marc Agapit : “Personne ne conteste la valeur de Philip K.Dick, de H.P.Lovecraft ou de Stephen King, pour ne citer que des monuments. Tous viennent de pays où les frontières entre les genres sont plus poreuses qu'en France, et tous ont été célébrés chez eux avant d'être publiés ici. Mais des auteurs d'espionnage, de fantastique ou de terreur français, ça n'existe pas.”
Grâce à “Greffe mortelle”, les lecteurs actuels sont invités à redécouvrir le talent d'un de nos excellents auteurs d'antan, afin que Marc Agapit et son œuvre restent logiquement dans les mémoires.