À Tokyo, en 1925. Minoura est un employé âgé de vingt-cinq ans, d'un caractère réservé. Il est amoureux de Hatsuyo Kizaki. Partageant ses sentiments, cette jeune fille de dix-huit ans lui raconte ce qu'elle sait de sa propre vie. Elle a été adoptée, mais garde des bribes de souvenirs d'avant ses trois ans, des images d'une île. Hatsuyo confie à Minoura le registre généalogique de la famille Higuchi, qui pourraient être ses vrais ancêtres à elle. Plus âgé que Minoura, son ancien colocataire Michio Moroto prétend alors se marier avec Hatsuyo. Certes, par sa profession de chercheur en médecine, il a du prestige. Pourtant, il serait étonnant que cet homosexuel qu'est Moroto soit attiré par une jeune fille. Hatsuyo a remarqué un inquiétant octogénaire, vieillard ridé et voûté rôdant autour de chez elle.
Peu après, la jeune fille est assassinée dans sa chambre, alors que la maison de sa mère adoptive était verrouillée. On a volé sa paye, et une boîte de chocolat. Ni empreintes, ni traces du coupable ne sont décelables. La police soupçonne vaguement la mère. Minoura s'adresse à son ami Miyamagi, détective amateur déjà chevronné. Il ne croit pas non plus au cambriolage. C'est comme un tour de prestidigitation, ce crime en chambre close. Il va enquêter de son côté, tandis que Minoura exploite un indice, un grand vase émaillé. Un second vase identique a été acquis par Michio Moroto, auprès du brocanteur voisin de chez Hatsuyo. Pensant avoir situé le repaire du criminel, le détective Miyamagi a reçu une lettre de menaces. Il ne dévoile pas encore ses trouvailles à Minoura.
Miyamagi est assassiné sur la plage, en public, poignardé comme Hatsuyo, en présence de témoins qui n'ont rien vu et d'enfants. Minoura n'a rien pu faire non plus. Alors qu'il se rend chez Moroto, il croit apercevoir l'inquiétant vieillard ridé. Moroto s'est improvisé à son tour détective. Pour le meurtre de la jeune fille, il pense qu'il y a un "effet d'angle mort" faussant le raisonnement. Moroto émet une hypothèse très plausible. Quant à la mort de Miyamagi, il l'explique assez simplement. Toutefois, le tueur n'est pas l'instigateur de ces crimes. Moroto a réussi à amener chez lui le double assassin, mais il est abattu d'un coup de feu avant qu'il ne révèle le peu qu'il sait sur le commanditaire.
Minoura et Moroto étudient le registre généalogique d'Hatsuyo et des Higuchi. Ils lisent aussi le carnet de confessions d'une jeune fille confinée toute sa vie sur une île. Hide-chan a reçu un peu d'éducation, mais son existence reste fort étrange, dans cet entrepôt avec vue sur la mer. Tandis que le policier Kitagawa s'intéresse au cirque Ozaki, Moroto raconte à son ami Minoura ce qui furent ses origines, et pourquoi il pratique la vivisection dans le cadre de ses recherches médicales. Le duo va poursuivre ses investigations à l'extrémité du Kishû, vers une île isolée, celle de la caverne rocheuse. Avec son "gouffre du Diable", ce lieu a mauvaise réputation chez les pêcheurs locaux. C'est dans les entrailles de l'île que, non sans prendre des risques, Minoura et Moroto espèrent en découvrir les secrets…
Ce roman d'Edogawa Ranpo (1894-1965), initiateur de la littérature policière au Japon, est fascinant pour diverses raisons. Si la plupart des ouvrages de cet écrivain ont été publiés aux Éd.Philippe Picquier, celui-ci restait indisponible en français, semble-t-il. Il s'agit donc d'un inédit, traduit dans un langage très vivant par Miyako Slocombe.
Voilà, en effet, une deuxième particularité de ce suspense. À l'origine, c'est sous forme que roman-feuilleton que fut publiée cette histoire, vers 1929-1930. Admirateur d'Edgar Poe et des classiques du roman policier occidental, l'auteur en utilise les codes, adaptés à la culture japonaise. Surtout, on remarque une tonalité narrative très fluide, moins lourde que dans beaucoup de "feuilletons" d'alors. D'ailleurs, le héros Minoura s'adresse aux lecteurs, témoignant sur le mode "Vous n'allez pas y croire, bien que tout soit vrai".
L'ambiance est chargée de mystère, dans cette enquête avec une touche de fantastique. Çà et là, on trouve des allusions aux œuvres des maîtres du genre policier (et à un roman de H.G.Wells). Si l'érotisme est évité, Edogawa Ranpo paraît indiquer que l'homosexualité n'est pas si taboue dans la société japonaise de l'époque. Il entraîne ses personnages dans des tribulations riches en énigmes et en péripéties, des aventures mouvementées et dangereuses. Une intrigue impeccablement construite, pour un roman d'une indéniable qualité supérieure.