En 1938, la situation politique du Brésil est instable. La dictature de Getúlio Vargas est contestée par d'encore plus radicaux. Autoritaire chef de la police, le capitaine Filinto Müller inspire une certaine crainte à beaucoup de gens. C'est plutôt du mépris qu'éprouve envers lui le commissaire de police Mello Noronha, à Rio-de-Janeiro. Il est assisté de Valdir Calixto, policier peu compétent, à la réflexion limitée… Surnommé Charon, comme le passeur des Enfers, le patron de la société funéraire Styx est un homme riche. À cause du souvenir de sa grosse mère, infernale pour son père et lui, Charon a développé une haine colossale contre les femmes grosses. Il a décidé d'en supprimer quelques-unes. Il a une astuce pour attirer ces gourmandes. Puis, il les “traite” dans son repaire, ancien abattoir où il exécute des recettes de cuisines d'origine portugaise, associées à chaque victime.
Charon finit par exposer les cadavres de ses quatre victimes ensemble, dans une mise en scène digne du “Déjeuner sur l'herbe”. C'est Mello Noronha qui hérite de l'enquête. Malgré les communiqués officiels, et bien qu'il s'agisse de jeunes femmes de bonnes familles, on ne peut pas dire que les investigations avancent. C'est alors que Tobias Esteves lui offre son aide. Celui-ci n'a pas toujours été propriétaire de pâtisseries à Rio. Au Portugal, il fut inspecteur de police. Il dut s'exiler à cause d'une affaire fumeuse, à laquelle étaient mêlés le poète Fernando Pessoa et le mage anglais Aleister Crowley. Le commissaire accepte de l'associer à l'Affaire des Étouffées, comme l'appellent les médias. Après les obsèques en commun des quatre grosses victimes, organisés par la société Styx, Tobias Esteves étudie les dossiers, proposant ses premières déductions, certes aléatoires.
Une cinquième victime, la prostituée polonaise Małgorzata Tolowski, est découverte morte au cinéma Le Plaza. Cette fois, une recette de bananes meringuées des Açores sert de complément à la mise en scène morbide. La belle et chevronnée reporter photographe Diana de Souza Talles, d'une famille fortunée, se joint bientôt au trio d'enquêteurs. Elle a suivi sur place la Guerre d'Espagne, va participer (sans succès) à la course automobile du Grand Prix de Gávea. C'est dire que Diana ne craint pas de suivre les trois autres dans le quartier mal famé du Mangue. Ils y interrogent la proxénète Mme Gisèle, et rencontre le riche clown nain Rodapé, amoureux de la Polonaise au point de payer ses obsèques. La reporter publie un article afin de mettre en garde les femmes grosses de Rio, quel que soit le milieu social auquel elles appartiennent.
Pour Tobias Esteves et Diana de Souza, le profil psychologique du tueur indique qu'il a été perturbé par une mère grosse. À cause d'une tentative de putsch déstabilisant l’État, ce qui entraîne davantage de contrôles, Charon a été obligé d'interrompre ses actions. Mais, alors que le football mobilise les esprits, il lui est possible de recommencer. Il vise une religieuse, sœur Maria Auxiliadora, après avoir filé cette nonne dans le tramway. Sans doute faudra-t-il ruser pour que les quatre enquêteurs piègent le coupable…
Jô Soares s'est fait connaître en France dès 2000 avec “L'homme qui tua Getulio Vargas”, puis rencontra une certaine consécration avec “Élémentaire, ma chère Sarah !”, ainsi que “Meurtres à l'Académie”. Finalement, “Les yeux plus grands que le ventre” n'est que son quatrième roman traduit en français. Il s'agit d'une délicieuse comédie policière. Ce qui apparaît méritoire, car l'époque choisie n'était sûrement pas si drôle pour les Brésiliens. Le pouvoir est dictatorial, soutenu par la classe dirigeante de l'Estado Novo, proche du régime aussi peu démocratique régnant au Portugal. Certes, la vie continue dans le pays, et l'on ne semble pas y manquer de nourriture. Mais la propagande est très présente, et la répression est active quand Filinto Müller en décide ainsi.
C'est un quatuor improbable d'enquêteurs qui nous est présenté. Le débonnaire policier Noronha et son adjoint Calixto comptent beaucoup sur les ressources de Tobias Esteves et Diana de Souza pour résoudre l'Affaire des Étouffées. Le récit est fort souriant, avec des formules telles “Un agnostique, c'est un athée qui a la trouille” ou “Moi, j'aime mieux une veillée funèbre de riche qu'un mariage de pauvre.” La gourmandise est à l'honneur : quelques recettes de cuisine sont sommairement indiquées dans le texte, qui est agrémenté çà et là d'illustrations ajoutant un côté très plaisant. Si ce polar est original et divertissant, d'un humour intelligent, il est également très bien documenté sur le Brésil d'alors. Un véritable régal, un roman policier à déguster.